Lettre à Charlie-Hebdo : pourquoi nous ne signerons pas votre pétition réclamant la dissolution du Front national

Votre actuelle campagne de signatures pour la dissolution du FN nous apparaît quelque peu naïve, sur la forme, et dangereuse, sur le fond.
Sur la forme : nous savons pertinemment, et vous devez bien aussi vous en douter, que même en cas d’un improbable succès, il ne manquera pas d’apparaître sans tarder, sous une appellation ou sous une autre, une structure en tous points semblable, à quelques poils de cul près à l’actuel Front national. Il existe par ailleurs déjà des dizaines d’associations, de cercles, de ligues, de troupes, de sectes déjà parfaitement satellisés autour du FN, parfaitement contrôlés par lui et qui ne demandent qu’à servir. Il suffit simplement de déshabiller Pierre pour habiller Paul. Ainsi, dans les années 70, la Ligue communiste (on s’excuse pour la comparaison) s’est immédiatement recréée en Ligue communiste révolutionnaire après sa dissolution par le ministre de l’Intérieur de l’époque. Il n’a pas fallu huit jours… Combien de temps a-t-il fallu à Hara-Kiri-hebdo pour se transformer en Charlie-Hebdo après un certain bal tragique ? ¹. Ne faut-il pas craindre non plus un fort courant de sympathie autour d’une éventuelle interdiction ? Les martyrs ont souvent fait pitié, et on ne peut en outre mésestimer la quantité d’électeurs FN ainsi que tous ceux qui n’ont pas osé voter pour lui lors des dernières consultations. Quant aux vertueux démocrates officiels, il n’en manquera à coup sûr pas un seul pour beugler à la censure et à l’arbitraire. La dissolution n’est ni plus ni moins qu’un service à lui rendre, c’est le risque énorme de transformer le FN en un instrument fin prêt à prendre le pouvoir, sans que l’on soit débarrassé pour toujours des idées qu’il incarne. C’est lui reconnaître une légitimité démocratique. Observez un peu à Nice ce qui se passe. Le nouveau maire, ancien FN, s’est débarrassé de son costume de gros con facho et négocie son entrée à l’UDF. A-t-il pour autant changé ? C’est plus un problème de contenant que de contenu que peut changer votre pétition. Ce sont des pratiques et les idées qu’il nous faut combattre, pas le paquet-cadeau dans lequel elles se trouvent.
Sur le fond : l’argument qui consiste à affirmer qu’il faut interdire le FN parce qu’il menace la République nous laisse rêveurs. Il est de nature, quant à lui, à pouvoir s’appliquer d’une part à nous-mêmes, mais d’autre part aux organisations militantes pour lesquelles c’est non seulement la République qu’il nous faut détruire mais l’État. Les mêmes arguments qui font que le Front national puisse être interdit peuvent également servir pour étrangler une véritable organisation révolutionnaire. Autre exemple : la loi sur la presse pour la protection de la jeunesse peut condamner à mort, et vous en savez quelque chose, n’importe quelle publication ; aussi bien un journal libertaire, d’extrême gauche ou d’extrême droite. Alors une pétition publique réussissant à interdire un parti politique, pourquoi ne ferait-elle pas des petits et ne réussirait-elle pas à interdire, au même titre que la loi qui vous a fait plonger avec la première mouture d’Hara-Kiri-hebdo il y a quelques années, un journal, une organisation antiraciste, une amicale de boulistes ?
Et pourtant, nous, militants anars, n’avons rien à foutre d’un gouvernement républicain, ni d’une démocratie parlementaire, ni de l’article 2 de la Déclaration des droits de l’Homme qui consacre la propriété sans la définir. C’est l’organisation des travailleurs eux-mêmes, des chômeurs, la somme de tous les intérêts individuels et collectifs, le respect des minorités et leur participation à part entière aux décisions qui sont seules capables de conduire l’individu vers son émancipation et la responsabilité de ses propres choix. Personne ne peut ni ne doit décider pour nous, et certainement pas la République. Pour se servir d’un cliché pratique : la démocratie, c’est la loi du plus fort, c’est « cause toujours », c’est le pitbull du capital et de l’ordre moral. Appliquer la loi, républicaine ou non, à nos mœurs est difficilement supportable.
Vous avez toujours combattu, avec talent, cet ordre moral – que nous aussi nous détestons, croyez-le bien – dans votre journal. Légitimer la République, la considérer comme le moins pire des systèmes comme vous paraissez le faire, c’est accepter de mettre en règle, en loi, en équation, en données corrigées des variations saisonnières… votre vie quotidienne. Etes-vous sincèrement prêts à l’accepter ? Faire chier Le Pen, pourquoi pas ? mais cette sombre ordure, ce nostalgique de l’ordre brun et du IIIe Reich a-t-il attendu votre pétition pour savoir que Charlie-Hebdo l’emmerde et le vomit ? Nous espérons que non…
Pour ces quelques raisons nous ne signerons pas votre pétition. Mais comptez sur nous pour combattre avec vous le FN et toutes les mouches à merde qui tournent autour, mais surtout pour anéantir ses idées obscurantistes : racisme, respect aveugle du chef, xénophobie, culte de la force, qui s’installent au pouvoir jour après jour, et bien sûr pour continuer d’acheter Charlie-hebdo. L’insolence, la caricature, l’irrespect sont des armes quelquefois plus efficaces que les nôtres. Nous vous souhaitons très sincèrement bon courage dans votre entreprise, en sachant bien pouvoir nous retrouver ensemble à de nombreuses autres occasions.




¹. Au lendemain de la mort du général de Gaulle, Hara-Kiri titrait : « Bal tragique à Colombey : un mort ! ». Ce qui conduisit à son interdiction.

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Fred1208

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Rose

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