Chronique du pays du trou

mis en ligne le 25 septembre 2013
1716ManoloProloIn memoriam
Contre la mystification gaulliste d’une Résistance française d’abord nationale, les époux Lucie et Raymond Aubrac étaient parmi les dernières figures médiatiques à dire ce que la Résistance et la Libération avaient porté de la formidable poussée des mouvements sociaux depuis la fin du XIXe siècle, qui culminera – et s’effondrera – avec la révolution espagnole.
Ils ne comptaient pas leurs interventions pour rappeler ce que le programme du Conseil national de la résistance (CNR) avait repris des aspirations à une démocratie économique et sociale qui se donne des moyens pour que liberté et égalité se traduisent concrètement dans la réalité des mécanismes sociaux et économiques. Ce furent notamment les nationalisations des grands moyens de production, une politique redistributive privilégiant les salaires, ou la socialisation de situations à assumer le plus collectivement possible (création de la Sécurité sociale avec trois caisses : maladie, vieillesse (retraites) et allocations familiales puis plus largement sociales). Enfin, pour ce qui intéresse notre hebdo préféré : un système mutualisé de distribution de la presse, garantissant l’expression des opinions politiques, pour que la liberté de la presse ne soit pas qu’un principe étouffé par la puissance financière.
Dès lors, les dominants n’ont eu de cesse que de vouloir revenir sur tous les éléments de ce programme, au gré des rapports de forces perdus ou trahis. La liberté de la presse a été dissoute dans l’assouplissement ou le non-respect des règles anticoncentration, puis dans la casse de la mutualisation du système de distribution. Les nationalisations ont été détournées de leurs potentialités, puis de leur objet même (devenues moyen de sauver des fortunes capitalistes et faire assumer par la collectivité le coût social d’une remise en rentabilité, avant reprivatisation). Le système public de soin et la Sécurité sociale subissent depuis trente ans les assauts des « gestionnaires » au plus grand profit des oppresseurs.
La scène la plus spectaculairement mafieuse étant un certain président Nicolas Sarkozy cassant les régimes maladie et retraite, au bénéfice affiché et revendiqué de la grosse boîte privée du secteur de la « prévoyance », Malakoff-Médéric, de son frère Guillaume ! Comment la population peut-elle se laisser baratiner doctement sur les mérites d’un système ou d’un autre, alors que la vraie motivation des « réformes » s’affiche avec des ficelles aussi énormes ? !

Janus aux visages opposés
Au moins jusqu’aux années 1980, avait-on encore la mémoire de ce qu’il s’agissait bien d’une guerre sociale, choix politique des oppresseurs, et non pas d’une nécessité économique transcendante à laquelle il faut se soumettre si nous ne voulons pas plonger dans le chaos.
Cette mémoire, elle vivait aussi avec ces militants politiques qui avaient vécu l’entre-deux-guerres, la Seconde Guerre mondiale, la Résistance et la Libération. Seulement voilà, nous sommes mortels, et même les époux Aubrac, remarquables de longévité (94 et 97 ans), sont morts en 2007 pour Lucie et 2012 pour Raymond.
La voie est désormais ouverte pour toutes les duplicités odieuses du pouvoir, et sur ce plan, les socialistes ne sont pas les derniers, eux dont le rôle historique en démocratie parlementaire représentative est de trahir les aspirations sociales.
François Hollande est à cette image, qui a promulgué le 19 juillet dernier une loi instaurant un jour commémoratif de la Résistance, le 27 mai, par référence au 27 mai 1943, création du CNR 1. Ainsi, dans le même temps où il donne, par l’une de ses bouches, le signal d’un nouvel assaut contre les réalisations sociales du CNR (le régime des retraites et les prestations familiales en l’occurrence), ce Janus prétend honorer, par son autre bouche, ce même CNR. Et il le fait un 19 juillet, jour de la Saint-Arsène, sans doute pour rendre plus symbolique encore ce hold-up de la mémoire.

De la suggestion dans l’art et dans la politique
Le thème de la suggestion fut un thème fondamental au tournant du XIXe et du XXe siècles, avec les débats sur la définition et les usages de l’hypnose (Bernheim versus Charcot), les tentatives d’application de ces théories au champ esthétique par un Paul Souriau (1893) 2, des arts visuels, jusqu’au bijou par un Georg Simmel 3. C’est cette même époque qui nous a livré certains classiques de la littérature du rêve comme le Alice’s adventures in Wonderland de Lewis Caroll (1865), ou, à l’autre bout et pour les amateurs de BD, le Little Nemo in Slumberland, de Winsor McCay (dans le New York Herald de 1905 à 1910).
On pourrait alors se demander si, à un siècle de distance, François Hollande ne chercherait pas à réactualiser ce thème de la suggestion et de l’hypnose, mais en politique. À bien y regarder en effet, Hollande est l’anagramme de « Hole Land : le pays du trou » ! Un trou de mémoire ; de mémoire sociale.
Si l’on ne veut pas vivre le cauchemar de Little Nemo jusqu’au bout, si l’on veut encore rêver aux merveilles d’une socialisation à construire dans l’indissociable de la liberté et de l’égalité, il est temps de se réveiller, de sortir de ce trou de mémoire sociale, et d’y jeter à la place nos oppresseurs.

Léa Galopavo
Groupe libertaire Louise-Michel






1. Loi n° 2013-642 (Journal officiel du 20 juillet 2013, texte 1 sur 177).
2. Paul Souriau, La Suggestion dans l’art, Paris, Alcan, 1893.
3. Georg Simmel, « Psychologie de la parure », traduction de Florence Vinas, dans La Parure et autres essais, Paris, Éditions Maison des sciences de l’homme, 1998.