Sous les pluies de la digne rage : actualité du zapatisme

mis en ligne le 24 janvier 2013
1694ChiapasLe 21 décembre était une date attendue de l’année 2012. Bien que rares soient ceux qui ont réellement cru à l’avènement de la fin du monde (ouf !), beaucoup se sont tout de même laissé aller aux blagues, aux canulars, à l’ironie pour célébrer la prétendue fin du calendrier maya. Une occasion de plus pour faire péter le champagne et se mettre une murge ? Peut-être… Mais les crises sociales que connaissent les peuples du monde depuis quelques années ne sont sans doute pas non plus tout à fait étrangères à l’engouement délirant qu’a suscité cette prophétie. Dans Le Monde diplomatique de janvier 2013, Évelyne Pieiller évoque elle aussi cette donnée essentielle : « Il est bien sûr difficile de ne pas mettre en relation l’inquiétude généralisée dans les pays saisis par la “crise” et l’attention, même moqueuse, portée à une prédiction qu’en d’autres temps on n’aurait pas pris la peine de considérer. » On pourra, alors, se désoler que la misère sociale n’incite qu’à faire la fête… Mais ce serait aller bien vite en besogne, car, à plusieurs milliers de kilomètres de notre bel Hexagone, dans les montagnes du Sud-Est mexicain, quarante mille zapatistes – descendants de ces mêmes Mayas à qui on a fait dire tout et n’importe quoi – ont, eux, choisi le 21 décembre 2012 pour annoncer non pas la fin du monde, mais la fin d’un monde : celui, glacial et mortifère, du capitalisme.

Des milliers de zapatistes en action
« Entendez-vous ? C’est le son de votre monde qui s’effondre. C’est le nôtre qui resurgit. » Tel est le laconique communiqué que le Comité clandestin révolutionnaire indigène-commandement général de l’EZLN (CCRI-CG) a rédigé à l’occasion de cette démonstration de force du zapatisme version 2012. Quarante mille zapatistes, donc, ont défilé le 21 décembre, sous une pluie battante, dans les rues d’Ocosingo, de Las Maragaritas, de Palenque, d’Altamirano et de San Cristobal de Las Casas. Malgré le choix symbolique de la date, l’événement est éminemment politique et étroitement lié à la récente actualité du Mexique où, que ce soit à l’échelle du Chiapas ou de la Fédération mexicaine, les têtes du pouvoir ont été récemment renouvelées.
Sur le trône de la nation, Felipe Calderón a cédé la place à Enrique Peña Nieto, tristement célèbre pour avoir été à l’origine, entre autres méfaits, de la cruelle répression de la lutte contre l’aéroport d’Atenco en 2006, pendant laquelle, outre les violents coups de matraque, des dizaines de femmes ont été violées par les flics. Au Chiapas, c’est Manuel Velasco Coello qui succède au gouverneur Juan Sabines Guerrero (Parti de la révolution démocratique, PRD). Ce petit nouveau – il n’a que 32 ans – est rattaché au Parti vert écologiste du Mexique (plus couramment appelé Verde), organisation politique très conservatrice (certains la classent même à l’extrême droite) notamment connue pour sa campagne de 2008-2009 en faveur de la peine de mort (campagne qui lui valut de vives critiques de la part de son homologue européen). Il est également le petit-fils de Manuel Velasco Suárez, lui-même gouverneur du Chiapas entre 1970 et 1976, ce qui en dit long sur les ressorts de la politique de cet État…
Dans pareil contexte, la marche silencieuse de ces milliers de zapatistes résonne comme une mise en garde et un rappel. Le rappel de cette révolte qui gronde dans le Mexique, le rappel de la vitalité du zapatisme et du succès de ses réalisations. Elle porte aussi à ces deux dirigeants le témoignage poignant et plein d’espoir que, malgré les harcèlements constants orchestrés par les logiques de contre-insurrection (kidnappings, menaces, déplacements forcés), l’autonomie indienne se construit jours après jour au Chiapas, offrant au monde l’exemple de la pertinence d’autres possibles.

L’autonomie, toujours bien vivante
Le 30 décembre 2012, le sous-commandant Marcos, porte-parole de l’EZLN, a rompu le silence qu’il observait depuis sa dernière lettre au sociologue mexicain Don Luis Villoro (7 décembre 2011). Prenant la plume, il rédige le communiqué du CCRI-CG, lequel vient compléter celui, plus dépouillé, du 21 décembre. Dès les premières lignes, il exprime l’un des buts premiers de l’occupation pacifique de cinq fiefs urbains chiapanèques : sortir du silence pour témoigner de la vivacité du zapatisme après dix-neuf ans de lutte et de construction révolutionnaire. « Suite au coup d’État médiatique qui voulait masquer l’ignorance mal dissimulée et plus mal feinte encore du pouvoir exécutif mexicain, nous nous sommes manifestés pour leur faire savoir à tous que, si eux n’avaient jamais disparu, nous non plus ! » Les médias sont, bien sûr, pointés du doigt, coupables de n’avoir jamais cessé d’être les auxiliaires du pouvoir mexicain, relayant les diffamations ou observant délibérément un silence de mort, tant sur les réalisations concrètes du zapatisme que sur les incessantes atteintes aux droits des communautés indiennes : « Les grands moyens de communication ont tenté de nous faire disparaître, d’abord par la calomnie servile et opportuniste, par leur silence sournois et complice ensuite. » Si l’entreprise médiatique de désinformation est avérée au Mexique – où elle est un pilier de la stratégie de contre-insurrection –, elle l’est aussi ailleurs, à l’international, où, comme en terre mexicaine, les grands médias non seulement sont les hérauts des systèmes de domination, mais répondent aussi inexorablement à des logiques marchandes qui définissent, avec les mêmes ressorts que la mode, les sujets traités. Combien de journaux, de radios et de chaînes de télévision, en France, abordent aujourd’hui la question zapatiste ? Même le très altermondialiste Monde diplomatique a fini par se taire 1, après en avoir pourtant abondamment parlé (ses colonnes avaient même été ouvertes à la prose de Marcos 2). Le sous-commandant évoque d’ailleurs ces changements d’attitude de la part de certains médias au départ pourtant très favorables à l’insurrection zapatiste : « Par le passé, nous avons eu la chance de bénéficier d’une attention honnête et noble de divers moyens de communication. À l’époque, nous les en avons remerciés, mais cet état de choses a été complètement effacé par leur attitude ultérieure. »
Malgré le black-out médiatique, Marcos rappelle que, « quand il n’y avait ni caméra, ni microphone, ni stylo à bille, ni oreilles, ni regard, nous continuions à exister ». Et l’autonomie de se développer, construisant dans ce coin reculé du monde qu’est le Chiapas un espace de liberté, non capitaliste et non étatique. Ce modèle révolutionnaire de société a d’ailleurs permis d’améliorer en profondeur les conditions de vie des communautés indiennes. « Au cours de ces longues années, nous avons gagné en force et nous avons significativement amélioré nos conditions de vie. Notre niveau de vie est supérieur à celui des communautés indigènes proches des gouvernements successifs, qui, elles, bénéficient de leurs aumônes et les gaspillent en alcool et en articles inutiles », écrit le sous-commandant. Écoles et hôpitaux se développent et fonctionnent efficacement ; si bien, d’ailleurs, que nombreux sont les indigènes non zapatistes qui y ont également recours. D’un point de vue économique, les moyens de production ayant été récupérés et réorganisés, « notre travail nous donne la double satisfaction de nous fournir le nécessaire pour vivre dignement et de contribuer à la croissance collective de nos communautés ». Cette expérience authentiquement révolutionnaire, riche en enseignements pour tous les peuples du monde qui vivent écrasés sous le joug capitaliste, n’évolue cependant pas coupée du reste de la planète, et Marcos insiste sur ce point essentiel de la démarche zapatiste de transformation sociale : « Notre culture s’épanouit, non pas isolée mais enrichie au contraire par le contact avec la culture d’autres peuples du Mexique et du monde. » Toujours pas de logique sécessionniste ou autarcique, donc, toujours pas de repli identitaire ni de rejet de celui qui vient d’ailleurs. Mais toujours ce désir subversif de construire quelque chose de nouveau, nourri par les imaginaires rebelles d’une humanité entrée en résistance.

Vers où va donc l’EZLN ?
Via le communiqué du 30 décembre 2012, intitulé « L’EZLN annonce de prochaines initiatives », le CCRI-CG définit son action pour les mois à venir. Celle-ci s’articulera principalement autour de cette volonté – essentielle – d’établir, ou de rétablir, des contacts avec les autres acteurs de la transformation sociale radicale au Mexique et dans le monde, « non pas pour en prendre la tête ou pour les supplanter mais pour apprendre d’eux et de leur histoire, de leurs chemins et de leurs buts ». Ces autres acteurs, les zapatistes ne les cherchent pas dans les partis politiques ou dans les sphères de l’État vis-à-vis desquels ils préfèrent observer « une distance critique », ces derniers n’ayant jamais « rien fait d’autre que s’enrichir aux dépens des besoins et espoirs des gens humbles et simples ». Ces autres acteurs, les zapatistes les chercheront « en bas à gauche », c’est-à-dire dans des luttes et des résistances populaires qui n’affichent d’autre volonté que de rompre avec l’injustice et l’exploitation, qui n’ambitionnent nulle conquête du pouvoir et qui s’organisent horizontalement, sans leaders électoralistes ni parti institutionnel.
Cette quête d’une unité plurielle – agir ensemble dans le respect d’une certaine diversité – a très vite été voulue par les zapatistes, et elle avait déjà commencé à prendre forme en 2006 avec la création de l’Autre Campagne, vaste mouvement regroupant une multitude d’organisations, de groupes, de collectifs et d’individus en lutte au Mexique. On est cependant en droit de se demander, à la lecture de ce récent communiqué de l’EZLN, comment les zapatistes comptent raviver les contacts noués depuis leur entrée en résistance et comment ils entendent en établir de nouveaux. Et, surtout, à quoi, concrètement, ces relations aboutiront. Sur ces différents aspects, la plume de Marcos reste malheureusement très évasive, se contentant d’annoncer que « l’EZLN fera connaître une série d’initiatives à caractère civil et pacifique pour lui permettre de continuer à faire son chemin avec les autres peuples originaires du Mexique et de l’ensemble du continent, ainsi qu’avec les personnes qui, au Mexique et dans le monde entier, résistent et luttent, en bas et à gauche ». Il faudra donc attendre de prochains communiqués ou, mieux, les actions prévues pour en savoir davantage.
Autre « lacune », ou frustration : si on connaît le chemin qu’empruntera la révolte (celui de la convergence des luttes populaires), où mène-t-il ? Certes, les réalisations du zapatisme au Chiapas dans les communautés en rébellion donnent un certain nombre de pistes de réflexion et d’exemples pratiques, mais le Chiapas n’est pas le Mexique, et le Mexique n’est pas le monde. Or les ambitions révolutionnaires du zapatisme ne se cantonnent pas aux seules montagnes du Sud-Est mexicain, et, fort judicieusement, il ne manque jamais d’appeler les peuples du monde à se révolter et à penser un autre modèle de société. La difficile réussite de la création d’une zone d’autonomie au Chiapas semble aujourd’hui inenvisageable dans bien d’autres pays, et en France en particulier où une réelle réappropriation collective des moyens de production semble compliquée en dehors d’un mouvement révolutionnaire.
Dès lors, quels liens établir entre ces « zones libérées » – qui ne le restent d’ailleurs que partiellement – et les mouvements et mouvances révolutionnaires internationales aux possibilités différentes, toutes conditionnées par leurs environnements (géographiques, culturels, historiques, temporels) respectifs ? Quand bien même d’autres « zones libérées » seraient possibles, peut-on s’en contenter ? Peut-on sérieusement penser que leur multiplication finira par « asphyxier » le capitalisme ? Comment lier, en révolutionnaires conséquents, ces deux temporalités complémentaires que sont l’immédiateté alternative et le futur révolutionnaire ? Ces questions sont bien sûr compliquées, mais on ne peut en faire l’économie sans risquer de ne jamais dépasser l’horizon, au demeurant nécessaire, du réformisme radical.

Non, le capitalisme ne meurt pas
De même que la fin du monde n’a pas eu lieu, le système capitaliste, contrairement à ce qu’assènent certains (du genre : « Le capitalisme est en train de crever, achevons-le ! »), n’est pas au bord du gouffre, et la crise qu’il connaît aujourd’hui annonce moins sa propre mort que sa pérennisation dans le temps et l’espace. Non seulement il ne meurt pas, mais il sortira renforcé et revigoré de cette mauvaise passe. Alors, et n’en déplaise aux tenants de l’historicisme marxiste, il serait bien vain d’attendre une quelconque chute imminente et « naturelle » : c’est à nous-mêmes d’abattre le capitalisme et de construire, sur ses ruines, notre émancipation. Comme le dit le sous-commandant Marcos dans le communiqué du CCRI-CG : « Tout cela [l’autonomie] a été obtenu non seulement sans le gouvernement, sans la classe politique ni les médias qui vont avec, mais aussi en résistant à leurs attaques de toutes sortes. » Les acquis ne s’obtiennent qu’en les arrachant à ceux qui nous les refusent et, si nous restons passifs, les bras croisés à attendre la fin, alors nous n’aurons rien. Reste à être vigilants sur nos combats, le capitalisme ayant cette capacité perverse et ô combien efficace de s’accommoder, voire de se nourrir, de la contestation.
Aujourd’hui, l’expérience zapatiste est source d’espoir pour l’avenir et de motivation pour les luttes en cours. Elle témoigne que rien n’est perdu et qu’une fois encore le fatalisme fait fausse route. Avec le 21 décembre 2012, les Mayas sont entrés dans une nouvelle ère, amenant dans leurs bagages un monde nouveau. Un monde encore tout petit, quelques milliers de kilomètres carrés quelque part dans les montagnes du Sud-Est mexicain. Mais un monde en gestation, un monde qu’ils appellent à partager, sous la lueur d’une lune rebelle, avec les peuples en résistance d’une Terre meurtrie.










1. Il est d’ailleurs « amusant » de constater que l’un des derniers articles du Diplo sur le zapatisme, signé du sociologue Bernard Duterme et publié en 2009, s’intitulait « Passés de mode, les zapatistes ? ». Oui, passés de mode…
2. Sous-commandant Marcos, « Naissance d’une nouvelle droite : le fascisme libéral », in Le Monde diplomatique n° 557, août 2000.