Israël, la guerre et la philosophe

mis en ligne le 9 décembre 2012
À plusieurs reprises, nous avions signalé que, face aux impasses tant économiques que politiques accumulées au cours des dernières années par le pouvoir israélien, la guerre semblait être une issue désirée, probable, possible. Mais toute bonne guerre se doit d’être précédée d’une offensive de propagande hystérique. Cette fois, c’est une philosophe mondialement connue pour ses travaux sur le genre qui vient d’en faire les frais lors de la remise, en Allemagne, d’un prix couronnant ses travaux. La presse française est restée fort silencieuse à ce sujet. Si Mediapart s’est contenté de reproduire la traduction du texte écrit en réponse par cette philosophe, Judith Butler, aux accusations d’antisémitisme portées contre elle, il faut aller sur le site legrandsoir.info pour avoir la totalité des informations à ce sujet. Il est à noter que la traductrice, Élisa Trocmé, est parente d’un Juste parmi les nations, un de ceux qui pendant l’Occupation cachèrent des milliers de Juifs sur le plateau cévenol.

Le prix Adorno et la philosophe
Ce prix est décerné par la ville de Francfort-sur-le-Main en mémoire du philosophe Theodor W. Adorno (1903-1969). Ce dernier dut fuir le nazisme, son père étant juif, et se réfugia aux États-Unis. Comme Horkheimer, Benjamin, Marcuse, il fit partie du courant intellectuel connu sous le nom d’école de Francfort, dont le projet était, dans les années 1920-1930, de réaliser une critique des sciences sociales. Adorno a beaucoup travaillé sur la musique d’avant-garde, aussi bien Schöenberg que le jazz. Attribué tous les trois ans, le 11 septembre, ce prix récompense des contributions jugées exceptionnelles dans les domaines de la philosophie comme de la musique. Parmi les récipiendaires, on trouve aussi bien des sociologues comme Norbert Elias ou Bauman qu’un musicien comme Boulez ou un cinéaste comme Godard.
Pour notre compagne Heloisa Castellanos, corédactrice du numéro de Réfractions sur le féminisme, « Judith Butler, depuis la publication de son livre Trouble dans le genre, est devenue la référence obligée, bien qu’elle n’ait pas été la première à formuler une théorie sur le genre ». Elle ajoute : « Les premières recherches sur le genre datent des années 1940, puis en 1968 Robert Stoller, psychiatre et psychanalyste nord-américain, utilise le terme dans ses recherches cliniques sur les problèmes posés par le transsexualisme, essayant de comprendre l’écart entre l’identité sexuelle fondée sur des critères anatomiques et biologiques et l’identité subjective. Judith Butler, philosophe, féministe, est considérée comme LA théoricienne du genre (traduction en français du terme anglais gender), du pouvoir et du corps ; sa théorisation s’appuie sur ce qui est appelé la French Theory, à savoir la pensée postmoderne française et notamment Foucault, Derrida et Lacan. »
Heloisa termine en posant cette question : « Qu’est-ce que le genre ? Il peut être défini comme le sexe social. C’est une construction historique et sociale du sexe dans un système à deux termes, masculin et féminin. À son tour, la théorie queer critique le découpage binaire hétéro/homo, genre masculin/genre féminin et soutient l’existence d’un continuum des genres, du féminin au masculin, en passant par un entre-deux. » Ce sont ces travaux qui ont donc valu à Judith Butler de recevoir ce prix.

Une philosophe juive et antisémite ?
À l’occasion de cette remise, une vague d’accusations hystériques fit irruption sur la scène médiatique. Judith Butler fut accusée de « dépravation morale » par le secrétaire général du Conseil central des Juifs allemands, Stephan J. Kramer. Comme cela ne suffisait pas, il rajouta qu’elle « détestait Israël ». Un site web, Alyaexpress News, accuse Butler de soutenir des groupes terroristes arabes. Un commentaire, lié à cet article, avance que « les Européens restent ce qu’ils sont : des antisémites pathologiques qui avancent masqués ». Beaucoup d’interventions signalent que la philosophe américaine soutient la campagne de boycott contre Israël. BDS (Boycott, désinvestissement et sanctions) se veut être, selon son intitulé, une « réponse citoyenne et non violente à l’impunité d’Israël ». Différents articles parus dans le Jerusalem Post l’accusent de soutenir la comparaison Israël = nazi. Des soutiens de l’intérieur se sont pourtant fait jour, comme celui du professeur Neve Gordon, un partisan du BDS de l’université Ben Gourion du Néguev à Beer Sheva. Ce dernier a écrit : « La chasse aux sorcières contre Judith Butler, bien orchestrée, est une tentative sournoise – basée sur des demi-vérités et des mensonges – pour faire taire une critique ardente de la politique abusive d’Israël concernant les droits politiques dans les territoires occupés. » Au fond, qu’en est-il de l’antisémitisme de Judith Butler, de son soutien au Hamas et au Hezbollah et de la négation, selon ces critiques, de sa propre judéité? Eh oui, car en plus elle est juive !

La réponse de Judith Butler
Dans ce texte publié de façon quasi confidentielle, la philosophe explique les origines de son engagement pour la justice.
« J’ai reçu une éducation juive au temple à Cleveland, dans l’Ohio, sous la tutelle du rabbin Daniel Silver, où j’ai développé de solides fondements éthiques sur la base de la pensée philosophique juive. J’ai appris que nous sommes appelés, par d’autres et par nous-mêmes, à répondre à la souffrance et à réclamer, à œuvrer afin qu’elle soit soulagée. Mais pour ce faire, nous devons entendre l’appel, trouver les ressources permettant d’y répondre, et parfois subir les conséquences d’avoir parlé comme nous le faisons. On m’a enseigné à chaque étape de mon éducation juive qu’il n’est pas acceptable de rester silencieux face à l’injustice. »
Accusée d’antisémitisme, parce que critiquant Israël, voici ce qu’elle répond : « Il est faux, absurde et pénible que quiconque puisse prétendre que ceux qui formulent une critique envers l’État d’Israël sont antisémites ou, si Juifs, victimes de la haine de soi. De telles accusations cherchent à diaboliser la personne qui articule un point de vue critique et à disqualifier ainsi à l’avance son point de vue.
« Cette tactique pour faire taire cette personne est inqualifiable, innommable. Tout ce qu’elle dira doit être rejeté à l’avance ou perverti de telle façon que la validité de sa parole soit niée. Une telle attitude se refuse à considérer, à examiner le point de vue exposé, se refuse à débattre de sa validité, à tenir compte des preuves apportées, et à en tirer une conclusion solide sur les bases de l’écoute et du raisonnement. De telles accusations ne sont pas seulement une attaque contre les personnes qui ont des opinions inacceptables aux yeux de certains, mais c’est une attaque contre l’échange raisonnable, sur la possibilité même d’écouter et de parler dans un contexte où l’on pourrait effectivement envisager ce que l’autre a à dire. […] C’est ce qui arrive à beaucoup de gens qui émettent un point de vue critiquant Israël – ils sont stigmatisés comme antisémites ou même comme collaborateurs nazis ; ces formes d’accusation visent à établir les formes les plus durables et les plus toxiques de la stigmatisation et de diabolisation. […] Quand un groupe de Juifs qualifie un autre groupe de Juifs d’“antisémite”, il tente de monopoliser le droit de parler au nom des Juifs. »
Accusée de manquer de solidarité par rapport à l’État d’Israël voici ce qu’elle dit : « Aux États-Unis, j’ai été alarmée par le nombre de Juifs qui, consternés par la politique israélienne, y compris l’occupation, les pratiques de détention à durée indéterminée, le bombardement des populations civiles dans la bande de Gaza, cherchent à désavouer leur judéité. Ils font l’erreur de croire que l’État juif d’Israël représente la judéité de notre époque, et que s’identifier comme juif signifie un soutien inconditionnel à Israël. »
Accusée d’être inféodée au Hamas et au Hezbollah, Butler répond très clairement que c’est faux : « Mes propos sur le Hamas et le Hezbollah ont été sortis de leur contexte et gravement déformés, portant atteinte à l’intégrité de mon opinion ouvertement exprimée et toujours d’actualité. J’ai toujours été en faveur de l’action politique non violente, principe auquel je n’ai jamais dérogé. Il y a quelques années, une personne, dans un auditoire universitaire, m’a demandé si je pensais que le Hamas et le Hezbollah appartenaient à “la gauche mondiale” et j’ai répondu sur deux points :
« – Ces organisations politiques se définissent comme anti-impérialiste, et l’anti-impérialisme étant une des caractéristiques de la gauche mondiale, on peut alors, sur cette base, les décrire comme faisant partie de la gauche mondiale.
« – Comme avec n’importe quel groupe de gauche, il faut décider si l’on est pour ou contre ce groupe, et il faut alors évaluer de façon critique leurs positions.
« Je n’accepte pas ou n’approuve pas tous les groupes de la gauche mondiale. Ces remarques ont été faites à la suite de la conférence que je donnais ce soir-là, qui soulignait l’importance du deuil public (collectif) et des pratiques politiques de la non-violence, principes que j’élabore et défends dans trois de mes livres récents : Vie précaire, Systèmes de guerre et Chemins divergents. La non-violence n’est pas un état pacifique, mais un combat social et politique destiné à rendre la rage articulable et efficace – c’est un “fuck you” soigneusement élaboré. » Elle ajoute : « Je ne cautionne pas les pratiques de résistance violente, tout comme je ne cautionne pas la violence d’État, je ne peux pas, et ce à aucun moment. »
Comment Judith Butler manifeste-t-elle sa solidarité avec ceux qui souffrent : « L’une des raisons pour lesquelles je soutiens le BDS est que le BDS est le plus grand mouvement civique politique non violent, visant à établir l’égalité et les droits à l’autodétermination pour les Palestiniens. Je suis membre du conseil consultatif du Jewish Voice for Peace, membre de la synagogue Kehillah à Oakland, en Californie, et membre exécutif de la Faculté pour la paix israélo-palestinienne aux États-Unis et du théâtre de Jénine en Palestine. »
À une époque où il semble que les intellectuels engagés aient disparu, en voilà une qui prend des risques.