À la recherche d’un vieil Antonio

mis en ligne le 3 octobre 2013
1717ChiapasDeuxième jour d’école
Mardi 13 août, réveil vers 6 heures du matin, avec les chants tapageurs des coqs de la communauté, suivis de quelques coups timides contre ma porte, ceux de mon votán, qui attend que je me lève. Une fois debout, direction la cuisine pour le petit déjeuner. La femme et la fille de José Martínez, sans doute levées depuis une bonne demi-heure, sont déjà au travail : l’une moule une pâte de maïs, l’autre fait cuire les tortillas. La petite cuisine, qui fait aussi office de salle à manger, baigne dans la douce odeur de café, lequel chauffe sur le grand four. Pour ce premier petit-déjeuner (oui, il y en aura un autre), je me contente de quelques biscuits et d’une tasse de café bien chaud ; idem pour mon votán.
À 7 h 30, après la toilette et un nouveau petit déj (cette fois composé de tortillas et de frijoles), José Martínez me confie une machette qu’il vient d’affûter devant mes yeux et m’explique le programme de la matinée : travailler sur une milpa, une plantation de maïs. Nous partons dans la foulée, à pied, sur une route de terre. Le trajet dure une bonne heure, sous un soleil bien présent mais encore léger. Une fois arrivés au champ, nous nous enfonçons à travers les hauts plants de maïs (environ deux mètres de hauteur) et montons (oui, la milpa est sur une pente, plutôt raide d’ailleurs) jusqu’à la partie sur laquelle nous travaillerons. Là, mon votán m’explique comment utiliser ma machette pour couper tout ce qui n’est pas du maïs entre les plants, autrement dit les mauvaises herbes qui, si elles viennent à trop grimper, pourraient étouffer les cultures. Cette tâche qui, comme ça, peut paraître assez simple ne l’est plus vraiment quand on se rend compte qu’il faut l’exécuter assez rapidement tout en étant suffisamment minutieux pour ne pas trancher les plants de maïs. Je pourrais écrire que ce contact avec la terre fait un bien fou, qu’on reprend conscience d’appartenir à un tout (lequel ?), mais je risquerais de tomber dans le cliché à deux pesos, alors, je m’abstiendrai d’aller plus loin…
Pendant que je m’exerce à cette besogne, José Martínez s’éloigne, en quête d’elotes (épis de maïs) à découper ; il en ramènera trente-cinq, qu’il rangera soigneusement dans un sac de toile. En fin de matinée, quand il commence à faire vraiment chaud (bien que les plants de maïs nous préservent), nous décidons de retourner à la communauté, en portant, chacun son tour, le lourd sac d’elotes en mode « sherpa » (ce qui ne manque pas, lorsque vient mon tour de transbahuter la charge, de faire sourire les quelques compas qu’on croise en chemin).
Une fois au foyer, on dépiaute les elotes (on les débarrasse de leur enveloppe de feuilles) pour qu’il ne reste plus que l’épi. On fourre ensuite le tout dans un grand récipient qu’on recouvre des feuilles précédemment retirées, et je file à la douche. Frais comme un gardon au sortir du « bain », je m’apprête à prendre un peu de repos… Ce qui n’entre visiblement pas dans les plans de mon votán qui, lui, a prévu de m’accorder quelques heures pour… étudier ! Puisqu’il m’est impossible de sécher les cours de cette petite école particulière, j’obtempère… Et j’ai raison, évidemment. D’autant que, au final, nous discutons plus que je ne lis les manuels. Il me parle notamment de la marche du 21 décembre 2012, à laquelle il a participé à Ocosingo. (Rappelons que plus de quarante mille zapatistes avaient alors pris, pendant plusieurs heures, les cinq principales villes du Chiapas – excepté Tuxtla –, et ce sans autres armes qu’un silence quasi absolu.) Je m’attends à ce qu’il m’explique que ce fut difficile, mais, bien au contraire, il affirme avoir trouvé ça « tranquille ». Certes, il y avait alors une pluie démentielle et il faisait froid, mais il préfère ce temps-là à la chaleur, insupportable quand il s’agit de porter un passe-montagne pendant des heures et des heures. Quand j’appris, peu après, qu’il avait été milicien en 1994 et qu’il avait participé au soulèvement – armé, celui-là – à Ocosingo le 1er janvier, je compris mieux pourquoi il considérait la marche de décembre dernier comme « tranquille »… En fin d’après-midi, alors que je regardais, chez un de ses voisins, un documentaire sur, justement, le soulèvement armé de janvier 1994, des compas nous informent qu’un avion militaire survole en ce moment la zone. Nous sortons et levons les yeux au ciel pour regarder l’engin. Le lendemain (je l’apprendrai de retour de la petite école), le Comité clandestin révolutionnaire indigène (CCRI) de l’EZLN publiait un communiqué dénonçant le survol, par des avions de l’armée, des cinq zones du territoire zapatiste. Non sans humour, le commandant Tacho écrivait que, si les soldats du gouvernement désiraient suivre les cours de la petite école, ils pouvaient toujours essayer d’en faire la demande…
En fin de journée, début de soirée, les élèves de la communauté sont invités à assister à la projection d’un des deux DVD fournis lors de l’enregistrement au Cideci. Nous nous retrouvons sur le terrain récupéré, devant une bâtisse de béton aux murs peints sur laquelle un grand tissu blanc a été déployé – notre écran. Le film en question est bien foutu, il s’agit d’une présentation, caracol après caracol, de quelques projets collectifs, pierres angulaires de l’autonomie : cliniques, écoles, coopératives, etc. Chouette façon de conclure cette deuxième journée d’école.

Troisième jour d’école
Pour ce mercredi 14 août, il était à l’origine prévu que nous allions travailler dans un champ de frijoles. Mais, au lever, à 6 heures, José Martínez m’explique que le Conseil de bon gouvernement de La Garrucha a demandé aux votán de conduire les élèves sur un terrain récupéré. Après les deux petits déjeuners habituels, nous nous mettons donc en route, tous deux une machette sous le bras (la mienne est d’ailleurs bien plus grande que celle de la veille ; je comprendrai après pourquoi). Nous marchons pendant une heure et demie, dans la forêt, puis sur une route de terre, avant d’arriver, enfin, au terrain. Il s’agit d’une vaste terre, appartenant officiellement au gouvernement – qui n’en faisait rien depuis bien longtemps – récupérée par les zapatistes de La Garrucha en 1994 et, depuis, travaillée et exploitée collectivement par ceux qui s’y sont installés. De ce que j’en ai vu, il s’agit essentiellement d’élevage de vaches (et de quelques chevaux). Nous arrivons devant un enclos de bois, au sein duquel quelques vaqueros zapatistes donnent patiemment du sel à leurs bêtes (environ une trentaine), lesquelles ne semblent pas toujours disposées à en prendre. Vient ensuite la tentative d’allaitement d’un petit veau plus ou moins abandonné par sa mère, qui refuse de le nourrir. C’est l’occasion de voir ces cow-boys mayas s’adonner à une tâche autrement plus difficile que la distribution de sel. Monté sur un cheval qui ne semble pas très costaud, un vaquero saisit la mère récalcitrante au lasso et l’entraîne à l’écart des autres bêtes, pendant qu’un autre porte le petit veau (lequel ne sait pas encore marcher). Mais la vache, puissante, fait trébucher le cheval (plutôt maigrichon), qui s’étale de tout son long, entraînant dans sa chute son cavalier. Et les problèmes ne font que commencer : la bête est énervée, agitée, ne tient pas en place, si bien qu’il est impossible de placer le veau sous ses pis. Après une tentative infructueuse, la vache est finalement couchée (ils la font chuter en lui prenant les pattes avec le lasso) et un vaquero se risque jusqu’à ses mamelles pour en tirer du lait… Mission réussie, semble-t-il…
Cet épisode terminé, mon votán m’enseigne le maniement de la machette longue et, un peu comme la veille, me charge de couper des petits tas d’herbes montantes, aux tiges plus solides et coriaces que celles de la milpa (ce qui explique l’usage d’une machette plus puissante). Cet entretien d’une partie du terrain en plein cagnard est plutôt épuisant, d’autant que la machette, plus longue donc plus lourde, n’est pas simple à manier (sans doute encore une histoire de classe moyenne française citadine). Après une pause repas (purée de frijoles et tortillas) à l’ombre d’un grand arbre, nous reprenons la marche, non pour rebrousser chemin, mais pour se rendre à la communauté zapatiste qui s’est installée sur ce terrain récupéré. Sur le trajet, qui dure une petite demi-heure, José Martínez m’explique que la récupération de cette terre inoccupée par les paysans zapatistes n’a pas été sans de sérieux problèmes avec le gouvernement. À plusieurs reprises, ils ont dû faire face à des groupes paramilitaires, parfois dans des situations particulièrement tendues sur lesquelles il ne s’est cependant pas épanché en détails. Cette petite marche est aussi l’occasion, pour mon votán, de me parler un peu des fameux travaux collectifs, qu’il dit être à la base du projet d’autonomie zapatiste. Comme leur nom l’indique, les travaux collectifs sont des tâches effectuées collectivement par la communauté ou le municipio (cela dépend du niveau auquel ils s’effectuent). Il s’agit principalement de travaux agricoles (culture du maïs et des frijoles) et d’élevage, mais le concept de « travail collectif » peut aussi recouvrir l’éducation, la santé, la communication. Les destinées de ces travaux sont diverses : nourrir les élus qui ont des charges nécessitant un travail à temps plein (et qui ne peuvent donc plus travailler la terre), appuyer des causes sociales (par exemple, dans la zone de La Garrucha, certains travaux collectifs servent à nourrir les familles des veuves des miliciens et insurgés morts au combat en 1994), nourrir une communauté (les travaux effectués sur le terrain récupéré où nous nous trouvons ce jour-là vont directement à la collectivité de la communauté qui y est installée).
Après ces quelques discussions, nous arrivons à la communauté zapatiste vers midi (du moins le crois-je, car je n’avais, en fait, aucune idée de l’heure). Ce petit village, qu’on pourrait dire perdu dans l’immensité verdoyante et sauvage, semble très tranquille, mais, en son centre, un grand bâtiment rappelle la réalité de la lutte. Il s’agit, ni plus ni moins, de la casa grande, l’ancienne demeure – de type colonial – du finquero qui, jadis, vivait ici, avec son lot d’Indiens durement exploités (pour se faire une idée des traitements ignobles infligés aux indigènes par les finqueros, lire avec intérêts les romans de B. Traven, notamment La Révolte des pendus). Cette grande bâtisse trône ainsi au milieu de la communauté, mais en ruines. Les zapatistes refusent de l’habiter (alors même qu’ils auraient pu en faire un chouette « quartier général » ou une salle des fêtes, ou autre), préférant la laisser vide et en détérioration, symbole d’un système qui, à force de luttes, a fini par s’effondrer – en partie, du moins. À l’intérieur, sur un des murs, quelqu’un a dessiné à la craie un portrait du Sup Marcos.
Mon votán et moi passons un peu de temps avec la femme et les enfants – en très bas âge – d’un de ses fils, qui vivent ici depuis quelque temps. On y est bien, tranquilles, au frais ; et c’est l’occasion de prendre du pozol et de goûter aux tamales sucrés, en regardant des cochons se battre pour vider le contenu d’un abreuvoir… Non loin de la maison, les enfants de la communauté en âge d’étudier assistent à leurs cours quotidiens dans une petite école de bois.
Après avoir jeté un œil rafraîchissant au Río Grande qui coule au pied de la communauté, nous entamons la marche du retour. Elle ne durera pas moins de deux heures, sous un soleil accablant et avec des pieds sur lesquels commencent à se former un certain nombre d’ampoules bientôt douloureuses. Le soir, en reparlant de la journée, et notamment du retour, José Martínez me dira que la marche est un aspect essentiel non seulement de la vie des peuples indigènes, mais aussi, et surtout, de la lutte zapatiste qui, dix ans avant le soulèvement armé de 1994, s’est construite à force de longues marches nocturnes et clandestines, de village en village, pour présenter l’EZLN et ses projets révolutionnaires. En quelque sorte, les heures de marche de la journée ont constitué en elles-mêmes un cours à part entière de la Petite École zapatiste.
(À suivre.)