Les jeux de cirque ne suffisent plus

mis en ligne le 27 juin 2013
1702ValereLe Brésil flambe-t-il ? Pas tout à fait, mais il y a comme un malaise, c’est le moins qu’on puisse dire. La septième puissance économique mondiale, estampillée « pays émergeant », peut avoir des allures de pays riche, ce qui ne veut pas pour autant dire que ses habitants le sont. Ces dernières semaines, les manifestations se sont succédé dans les principales villes du pays. Certes, 250 000 manifestants sur 198 millions d’habitants ça peut paraître peu, mais le phénomène mérite qu’on y regarde de plus près. Le « miracle économique » initié par l’ancien président Lula a montré ses limites. En 2012, si le taux de chômage n’est que de 5,5 %, la croissance économique plafonne à 0,9 % alors que l’inflation s’envole pour atteindre les 6,5 %.
Tout est parti de São Paulo, capitale économique du Brésil. L’étincelle qui a mis le feu à la plaine est une simple augmentation du prix des transports en commun. Spontanément et via les réseaux sociaux, un mouvement majoritairement composé de jeunes a demandé l’annulation de cette augmentation (20 centimes de réal soit 8 centimes d’euro) et a rejoint le MPL 1, mouvement Passe Livre (Libre passage), qui revendique depuis 2005 la gratuité des transports. Ce mouvement milite avec les associations de quartiers et n’est pas sans rappeler le mouvement des indignés portugais ou espagnols : fonctionnement horizontal, indépendance vis-à-vis des partis politiques et des syndicats (même étudiants), recherche du consensus sur la base « une voix, un vote, pas de chef ».
À un an de la prochaine élection présidentielle, ce rejet des politiciens embarrasse aussi bien le Parti des travailleurs (PT) actuellement au pouvoir que l’opposition. Gauche ou droite avouent ne pas comprendre les raisons de cette révolte qui émane d’une jeunesse issue de la classe moyenne. Il faut préciser que cette classe moyenne s’est augmentée de quarante millions de personnes au cours de ces dernières années, soit autant de consommateurs potentiels, d’où une hausse des prix des produits importés, des denrées alimentaires (le kilo de tomate, produit de base dans la cuisine brésilienne, a augmenté de 125 % en un an), des loyers aussi (hausse de 118 % depuis 2008), sans parler du prix des chambres d’hôtel en augmentation de 80 % faisant de Rio de Janeiro la troisième ville la plus chère au monde. Nous avons donc une nouvelle classe moyenne pouvant acquérir automobile, TV, ordinateur, appareils électroménagers, mais dans le même temps un service public (santé et éducation) dans un état lamentable.
Comme toujours, les revendications de base en amènent d’autres : « Nous ne sommes pas là pour 20 centimes, nous sommes là pour un Brésil meilleur. » Face à ce mouvement de révolte impressionnant, comme d’habitude, comme partout, la réponse a été la matraque. La répression policière d’une violence inouïe a provoqué une vague d’indignation dans tout le pays. Interpellés par les manifestants – « Ne tire pas, écoute ! » –, les forces de l’ordre n’ont quand même pas hésité à utiliser les flash-ball. Alors qu’au tout début les manifestants étaient traités de « vandales » aussi bien par les politiciens que par les médias, ces derniers ont vite changé d’opinion surtout après qu’une quinzaine de journalistes aient fait les frais du zèle policier (la photo d’un reporter blessé à l’œil par un tir de flash-ball circule en boucle sur le Net).
Pendant que la présidente, Dilma Rousseff, se réunissait à São Paulo avec son prédécesseur et mentor (Lula) ainsi qu’avec le maire de la ville (Fernando Haddad) – tous trois membres du PT –, les maires de São Paulo et Rio de Janeiro ont finalement dû annoncer l’abrogation de la hausse prévue du prix des transports, ce qui n’a pas fait rentrer chez eux les manifestants qui s’en sont pris à la mairie et à ses vigiles avant d’être refoulés par les gaz lacrymogènes. À Brasilia, deux cent jeunes occupaient le toit du Parlement national. Dilma Rousseff se contentait de déclarer : « C’est le propre de la jeunesse de se révolter », comme un lointain écho à la formule de Mao Zedong : « On a toujours raison de se révolter. » Un constat : la révolte émane bien d’une jeunesse éduquée, diplômée issue de la classe moyenne. Il ne s’agit pas – pour l’instant du moins – d’une révolte des classes populaires, qui pourtant ont toutes les raisons du monde de s’insurger : hausse du coût de la vie, gaspillage des fonds publics dans les grands chantiers entrepris en vue de la Coupe du monde de football (2014) et des jeux Olympiques (2016). Dans un pays où le ballon rond est une véritable religion, les contestataires n’ont pas hésité à remettre en question le budget alloué à cet événement sportif, allant même jusqu’à manifester au stade Maracana, le saint des saints. Pour le Mondial de foot, le budget initial est déjà dépassé de 15 % et atteint presque douze milliards d’euros, et ce n’est évidemment pas fini. De plus, ces chantiers sont un prétexte à la pacification des favelas. Pour que les jeux de cirque puissent se dérouler dans l’ordre et le calme, le gouvernement, au nom du combat contre l’insécurité (la violence fait 30 000 morts par an au Brésil) et l’insalubrité (jusqu’à maintenant ça n’avait pas l’air de lui poser problème), le gouvernement, donc, fait procéder à des expulsions massives (170 000) repoussant les habitants actuels loin des centres urbains et de leurs faubourgs, ouvrant ainsi la porte à la spéculation foncière et immobilière. Une super gentrification accélérée en quelque sorte.
Ce « printemps tropical », comme il a déjà été surnommé, présente, comme on l’a dit, quelques analogies avec le mouvement des indignés portugais et espagnols. Les revendications sont parfois un étrange mélange : « Du riz, des haricots, la santé et l’éducation. » Plus de 80 % de ces manifestants disent n’appartenir à aucune organisation politique ou syndicale, et pour plus de 70 % d’entre eux il s’agit de leur première participation à des manifestations. Le pays n’avait d’ailleurs pas connu de tels rassemblements depuis vingt ans, quand l’ancien président Fernando Coller de Mello avait été accusé de corruption (et finalement destitué en 1992). De nouveau, la valse des milliards dilapidés indigne la population : « Nous protestons car l’argent investi dans les stades devrait l’être dans l’éducation et la santé. » La création de six nouveaux stades et la rénovation de six autres ont du mal à passer, même si Stepp Blatter, le président de la Fifa 2, jamais à court d’une crétinerie, se permet d’affirmer : « Le football est plus fort que la contestation. » Pas sûr que cela calme le jeu… Les manifestants lui ont déjà répondu : « Désolés pour le dérangement, mais on est en train de changer le pays ! » ; « Tant d’argent pour ces événements sportifs alors que nous avons un tel besoin en matière d’éducation, de santé et de logement, ce n’est tout simplement plus possible. »
Au Brésil, comme ailleurs, le problème n’est pas seulement la création de richesses, mais leur répartition. D’après le quotidien (gauchiste ?) Le Figaro, il n’y a jamais eu autant de millionnaires (plus de douze millions à travers le monde). En France aussi le nombre de millionnaires est en augmentation : 430 actuellement (contre 404 en 2011), juste derrière le Royaume-Uni (465), mais très loin derrière l’Allemagne (1 000). Et le nombre de pauvres et laissés pour compte, direz-vous ? On manque de données au Figaro. Pendant que la planète s’embrase (Grèce, Turquie… Brésil maintenant), nos superpuissances économiques sont réunies pour un énième sommet du G8 3 où, gageons-le, on parlera beaucoup de pouvoir, mais où il sera peu question du partage des richesses.









1. Le mouvement Passe Livre est né en 2005 pendant le Forum social mondial de Porto Alegre à une époque où le Parti des travailleurs était dans l’opposition.
2. Fifa : Fédération internationale de football association. Association de fédérations nationales fondée en 1904 et chargée de gérer et développer le football dans le monde.
3. G8 : les huit pays les plus riches (hors pays émergeants), soit : états-Unis, Japon, Allemagne, Royaume-Uni, France, Italie, Canada et Russie.