Enterrer les fantômes, ressusciter les révolutions (2)

mis en ligne le 28 mars 2013
La croûte tenace du colonialisme
Dans cette perspective, notre activité commença à ouvrir des voies, des voies qui commencèrent à construire une pensée, et ainsi de suite… Notre modeste activité en autonomie et dans des réseaux d’entraide nous permettait de surmonter les dilemmes des efforts collectifs antérieurs comme le « Projet Paideia ». Voilà ce qu’en disait Iván de la Nuez, un de ses protagonistes : « Il s’agit de savoir si la culture cubaine arrivera, par une voie institutionnelle, à une synthèse démocratique qui contienne la pluralité conflictuelle de ses éléments ou si chacun de ces derniers armera sa propre légion pour la faire aller vers sa dissolution infinie. »
Pour nous et pour les logiques d’organisation et de pensée que nous étions en train d’élaborer, notre tâche de reconstruction sociale d’autonomie ne passait en aucune façon par une contribution à une administration démocratique de la pluralité conflictuelle de la culture cubaine. En premier lieu, parce que nous tombâmes tous rapidement d’accord sur le fait qu’il ne s’agissait pas de nous soucier de la réforme du type d’administration de la sphère culturelle, mais de doter d’un contenu libertaire et anticapitaliste l’organisation de groupes autonomes et solidaires, qui donneraient un nouveau sens au projet de socialisme à Cuba. En second lieu parce que nous ne pensions pas que la « culture cubaine » fût le centre de notre action, mais bien plutôt le sujet populaire et prolétaire cubain, avec ses aliénations, ses insolidarités et son atomisation.
« Pour nettoyer la croûte tenace du colonialisme… », cette strophe magnifique du poète communiste Rubén Martínez Villena devint peu à peu la boussole d’une bonne partie de notre activité sociale, insufflant de nouvelles significations à ce texte. Si, pour les anti-impérialistes traditionnels, le « colonialisme » n’est associé qu’à la domination coloniale espagnole et yankee à Cuba, pour nous, ce mot se mit à désigner tout ce qui, dans l’ordre national révolutionnaire et socialiste, reproduit la logique coloniale : les hiérarchies du commandement, le verticalisme, le racisme, l’homophobie, l’eurocentrisme honteux, l’élitisme et, à côté de tout cela, la négation tantôt latente et tantôt manifeste (selon l’utilité qu’y voient les anti-impérialistes au gré de leurs intérêts tactiques) des contenus populaires et prolétaires de l’histoire cubaine.

En l’honneur de la confrérie Abakuá
Tout cela devint peu à peu plus clair pour nous-mêmes, dès le moment où quelques-uns d’entre nous entrèrent en contact avec Tato Quiñones, un militant social reconnu et vétéran, pour travailler à la récupération pour le présent de la date du 27 novembre 1871. Jour de deuil pour la société cubaine, où le Corps des volontaires espagnols fusilla impunément huit jeunes étudiants en médecine, issus des classes aisées cubaines, pour le simple fait d’être ce qu’ils étaient, face à l’impuissance et au silence honteux de la société bourgeoise et raciste de La Havane de cette époque.
Une histoire nationale pénétrée par un colonialisme et un eurocentrisme persistants et centenaires escamota la tentative de sauvetage de ces jeunes gens par un groupe de Noirs, issus de la confrérie Abakuá – une fraternité populaire d’origine africaine, mais où les Blancs étaient présents en nombre –, lesquels, face au danger de mort où était l’un des frères, s’immolèrent devant les murs de la prison du Prado à La Havane.
En action directe, un 27 novembre 2006, sans en demander la permission à personne ni recevoir d’autorisations officielles, neuf d’entre nous décidèrent d’intervenir artistiquement sur un mur de La Havane, face au musée de la Révolution, plus ou moins là où, au dire de la police espagnole, on avait trouvé le corps de l’un des Abakuá anonymes. Ce qui avait commencé comme une action de fous marginaux est devenu une célébration populaire très populaire, qui a uni dans une relation fraternelle et fructueuse les Abakuá et la « Cátedra Haydee Santamaría », le Groupe d’action poétique « Shekendeke » (« Cœur »), la Cofradía de la Negritud (Confrérie de la négritude), les projets de la Red Observatorio Crítico (Réseau Obervatoire critique), qui a donné lieu au Groupe « Anamuto » (« tête », en brícamo, la langue rituelle Abakuá).
En relation organique avec ces actions, il y eut d’abord la participation à la Journée des travailleurs puis la récupération libertaire de cette célébration. L’action naquit des rencontres organisées au cours de sa seconde étape par La « Escuelita », dans le parc de « H y 21 » 1 situé en centre-ville, auxquelles participèrent de nombreux compañeros de la faculté des sciences nucléaires et de médecine. Le 1er mai 2008, ils exhibèrent un calicot splendide, sans doute jamais vu pendant des décennies à Cuba, avec les phrases « À bas la bureaucratie ! », « Vive les travailleurs ! », « Toujours plus de socialisme ! ». Ce fut là le stimulant le plus puissant pour incorporer cette date au travail collectif, pour récupérer et développer son sens libertaire original.

Raviver le « concept de révolution »
C’est pour cela que le 25 avril 2010, nous avons mis en œuvre au sein du Réseau Observatorio Crítico la première activité du Taller Libertario (Atelier libertaire) Alfredo López, intitulée précisément « Les origines libertaires du Premier Mai », qui représenta pour nous une forte incitation à nous organiser et à participer de façon plus décidée et plus visible au déroulement de cette année. ¡ Lucha tu yuca taíno ! le titre homonyme d’une chanson du grand trovador Ray Fernández, « Socialisme = Démocratie », « La bureaucratie à la poubelle ! » : ce sont là quelques-uns des slogans inscrits sur les calicots que nous avons exhibés ce jour-là, qui se termina par de contagieux roulements de tambour, auxquels participèrent des dizaines d’étudiants et de travailleurs dans un coin de la Plaza de la Revolución.
Dès lors, regroupés dans le petit Réseau Observatorio Crítico de collectifs et d’individus qui pratiquent l’autonomie à partir de sujets d’intérêt spécifique, nous avons mis l’accent sur la solidarité, l’entraide et la cohésion en respectant le principe de la liberté de chaque individu et de chaque groupe, sans dirigeants ni dirigés, ce qui, au fil des années, nous a permis de maintenir, bien qu’avec des hauts et des bas, un certain niveau d’activité. Cette combinaison de facteurs nous a donné l’occasion d’enterrer le fantôme de la tentation partidaire, avec ses hiérarchies et ses impositions disciplinaires, qui ne sont pas une solution aux problèmes engendrés par l’activité volontaire, la libre association et les périodes d’inactivité qu’elles suscitent toujours. Cela nous a menés à l’examen d’un thème dont nous n’avons pas discuté explicitement dans nos espaces, mais qui a été envisagé d’une manière ou d’une autre, qui est celui de la notion de « révolution ». Au cours d’une des sessions du Ve Observatorio Crítico, la compañera Yasmín Portales avait déclaré ceci :
« Nous devons développer jusqu’aux dernières conséquences les droits que nous nous sommes donnés nous-mêmes avec la révolution. » Cette phrase n’est pas une citation textuelle de ce qu’elle affirma alors, mais je crois qu’elle en rend bien l’intention. Récupérer le sens libérateur du concept de « révolution » (non exclusivement libertaire, bien que, évidemment, il le contienne aussi) a été un des principaux objectifs envisagés par une bonne part de l’activité du Réseau Observatorio Crítico et cela a donné à notre discours une pertinence notable, surtout quand il a fallu faire face au discours officiel et à ses agents de contrôle qui monopolisent, pour l’ordre et la gouvernance, le concept de « révolution » comme euphémisme indécent qui occulte l’État.
Il est temps à présent de revendiquer aussi le sens libérateur de ce même concept de révolution, face à ce conservatisme light, faussement sérieux et faussement intellectuel, qui est en train de s’esquisser dans un secteur de la société cubaine actuelle, avec des figures aussi dissemblables que Silvio Rodríguez, déclarant récemment être un « évolutionnaire plus qu’un révolutionnaire », et le chanteur David Blanco avec la chanson de son disque dont le refrain annonce que « l’ère de l’évolution est arrivée… », ou encore ces membres plus jeunes des familles de l’élite bureaucratique et militaire qui découvrent, de façon suspecte, les antiennes de la liberté individuelle et du libre marché, où, bien entendu, tout concept de « révolution » dégage des odeurs insupportables pour leurs narines trop sensibles, comme celles d’un chien mort.
Si, comme le compañero Lappo Verti l’a déjà signalé, le « projet révolutionnaire » contient en lui-même l’empreinte de la contre-révolution, en conférant à un sujet dépersonnalisé la légitimité et la capacité de faire dépendre l’existence des êtres humains d’un plan général élaboré par d’autres, en revanche il est essentiel de cultiver l’« esprit révolutionnaire » pour dépasser les dominations centenaires et les « transdominations » actuelles. Pour faire de cet esprit un mur d’énergie et de lucidité et, pour éviter, comme l’a noté Rodrigo Mora, la dégradation morale quotidienne qu’implique la vie dans ce monde capitaliste (avec ses mille et une variantes) et empêcher que notre esprit se satisfasse de ce qui existe. L’esprit révolutionnaire cesse d’être une abstraction utile aux conversations entre de tristes militants pour devenir une gymnastique d’hygiène personnelle, intellectuelle et morale qui nous élève, nous rend meilleurs et plus dignes comme êtres humains face au quotidien.

Vers une autogestion sociale
Reste encore la brûlante question de savoir quelles formes organisationnelles sont les plus appropriées pour garder en vie cet esprit révolutionnaire. Si, par notre propre expérience et par tout le fond d’accumulation universelle que nous laissent les partis, depuis les socialistes, les communistes, de libération nationale, etc., jusqu’au plus récent NPA français, nous avons déjà pu juger de leur inefficacité, il n’est pas non plus très révolutionnaire de travailler exclusivement à la construction d’une fédération anarchiste cubaine qui, comme toujours, pourrait être un instrument utile pour de nombreuses choses, mais pas pour bien d’autres. Par ailleurs, l’expérience anarcho-syndicaliste, avec des référents comme les IWW, la CNT ou la Confédération nationale ouvrière de Cuba, avant de passer sous la domination des communistes du pays, nous offre une possibilité de repenser et d’identifier aujourd’hui quelles sont les potentialités anticapitalistes qui restent encore aux organisations ouvrières et comment les faire entrer en contact avec les mouvements sociaux anticapitalistes d’aujourd’hui.
Outre l’objectif de créer des espaces d’autonomie et d’autogestion sociale à Cuba, se pose aujourd’hui la question de redonner de la force à une nouvelle signification communiste et anarchique au travail, après l’échec fracassant des tentatives pour créer l’« homme nouveau » promues par Che Guevara, sur la base d’une administration centralisée de stimulants matériels et moraux. L’histoire récente nous montre qu’aucun dirigeant révolutionnaire, aussi exemplaire qu’il soit, ne peut remplacer le surgissement d’une sociabilité prolétarienne et populaire qui débouche sur une nouvelle culture communiste, mais les groupes autonomes de travailleurs ne peuvent pas y parvenir à eux seuls. Sans une interaction horizontale avec leur entourage social communautaire, les collectifs ouvriers peuvent aussi transformer les gens en consommateurs passifs et captifs de leurs plans de rentabilité productive, et dériver de la sorte vers un capitalisme ouvrier semblable à celui qu’on a connu en Yougoslavie.
À Cuba, les instances locales et communautaires qui pourraient intervenir en tant que responsables d’une autogestion sociale qui irait au-delà de la simple autogestion ouvrière des entreprises sont dans un état de mort chronique, administrée par une caste parasitaire qui vit de la phraséologie creuse de l’autogestion sociale. Contribuer, en tant qu’anarchistes, à la mort définitive de ces instances serait le service le plus amusant que nous pourrions rendre à la reconstruction du capitalisme cubain. Les principes d’autonomie sociale, d’autogestion productive et d’anarchie spirituelle doivent se fondre dans toutes ces instances que le monde populaire cubain est disposé à récupérer. Nous, libertaires, nous devrons être présents, tout prêts à enterrer les fantômes et à ressusciter les révolutions…

Marcelo « Liberato » Salinas
Traduction de Miguel Chueca











1. Parc situé dans le quartier du Vedado de La Havane. Il est nommé ainsi parce qu’il se trouve à l’angle des rues H et 21. (NdT.)