La Suisse armée : lutte de classes et beau discours

mis en ligne le 23 mai 2013
Quatre-vingts ans après les faits, on a beaucoup parlé de la fusillade de Genève. D’une part, par bête goût de la commémoration. D’autre part, parce qu’a paru un livre 1 qui revient en détail sur ce sujet. Rappelons très brièvement les faits : le soir du 9 novembre 1932, l’armée ouvre le feu, au pistolet et au fusil mitrailleur, sur une manifestation antifasciste, faisant treize morts et des dizaines de blessés. Puis on félicite les assassins et l’on condamne des dirigeants du Parti socialiste genevois, qui avaient appelé à manifester, pour trouble à l’ordre public.
Cet événement a fait couler bien de l’encre et de la salive, au point d’occulter, sans doute, d’autres drames similaires. Revenons en 1875, par exemple : les ouvriers du Saint-Gotthard se mettent en grève ; on fait donner la troupe ; bilan : quatre morts. Jusqu’au milieu du XXe siècle, l’armée a fréquemment été appelée à « contenir » le mouvement ouvrier, avec des résultats plus ou moins dramatiques 2. Ce rôle de milice joué alors par l’armée en dit long sur son caractère d’institution de classe.
L’ouvrage de Jean Batou a des défauts, c’est entendu 3, mais aussi des qualités. Par exemple, il décrit bien l’état quasi psychotique des élites genevoises : confrontées à « quelques centaines de personnes armées de sifflets et de sachets de poivre » 4, elles se persuadent d’assister a un remake de la révolution d’Octobre. La collusion est totale entre pouvoirs politique, financier, judiciaire et militaire. Grandes familles patriciennes, banquiers privés, politiciens conservateurs, cadres de l’armée, intellectuels d’extrême droite : tout ce petit monde s’invite à dîner, défend ses privilèges et cultive jusqu’au délire la « peur du rouge ».

Où en sommes-nous aujourd’hui ?
En 1932, on vivait les soubresauts de la crise de 1929. La place financière genevoise connaissait des difficultés dues a des affaires de fraude fiscale. Il y a donc des similitudes entre cette époque et la nôtre, et aussi d’immenses différences : ainsi, l’obligation de servir est aujourd’hui remise en cause, ne serait-ce que parce qu’elle n’arrange pas les patrons. De même, le mouvement ouvrier était certes divisé, mais plus actif et radical qu’aujourd’hui.
Sans doute toutes les conditions ne sont-elles pas réunies pour que, demain, l’armée suisse fasse feu sur des civils. Mais il faut malheureusement constater qu’en théorie tout est prêt.
À la demande de l’inénarrable Ueli Maurer (membre de l’Union démocratique du centre, élu au Conseil fédéral le 10 décembre 2008. Il est président de la Confédération pour l’année 2013), la Milizkommission C a rendu en août dernier un rapport intitulé L’importance de l’armée pour la Suisse 5. Comme l’ont fait remarquer plusieurs observateurs, bon nombre des membres de cette commission sont, dans le civil, de hauts dirigeants de la banque ou de l’industrie. Leur prose est édifiante, surtout le paragraphe « Utilité de l’armée dans des circonstances exceptionnelles ». Par « circonstances exceptionnelles » on entend les catastrophes naturelles, les attaques militaires (un point sur lequel les auteurs eux-mêmes semblent fort peu convaincus) et l’extrémisme violent : on se demande bien de quel type d’« extrémisme » il s’agit…
Au mois de septembre, l’exercice d’état-major « Stabilo due » avait pour thème Désordres en Suisse et autour de la Suisse : il s’agissait de préparer 2 000 officiers à la « gestion » de flux migratoires massifs et de mouvements sociaux à l’intérieur du pays. Ce jeu de rôle d’un goût douteux fait écho au projet de créer quatre bataillons de police militaire, sans prendre le risque d’une votation populaire 6. « La situation [due a la crise économique dans l’UE et en Suisse] pourrait échapper a tout contrôle. Je n’exclus pas que nous utilisions l’armée dans ces prochaines années », déclarait Ueli Maurer début octobre. L’heure n’est donc pas à la rigolade. Et la porte-parole du Département militaire fédéral, Sonia Margelist, d’ajouter : « L’armée doit être prête dans le cas où la police demanderait de l’aide. Il n’est pas exclu que les conséquences de la crise économique puissent conduire en Suisse a des protestations et a des violences. » On notera l’emploi du terme « protestations », suffisamment vague pour désigner tout et n’importe quoi…
Il est donc encore parmi les missions de l’armée suisse que de s’attaquer a des civils, qu’il s’agisse de « gérer » les flux migratoires ou de réprimer les mobilisations sociales. Mais le discours a changé. Pendant l’entre-deux-guerres puis pendant la guerre froide, on présentait le peuple suisse comme fondamentalement bon et brave, mais sujet à l’influence pernicieuse d’agents subversifs étrangers. Dans les années 1930, les adversaires d’un Parti socialiste genevois alors très remuant soulignaient constamment les origines de ses dirigeants. On reprochait à Jacques Dicker d’être Juif et Russe (ça faisait beaucoup) et à Léon Nicole d’être… Vaudois : « Deux microbes importés […], deux vilains parasites qui par leurs émanations pestilentielles risquent d’infecter tout l’organisme genevois », écrivait ainsi le leader d’extrême droite Roger Steinmetz.
Aujourd’hui, plus besoin de métaphores médicales. Même Ueli Maurer, qui n’est pas vraiment une lumière, se rend compte que la colère sociale, de même qu’une bonne partie des flux migratoires, sont les conséquences logiques des déconfitures du capitalisme. Les pontes du DMF admettent sans peine que, dans un contexte de crise globale, le peuple suisse, si placide soit-il, pourrait bien se révolter sans même que des agents étrangers lui en injectent l’idée. Or l’armée se doit de défendre les intérêts de l’économie – aussi foireux et injuste le système économique soit-il.
Que l’armée suisse soit une institution de classe, ce n’est pas un scoop. Mais, au pays de la paix du travail, du tir obligatoire et du couteau à douze lames, on ne s’en rend pas assez compte. Tant les élucubrations de la Milizkommission C que les travaux d’historiens doivent donner lieu a des prises de conscience et à des refus : refus de servir, refus de payer la taxe militaire, refus de cette solution foireuse que serait l’instauration d’une armée de métier ; refus du système tel qu’il fonctionne, et tel que l’armée cherche à le maintenir.
À quatre-vingts ans de distance, il ne coûte rien de prononcer des discours commémoratifs ni d’exiger, comme Jean Batou, la réhabilitation posthume de leaders socialistes à qui ça fera une belle jambe.
Mieux vaut nous réapproprier le bon vieux slogan : « Pas un homme, pas un sou pour le militarisme ! »

Hellmo
Fédération libertaire des montagnes
(FLM / OSL / FA)






1. Jean Batou, Quand l’esprit de Genève s’embrase. Au-delà de la fusillade du 9 novembre 1932, Lausanne, Éditions d’En Bas, 2012.
2. Entre 1918 et 1945, l’armée a assuré 22 fois un « service d’ordre » contre le mouvement ouvrier. Cf. Bernard Degen dans l’ouvrage collectif Mourir en manifestant, Lausanne, En Bas, 2008, p. 44.
3. Lire une critique acerbe mais pertinente sur www.lereveil.ch.
4Manchester Guardian du 28 novembre 1932, cité in Batou, p. 108.
5. www.vbs.admin.ch/internet/vbs/fr/home/departement/organisation/milizkomm.html
6. En 1978, la création d’une police fédérale de sécurité avait été refusée par 56 % des votants.
7. Cité par Jean-François Fayet et Michel Caillat in Mourir en manifestant, p. 77.