Y a-t-il une morale policière ?

mis en ligne le 8 novembre 2012
Vincent Peillon, ministre de l’Éducation nationale, a décidé de rétablir l’enseignement de la morale dans les écoles primaires. Peut-être pourrait-il suggérer à Manuel Valls qu’il devrait en aller de même dans les écoles de police et, par la suite, sur le terrain, en formation continue, si l’on peut dire.

L’argent n’a pas d’odeur
Dès son entrée en fonctions, en mai 2012, le nouveau ministre de l’Intérieur faisait savoir à l’ensemble des fonctionnaires de la police nationale que, désormais, il fallait en finir avec le tutoiement des personnes interpellées. Il ignorait encore qu’il lui faudrait morigéner les policiers de la BAC-nord de Marseille, qui avaient lourdement failli. Plus que de longs discours, autant s’accommoder, pour ceux-là, du proverbe passe-partout : « Bien mal acquis ne profite jamais ! », ou bien, plus incisif peut-être : « L’argent n’a pas d’odeur. » À moins que l’hôte de la place Beauvau ne se soit arrêté sur « L’appétit vient en mangeant » et pourquoi pas « Autre temps, autre mœurs ». Plus réaliste, il y a, évidemment « L’habitude est une seconde nature ». Toutes réflexions hautement moralistes devant convenir au comportement de nos ripoux marseillais. Et puis, à propos de cet abominable esprit de corps qui gangrène la police, conduisant à soutenir des « collègues » en toutes circonstances, nous pourrions retenir : « À beau mentir qui vient de loin. » Finalement, Manuel Valls devrait s’arrêter à deux autres excellents proverbes : « Qui sème le vent récolte la tempête », ainsi que « Tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se casse ».
Le ministre de l’Intérieur aurait eu intérêt à faire enseigner un minimum de politesse à ceux qui ne cessent de donner des leçons de savoir-vivre à une population de plus en plus sous contrôle. Il est certain que la police française gagnerait en crédibilité si elle affichait cette affabilité propre aux bobbies britanniques. Si les protecteurs de la veuve et de l’orphelin s’efforçaient d’avoir un minimum de courtoisie, sans doute seraient-ils moins rejetés. Il est vrai que les bonnes manières ne sont pas enseignées en école de police. Si l’homme (ou la femme) habillé de bleu n’a pas vocation à la distinction, il pourrait tout au moins respecter ceux qui voient en lui un élément de sécurité dans un monde de brutes…

Face à un public hostile
En novembre 2002, dans Que fait la police ?, alors édité sur papier, je tentais, dans un éditorial titré « Trop malpolis pour être honnêtes », de décrire une situation qui ne pouvait qu’alarmer les défenseurs des libertés publiques. Le propos s’adressait au ministre de l’Intérieur d’alors, récemment propulsé au premier plan par Jacques Chirac : « Monsieur Sarkozy, si vous appreniez la politesse à vos fonctionnaires, la banlieue serait peut-être plus calme. Outre le tutoiement quasi habituel, destiné aux individus que nous sommes, de plus en plus de policiers s’attribuent le droit d’injurier ceux qu’ils interpellent… Le traitement verbal réservé aux immigrés colorés, en général, et aux Maghrébins en particulier, atteint désormais un niveau insupportable pour les oreilles d’un citoyen élevé dans le respect des principes de la République des droits de l’homme. »
Cette algarade se terminant par une citation du Guide pratique de déontologie policière, publié en 1999 : « Comment conserver sa dignité aux yeux du public ? En proscrivant les excès de langage, les familiarités, les gestes déplacés, en faisant preuve de retenue dans les actes et les propos… » D’où ce bref commentaire : « Nous n’avons rien à ajouter à cette leçon de morale ! »
En août 2008, j’avais publié un petit livre, au titre significatif : Le Vocabulaire policier (L’Esprit frappeur). Dans la conclusion de ce passage en revue des grossièretés éructées par les fonctionnaires de l’ordre public, je notais : « Si le vocabulaire policier est généralement pauvre, il est pourtant riche en injures. C’est un langage plutôt répétitif et outrancier, autant que venimeux et haineux finalement. Ceux qui le pratiquent ont oublié le devoir d’humanité qui devrait les motiver. »
Six mois après l’arrivée de Manuel Valls au ministère de l’Intérieur, qu’en est-il de ce langage châtié que le Premier Flic de France aimerait entendre ? Pour que le ministre se voit dans l’obligation de rappeler ses policiers à plus de réserve dans leur vocabulaire, et plus particulièrement de ne plus tutoyer les individus interpellés, il faut bien imaginer que les mauvaises habitudes langagières des serviteurs de l’ordre public n’ont pas véritablement changé.

Un impératif : afficher des résultats
Les reculades de Manuel Valls sur les récépissés devant accompagner les contrôles d’identité, un pas en arrière bien accueilli par les syndicats de policiers, n’ont certainement pas ouvert la voie à un comportement plus humaniste de nos policiers envers les jeunes des banlieues. Pour ne nous limiter qu’à Paris et sa banlieue, il faut bien constater que, derrière les portillons du métro et du RER, de nombreux policiers, l’invective prête à jaillir, sont toujours aussi attentifs pour constater d’éventuels délits. Pendant ce temps, les malfrats ne sont pas vraiment inquiétés : portant costume-cravate, ceux-là ne se risquent jamais à voyager sans titre de transport.
En fait, sauf remise à jour du Code de déontologie les régissant, les fonctionnaires habillés de bleu ne sont que rarement jugés suite à leur langage ordurier. Même s’ils sont tenus désormais de montrer l’exemple, ils passent généralement au travers des mailles très larges d’un filet hasardeux. Bien plus grave, nous n’aurions pas à nous intéresser à leurs faits et gestes, et pas davantage à décider s’il font le bien ou le mal. C’est aux chefs de leur institution de décider si leur comportement est scandaleux. Si c’est le cas, la révélation des dérives vient tardivement car un serviteur de l’État ne peut pas être tout à fait coupable. Dans son essai Le Paradis à l’ombre des épées, Henri de Montherlant émettait un avis prémonitoire concernant la police. Cet homme d’ordre, relativement misanthrope – tout autant que misogyne – pointait du doigt une institution jugée perverse, avec des mots très durs : « On a davantage le sentiment de la moralité devant une bande d’Apaches obéissant à son chef que devant tel corps anarchique de braves gens. »
On ne demande pas aux policiers d’intervenir en leur âme et conscience mais, plus simplement, d’afficher des résultats exploitables, du rendement finalement, sinon de la productivité – avec primes à la clé, le cas échéant. On ne leur demande pas davantage d’avoir du cœur, et surtout pas d’éprouver des émotions. Nul ne leur a jamais demandé d’être scrupuleux. Et puis, surtout pas de procéder à un examen de conscience, avec remords éventuels, repentir et peut-être acte de contrition, si le fonctionnaire défaillant éprouve la naïveté de se rendre à confesse pour obtenir la rémission de ses mauvaises actions.
Prenons un exemple. Celui qui s’abrite sous des pauvres cartons, espérant trouver un peu de chaleur, n’imagine peut-être pas qu’il représente un trouble à l’ordre public, surtout s’il se trouve dans un quartier bourgeois. D’où intervention énergique, probable, de ces hommes (ou femmes) en uniforme, connus sous appellation de gardiens de la paix, qui lui conseilleront rudement d’aller voir ailleurs s’il y fait moins froid. Où irait-on s’il fallait permettre à tous ces sans-abri d’encombrer nos trottoirs ? Que pourraient bien penser de notre pays les nombreux touristes qui foulent les artères de nos villes, s’ils ne cessaient de se heurter à ces « clodos » qui donnent une image déformée de notre beau pays. Nous connaissons l’exemple de Crainquebille, pourchassé pour avoir vendu des fruits et des légumes, simplement pour survivre. Qu’il me soit permis de rappeler un souvenir personnel. C’était en 1970, près de l’église Saint-Eustache, à Paris, en pleine période de démolition des Halles. Un marchand des quatre saisons, clandestin, vendait des cerises. Arrive une équipe de policiers, qui contrôle cet homme, d’autant plus suspect qu’il était visiblement Maghrébin. Il est immédiatement menotté et embarqué vers le commissariat le plus proche. Soudain, l’un des policiers revient sur ses pas, s’approche de la charrette contenant les cerises, abandonnée, se saisit de la balance de Roberval et, d’un geste vengeur, la retourne sur la marchandise, avant de rejoindre ses collègues un sourire aux lèvres. J’en ai encore le cœur soulevé…

De nombreux droits, de rares devoirs
Finissons-en. La morale policière est courte. On obéit à la consigne, tout en l’améliorant pour se faire apprécier par la hiérarchie. Comme il est plus facile de s’attaquer aux faibles plutôt qu’aux puissants, le policier n’a nul besoin de se faire conseiller la prudence lorsqu’un haut personnage se trouve impliqué dans un délit. Ce policier fait partie d’un monde à part. Avec ses collègues, il se sent en famille, et la plupart de ses contemporains ne sont que des « individus » qu’il convient de tenir à l’œil. Si ce policier méprise les immigrés visibles, il ne se comporte pas toujours civilement avec tous les autres. Jeunes ou vieux, tout est bon pour exciter son courroux du moment. Surtout s’il s’est fait remonter les bretelles par son supérieur hiérarchique pour son manque d’efficacité. À l’école de police, après un concours destiné à sélectionner les meilleurs, on va surtout lui apprendre qu’il va devenir défenseur de l’ordre public. Ce qui sous-entend – sans être dit – qu’il aura un maximum de droits sur ses concitoyens, tout en négligeant de lui rappeler qu’il a des devoirs envers la société qui le salarie, et qu’il est censé protéger.
Ce civil en uniforme est imprégné d’une certaine forme de pensée, si l’on peut dire. Il a appris la discipline, surtout pour la faire respecter aux autres. Comme il a une forte image de sa personne, il ne peut tolérer la moindre réplique à ses ordres, bien plus aboyés que tranquillement suggérés. Lui résister, ne serait-ce qu’en paroles, peut conduire le bon bougre au délit d’outrage. Son ton autoritaire ne peut pourtant que pousser à la révolte. Comme il ne peut se comporter que de façon autoritaire, son étonnement est grand lorsque l’on se risque à lui résister – verbalement s’entend. Le pékin se doit donc d’apprendre cette vérité première : le policier a toujours raison, même lorsqu’il a tort. Il ne doit lui être fait aucune objection.
Déjà, la perspective de voir rétablir son numéro matricule sur sa vareuse le plonge dans une grande colère, et son syndicat ne peut que l’inciter à protester contre cette mesure qui risque de lui faire perdre son anonymat tellement apprécié. Certes, il fera profil bas mais gare à l’individu qui se risquera à noter cette véritable carte d’identité permettant de le faire repérer, en cas de plainte pour bavure. S’il lui reste une ambition, c’est bien d’être considéré comme le régulateur d’une société ayant le plus grand besoin de tuteurs.