Portugal : le bon élève qui fait faillite

mis en ligne le 5 mai 2011
1634AurelioEn mars 2011, quelques semaines avant la chute du gouvernement, le Premier ministre socialiste, Socrates, abaisse le taux de TVA frappant les terrains de golf de 23 % à 6 %. Devant la perplexité générale, il explique que ce secteur touristique va permettre au Portugal de sortir de la crise… Puis, deux jours avant que le pays ne demande l’« aide » financière de Bruxelles, les mairies de Porto et de Faro annoncent que les cantines scolaires resteront désormais ouvertes pendant la période des vacances, afin que les enfants puissent prendre au moins un repas par jour. Ces deux anecdotes soulignent à la fois l’arrogance de la classe politique et l’appauvrissement général de la société portugaise.
Dix ans après avoir été classé « bon élève de l’intégration européenne », le Portugal en faillite fait la une des médias qui découvrent, d’un côté, la pauvreté et les inégalités sociales, de l’autre, les dépenses ostentatoires de la bourgeoisie.
Certes, le capitalisme est un système de classes fondé sur l’inégalité sociale, et le petit Portugal n’y échappe pas. Comme il n’échappe pas non plus aux conséquences de la période néolibérale caractérisée par un fort déplacement des revenus au profit du capital.
Quelques chiffres aideront à revenir à la réalité. Au Portugal, le revenu mensuel moyen est de 1 000 euros mais il chute de moitié dans les régions pauvres du pays. Sur une population de dix millions d’habitants, plus de deux millions sont des retraités, dont à peine 10 % touchent des pensions dépassant les 1 500 euros, la valeur moyenne mensuelle des retraites étant de 380 euros. Près d’un million de personnes, surtout les jeunes, travaillent sous contrats précaires, et un million trois cent mille personnes survivent avec les 189 euros du RMI local. Le taux de chômage est de 11 % et, depuis quelques années, celui de la pauvreté est reparti à la hausse. Enfin, le taux d’émigration s’est rapproché de celui des années soixante du siècle passé.
L’État portugais est aujourd’hui lourdement endetté et n’a même plus les moyens de continuer à emprunter à des taux faramineux pour honorer le service de la dette. Il vient ainsi d’être mis sous le contrôle direct de Bruxelles.
Avant de décoder le discours de la novlangue économique sur la dette, il importe de revenir sur le processus même qui a amené à cette situation.
Le Portugal est un cas exemplaire de l’« intégration européenne » : les sociétés pauvres de la périphérie ont été, de fait, pillées par les entreprises et les banques des grands centres capitalistes européens. La faible économie locale de naguère a été détruite. Dans le secteur agricole, l’exode, l’abandon des champs, la spéculation immobilière touristique et les aides européennes à la mise en jachère des terres ont abouti à l’effondrement de la production. Jadis pays agricole, le Portugal importe aujourd’hui un tiers de ses besoins alimentaires.
Pendant quelques années, les bas salaires ont attiré des industries à forte concentration de main-d’œuvre peu qualifiée, cela jusqu’à l’adhésion des États d’Europe centrale. Subsistent aujourd’hui un petit nombre d’entreprises modernes et quelques sociétés sous-traitantes des multinationales, mais le tissu social est exsangue.

L’escroquerie du discours sur la dette
Ce qu’on appelle l’« aide » de Bruxelles ou du FMI n’est que la poursuite de prêts, à des taux à peine plus bas que ceux du marché financier privé. En réalité, cette « aide » constitue une aide au secteur bancaire européen qui va ainsi pouvoir continuer à toucher les intérêts de la dette. C’est la continuation du paiement des intérêts qui compte pour les banques, la dette ne sera, elle, probablement jamais remboursée. Ce qui semble déjà se confirmer pour le cas grec.
Outre assurer le service de la dette, l’État doit aussi couvrir le financement de ses propres dépenses. Il y a celles dites de « relance » censées entraîner la reprise économique. Allouant de l’argent aux grandes entreprises européennes de travaux publics et à quelques sous-traitants locaux, ces dépenses parviennent à peine à peser sur le niveau de l’emploi.
Au Portugal, comme partout, les mesures de rigueur obéissent à une même logique : réduire drastiquement les salaires. Ce qui, dans l’esprit des capitalistes, encouragera les investissements. Or l’argument est insoutenable dans la société portugaise où la pauvreté sociale est structurelle et la précarité du travail une des plus élevées d’Europe, et où la baisse de la part des salaires dans la richesse produite a commencé bien avant le début de la crise. Après avoir appauvri les travailleurs de l’industrie, les plans d’austérité du gouvernement socialiste ont raboté le niveau de vie des classes moyennes : fonctionnaires, enseignants, etc. − allumant le feu de la révolte dans des secteurs auparavant pacifiques.

Crise sociale et crise politique

Début avril, les médias ont largement discouru sur l’instabilité politique du pays, en l’expliquant par la vie politicarde qui se déroule au-dessus des têtes des simples quidams. Rien de plus faux, car la chute du gouvernement a été précipitée par une crise sociale qui n’est pas d’aujourd’hui, caractérisée par une multitude de grèves et d’imposantes manifestations de rue. Pour les syndicats – parmi lesquels domine la CGTP, contrôlée par le Parti communiste – ces journées d’action sont organisées avant tout dans le but de canaliser le mécontentement vers une voie négociatrice. Le fait est que la participation aux grèves tend à être massive et combative. La dernière journée de grève générale du 24 novembre 2010 a mobilisé les secteurs privés et publics, et l’on a assisté – pour la première fois depuis la révolution des Œillets – à la formation de piquets de grève, à des tentatives d’occupation et à des appels à la prolongation du mouvement.
À la fin de 2010, certains signes indiquent que le mécontentement a grimpé d’un cran. Tout d’abord, la présence dans les manifestations de petits groupes anticapitalistes qui expriment une radicalisation de la jeunesse précarisée. Au point que le service d’ordre de la CGTP est intervenu pour empêcher la « contamination » de ses cortèges.
Il y a eu ensuite l’événement Deolinda. Début 2011, ce groupe de rock connu produit une chanson au titre provocateur, Parva que sou ! (Quelle conne je suis !), et qui clame : « Je suis de la génération qui ne supporte plus !/Quel monde si con/où l’on doit étudier pour devenir esclave. » Diffusée sur You Tube, la chanson prend une dimension politique et devient emblématique de la « génération précaire ».
Et puis, le 12 mars 2011, on passe abruptement du showbiz et de la mauvaise poésie au concret. Un appel à manifester, lancé sur les réseaux sociaux par des jeunes se nommant Geraçao à rasca (Génération dans le pétrin), fait descendre une foule dans les rues des principales villes du pays : 300 000 personnes à Lisbonne, 100 000 à Porto et 6 000 à Faro. Une foule où se mélangent les générations, classes populaires et classes moyennes, où se côtoient patriotes drapeau au vent, punks, communistes, anarchistes, individus affichant des signes rappelant la révolution des Œillets. De nombreux slogans expriment une critique radicale de la société : « Ni économie ni travail… Allez tous vous faire foutre ! » « Une autre crise est possible ! ». Deux idées dominent : le rejet de la classe politique dans son ensemble et l’affirmation de l’autonomie dans l’action : « Le peuple uni n’a pas besoin de partis ! » Et on voit réapparaître le mot apartidarismo (sans parti), forgé pendant de la révolution de 1974-1975.
Il y a dans la mobilisation du 12 mars 2011 plus de références aux révoltes tunisienne et égyptienne qu’aux révoltes grecques. Comme si le pourrissement de la démocratie politicienne était assimilé à une nouvelle dictature, au climat étouffant, dont il faut se libérer. De même, les allusions à la révolution de 1974 peuvent être interprétées comme le constat d’un projet émancipateur gâché.

Le discrédit du système parlementaire

Si cette première manifestation scelle le sort du gouvernement socialiste du moment, c’est le discrédit de l’ensemble de la classe politique qui s’y exprime. En trente-six ans, la confiance dans la démocratie parlementaire a fondu, les politiciens sont détestés, perçus comme des escrocs. Le Parti socialiste portugais a une responsabilité notable dans la construction de cette image. Sa nomenklatura est perçue comme un gang de prédateurs, nouveaux riches et affairistes, qui fait main basse sur tout ce qui peut apporter bénéfices ou privilèges.
Le Portugal est le premier pays d’Europe où un gouvernement de gauche, socialiste, se voit contraint de quitter le pouvoir devant la montée du mécontentement social provoqué par l’austérité.
Si la population est désorientée, la classe politique est déstabilisée par la crise. Alors que le discrédit du système parlementaire est grand, les partis ont été forcés d’affronter leur propre électorat. Le Parti socialiste portugais l’a fait prudemment : les mesures de rigueur à l’encontre du secteur public ont été, dans un premier temps, plus modérées que celles prises en Grèce ou en Irlande. Dans la mesure du possible, le PS a ménagé son électorat alors qu’il n’a pas hésité à attaquer violemment les travailleurs les plus pauvres. Instaurant de nouveaux critères de calcul des conditions d’accès au RMI, le gouvernement a réussi à rayer, en un an, trente mille familles de la liste des bénéficiaires.
Pourtant, à peine avaient-ils quitté la direction des affaires que les socialistes ont trouvé leur nouveau slogan électoral : « Défendre le Portugal » ! Démagogie nationaliste qui cache la défense de leurs intérêts mafieux qui risquent d’être mis à mal par l’intervention du FMI. Qui plus est, leurs trois plans de rigueur ont obéi à la même logique que ceux à venir, baisse des salaires, diminution des dépenses sociales, allégement du cadre juridique du marché du travail, protection des hauts revenus et de la classe capitaliste. En attendant l’arrivée du FMI, le Parti socialiste portugais a assumé sa tâche de sauvegarde du système.
Après quoi, le parti semblait en mauvaise posture pour poursuivre le sale travail. Il y avait urgence à ravaler le visage de la classe politique, même si tout le monde sait que les remplaçants issus du Parti social-démocrate de droite sont des clones des socialistes.
La contagion de l’attitude islandaise − refus du paiement de la dette − à d’autres pays de la périphérie pourrait entraîner l’effondrement du système monétaire européen ; générant enfin une situation de crise sociale unifiée en Europe. Faute de quoi, on observera un repli xénophobe sur chaque pays, comme en Finlande, avec des conséquences sociales encore plus dévastatrices. La poursuite des politiques actuelles, c’est « la politique du pire » pour la majorité de la population, au Portugal comme partout en Europe.
Un slogan a remporté un grand succès lors des récentes manifestations antinucléaires à Berlin, à la suite du crime capitaliste de Fukushima : « Nos centrales nucléaires sont aussi sûres que nos retraites ! » On pourrait tout aussi bien dire que la maîtrise de l’économie capitaliste est aussi sûre que la maîtrise du nucléaire par la science. Le capitalisme est un système dangereux et les conséquences de sa crise devraient inciter à l’essor des pratiques émancipatrices. Car l’attentisme et la résignation n’apportent pas la sécurité.