L'œil morne, le geste impuissant, l'Occident assiste à l'agonie du peuple polonais…

mis en ligne le 24 décembre 1981
Les chancelleries ont eu un hoquet de protestation, les foules ont défilé dans les rues, les églises se sont remplies pour des soirées de prières pendant que les généraux polonais continuaient à étrangler le peuple. Évidemment, les uns et les autres, sous peine de déclencher la plus effroyable des guerres, ne pouvaient pas faire autre chose que de se frapper la poitrine en marmottant la litanie classique : « C'est ma faute, c'est ma faute… c'est ma très grande faute » Devant le drame polonais auquel ils assistaient comme à un spectacle, les peuples et leurs dirigeants étaient prisonniers d'une situation qu'ils ont laissée se créer et qui bouche la voie à toute autre transformation que celle de l'alternance entre le capitalisme d'État stalinien et le capitalisme libéral occidental qui, aujourd'hui, se disputent sous la menace le privilège d'exploiter le peuple !
II y a, à l’origine de l'asservissement du peuple polonais : d'abord Yalta, ce monstrueux accord entre deux impérialismes se distribuant les dépouilles du troisième, et se partageant le monde ; il y a la rapacité des petites nations avides de s'approprier ce que les grands voudraient bien leur abandonner ; il y a la veulerie des peuples bercés par les parlottes internationales et fermant les yeux sur cette spoliation des populations pauvres qui permet leur relative et temporaire prospérité ; il y a la dégénérescence des partis ouvriers et des syndicats dans le monde qui ont largué l'internationalisme prolétarien au profit des égoïsmes nationaux générateurs de suffrages électoraux pour les partis, et de timbres de cotisations pour les syndicats ; il y a surtout ce grand dévoiement des après-guerres où l'on voit les civilisations répandre sous elles toutes les déjections accumulées au cours des guerres ; il y a, enfin. l'abandon des luttes militantes rudes et intransigeantes au profit des criailleries hystériques d'une fraction de la population politisée qui, sous le couvert du langage socialiste, voire révolutionnaire, n'exprime que sa soif de jouissance et son refus des exigences que toute lutte impose. Aujourd'hui, le peuple polonais isolé, sans aucun espoir de recevoir des populations et des gouvernements autre chose que des bonnes paroles et le produit des quêtes faites à la porte des églises où l'on pleurniche, et à la porte des mangeoires où on lui distribue les restes, subit le joug des militaires qui emprisonnent et massacrent, sans autre espoir que celui d'une catastrophe qui reposerait à l'échelle mondiale le problème d'une civilisation différente ! En vérité, devant le drame polonais, les hommes, leurs gouvernements, les partis politiques comme les organisations syndicales sont englués dans quarante années de veuleries, d'abandons, de lâcheté qui les ont poussés dans une nasse à laquelle ni à l'Est ni à l'Ouest personne ne peut plus échapper.
Il faut le dire rudement, le problème polonais n'est pas un problème de sentiment, c'est un problème de structures des économies et des rapports qu'elles imposent aux nations et aux hommes. On ne règlera pas le problème polonais et quelques autres à travers le monde, qui sont des abcès sur des corps malsains, en agitant les bons sentiments ! II faut arracher les masques, détruire les fondements sur lesquels repose le mensonge, montrer du doigt les faux prophètes. Ceux-là, plus que le capital dont chacun peut contempler le visage et constater les méfaits, conduisent les peuples aux charniers. Il faut appeler un chat un chat et le communisme stalinien la plus monstrueuse imposture du siècle. Monstrueuse non seulement parce qu'elle conduit un parti qui se réclame du socialisme à devenir le parti des fusilleurs, mais parce qu'elle dégrade l'homme du XXe siècle et le ravale aux périodes où la scolastique religieuse justifiait tous les crimes au nom de l'Église. Ce communisme, même s'il semble absent de Pologne, dissout par les événements, est celui qui a fabriqué les hommes qui aujourd'hui tirent sur le peuple. C'est lui qui opprime à l'Est, c'est lui qui justifie à l'Ouest, de façon plus ou moins nette suivant les circonstances, les exactions des partis communistes au pouvoir.
Ah ! il suffisait l'autre soir d'apercevoir à la télévision ce gros poussah de Séguy lire un communiqué passe-partout où il ne se trouvait pas une phrase pour protester contre l'arrestation des syndicalistes de Solidarité, qu'il avait reçus quelques semaines auparavant, ou pour s'indigner de la disparition de Walesa qu'il avait serré sur son cœur devant dix millions de téléspectateurs, où il n'était nulle part question de l'internationalisme prolétarien, pour se souvenir de ces staliniens, ses anciens qui, quarante ans plus tôt, à l'annonce du pacte germano-soviétique, rasaient les murs, la tête entre les épaules, les fesses serrées sans répondre aux questions que les travailleurs leur posaient. Comme ses anciens, Séguy, l'autre soir, filait comme un lapin aussitôt sa saloperie déposée sur les ondes, mais ceux de 1940 ont eu une chance qui leur permit un rétablissement spectaculaire lorsqu'Hitler envahit la Russie, ce qui les dédouana ! Mais les miracles se renouvellent rarement. Le plus étonnant, ça a encore été d'entendre Jospin nous dire que dans l'affaire polonaise, il ferait changer le Parti communiste de position ! On peut mesurer, je ne dirais pas la vanité, mais l'incroyable aveuglement de ces politiciens socialistes accrochés aux basques des communistes, à partir de ce qu'ils considèrent comme l'essentiel, les problèmes électoraux !
Naturellement, c'est au sein de la CGT que les cabrioles du bureau politique du Parti communiste passent le moins facilement, et les performances de Séguy devant la télévision n'ont pas séduit tous les militants, même si l'emprise de l'appareil confédéral a été assez puissant pour limiter les dégâts et empêcher la foule des membres de la CGT d'assister aux manifestations dénonçant les événements tragiques qui se déroulent en Pologne. L’opposition au sein de la CGT s'est manifestée à deux niveaux différents. La première opposition est classique : c'est celle des socialistes qui ont pu se glisser au bureau confédéral, avec la complicité des staliniens, et qui parfois ruent dans les brancards pour faire semblant d'exister !
Ceux-là, qui se sont souvent manifestés et qui rentreront dans le rang sitôt leurs entrechats terminés, n'entraîneront personne, car méprisés de tous et d'abord de leur Parti socialiste qui connaît bien leur limite. Mais à l'occasion du conflit qui, en Pologne, oppose les travailleurs de Solidarité à la nomenclature, une autre opposition, animée par le Syndicat des correcteurs, de vieille tradition ouvrière, se dessine. Vendredi matin, cette opposition tenait une conférence de presse à la Bourse du travail. Autour des militants du Syndicat des correcteurs, de nombreux syndicats des finances, du spectacle, de la marine marchande, des journalistes, des douanes, des représentants de sections syndicales de la région parisienne et de province. Dans la salle de la Bourse du travail, ce sont des représentants de la base de la CGT qui se sont réunis et qui protestent contre l'attitude du bureau confédéral, courroie de transmission du bureau politique du Parti communiste, prêt à vendre son âme pour un plat de lentilles. Les militants de l'opposition au bureau confédéral de la CGT appellent à l'unité avec toutes les autres organisations pour faire reculer le fascisme stalinien. Ils publieront une proclamation où l'on pourra lire : « Nous sommes profondément indignés par les événements de Pologne où les autorités répriment avec une violence inouïe la classe ouvrière et le syndicat Solidarité... Nous sommes scandalisés par la prise de position du bureau confédéral de la CGT qui cautionne l'agression contre les travailleurs polonais. Demandons au bureau confédéral... de respecter les décisions du 40e congrès... »
Avec ces militants de la base, qui rassemblent des démons du petit cadre de la CGT, petit cadre qui est la véritable richesse des organisations syndicales, on échappe à l'opposition de Sa Majesté, dans laquelle se complaisent les « vedettes » de la commission exécutive. Ces camarades seront-ils efficaces pour ramener la CGT sur la ligne proprement prolétarienne ? Certainement pas ! Mais ils sont un jalon sur la route qui doit mener les travailleurs du monde entier à une révision complète des luttes syndicales. Avec cette économie capitaliste qui se disloque, c'est ce monde politique et syndical qui lui collait à la peau qui est en train de s'effondrer avec lui. Le capitalisme d'État suscite des partis communistes de caractère fasciste, le capitalisme libéral suscite des partis socialistes réformistes. Ces partis sont les abcès du système capitaliste occidental ou du système étatique stalinien ; ils crèveront avec lui. Et il ne faut pas avoir peur de le dire tout haut, au moment où les peuples cherchent des remèdes-miracles pour guérir tout de suite la société de ses maux. Des remèdes, il n'y en a pas. Ce qu'il faut, c'est en prendre conscience. La libération du peuple polonais passe par la libération de toute l’humanité, le rejet des évangiles marxistes, des préceptes religieux, du fatalisme de l'économie capitaliste. La Pologne est accident..., accident douloureux, c'est certain, mais sans solution autre que la libération de l'humanité aux prises avec deux épouvantables systèmes de classe : le capitalisme et le stalinisme.