Les nouvelles rébellions américaines s’inspirent du monde arabe

mis en ligne le 21 avril 2011
1632WisconsinInspirés par le soulèvement massif du peuple égyptien, plus de 100 000 travailleurs se sont rassemblés à Madison, capitale de l’État du Wisconsin (États-Unis) pour contester les « réformes » radicales proposées par le nouveau gouverneur républicain Scott Walker. Véritable attaque en règle contre la Middle Class (les travailleurs), il s’agit de licencier 21 000 employés, d’amputer le budget de l’éducation, de brader les eaux et forêts au premier venu, d’annuler les acquis sociaux portant notamment sur la santé et la retraite, et d’abroger de fait le droit syndical du secteur public. Tout cela bien sûr pour combler une « dette » publique plutôt fictive. Attaque surprise, d’ailleurs : Walker s’était fait élire comme républicain « modéré », ayant évincé le candidat du Tea-Party (réseau d’extrême droite) dans les primaires.

Le Capitole occupé

La riposte populaire a été aussi immédiate qu’imprévue. Le Capitole, siège du gouvernement, est investi pendant quatorze jours par des centaines et parfois des milliers de contestataires – enseignants, employés des services sociaux syndiqués – et leurs alliés : jeunes, étudiants, retraités – avec l’appui officiel et volontaire des syndicats solidaires des policiers, pompiers, ambulanciers dont le statut n’étant pas remis en question. D’ailleurs le chef de la police de la capitale a refusé d’exécuter l’ordre du gouverneur d’évacuer les occupants, arguant qu’une intervention dans une manifestation publique pacifique prêterait à des violences qui pourraient inutilement mettre en danger ses agents ! Une solidarité inouïe qui rappelle le passage au peuple des éléments des forces de l’ordre en Tunisie et en Égypte.
Comme sur la place Tahir au Caire, cette occupation entièrement pacifique se développe en foyer de démocratie populaire, bouillonnant d’idées et d’initiatives. Pour se ravitailler, elle a fait la fortune des pizzerias de la capitale mais des sympathisants de partout préparent et envoient des vivres. Les liens entre militants de différents mouvements, entre jeunes et vieux, syndiqués et simples citoyens se nouent spontanément ; de nouveaux militants se forment, apprennent à organiser des conférences de presse, à publier des bulletins, etc. Des réseaux de résistance se tissent qui perdureront et qui seront prêts à continuer la lutte, quelle que soit l’issue de cette crise. Comme disent les Égyptiens après Tahir : les choses ne pourront jamais être les mêmes.

Le mouvement se généralise
En attendant, dans le cas où Walker arriverait à imposer ses lois, on prévoit la possibilité d’une grève générale. Une motion a été votée à l’unanimité (moins un) par le Conseil intersyndical. Un militant raconte : « Le gouvernement dit qu’on n’a pas le droit de faire grève, mais on n’avait pas le droit de faire grève en Égypte et ils ont fait grève ! D’ailleurs, nous avons reçu un coup de fil du syndicat des enseignants d’Égypte indiquant leur soutien. » C’est inouï.
De plus, à l’instar des soulèvements des pays arabes dont il s’inspire, le mouvement de Madison fait tache d’huile : on manifeste dans 50 autres villes du Wisconsin et la révolte se répercute dans les États voisins d’Ohio (20 000 manifestants avant-hier), d’Illinois et jusqu’en Iowa. Dans ces États aussi, le nouveau régime instauré par les républicains d’extrême droite depuis janvier 2011 se traduit par les mêmes attaques contre le maintien des services sociaux et les droits syndicaux des travailleurs du secteur public : ceux dont nous dépendons pour éduquer nos enfants, soigner nos maladies, faire fonctionner les transports et les autres services publics qui rendent la vie des autres travailleurs supportable. D’où l’énorme mouvement de solidarité des parents d’élèves et des usagers des hôpitaux, services de logement, etc., qui donne à ce mouvement un authentique caractère populaire.
Ce populisme (dans le sens positif) rappelle les traditions radicales encore vivantes du Parti ouvrier-paysan du Wisconsin et de son leader populaire Bob « le Batailleur » La Follette, gouverneur et sénateur (1906-1925) du Wisconsin, ennemi des trusts et des banques, républicain puis progressiste, dont la statue domine le foyer du Capitole occupé. De plus, la ville de Madison héberge le campus de l’Université du Wisconsin, grand foyer de contestation étudiante pendant la guerre du Viêt-Nam, et c’est le syndicat, très radical, des Teaching Assistants (étudiants du second cycle universitaire chargés de cours) qui le premier a lancé l’occupation.

Attaques coordonnées de la droite
Cette mobilisation prometteuse fait face à une véritable offensive de classe capitaliste, organisée et financée au niveau national par des fondations et des milliardaires républicains d’extrême droite, dont les frères Koch quasi fascistes et le baron des médias de droite Rupert Murdoch (Fox News). Les réseaux superpatriotes du Tea Party leur servent de troupes de choc. Comme en Europe, la prétendue crise de la « dette » leur fournit un prétexte pour s’attaquer aux salaires et aux avantages sociaux. Cette dette est souvent factice. Au Wisconsin, les républicains ont commencé la session législative en donnant aux riches et aux grands groupes un cadeau de 100 000 000 de dollars (environ sept cents millions d’euros) en exemptions d’impôt, avec le résultat évident que les caisses du gouvernement, auparavant équilibrées, se sont vidées. Ensuite, on crie à la crise financière et à la dette, mensonges relayés par tous les médias.
Selon la pensée unique américaine, les énormes subventions données aux grosses firmes (dont la plupart paient zéro impôt grâce à de multiples « exemptions ») servent à « créer de l’emploi ». En fait, les profits des banques et des grands groupes qui s’accumulent de façon mirobolante ne sont pas réinvestis dans l’économie réelle. Au contraire, là, on licencie. Hélas, même les syndicalistes du Wisconsin semblent accepter cette fausse logique conventionnelle. Pour montrer leur bonne volonté et « partager les sacrifices » imposés à tous (sauf aux riches) par une dette fictive, les syndicats ont renoncé à toute revendication économique et ont accepté, par avance, les réductions de salaire proposées par le gouverneur Walker ! Alors pourquoi s’acharnent-ils – lui et les autres gouverneurs qui suivent le même scénario élaboré dans les think tanks de la droite américaine – contre ces syndicats ?

Les syndicats du public ciblés
Les syndicats des services publics sont particulièrement ciblés parce qu’ils représentent le dernier rempart de la classe ouvrière organisée, le syndicalisme dans le secteur privé étant depuis longtemps impuissant, victime des délocalisations et des années de concessions inutiles de la part de la bureaucratie syndicale. Les syndicats des instituteurs et profs sont les premiers en ligne de mire partout car on veut démanteler l’école publique et déprofessionnaliser les enseignants et y faire obstacle.
Les syndicats du public sont aussi le dernier rempart du Parti démocrate, qui dépend de leur soutien dans les élections. Alors qu’au niveau national, les démocrates, Obama en tête, ont déçu les attentes de leurs électeurs syndiqués pour suivre la ligne de Wall Street, dans le Wisconsin les 14 sénateurs démocrates soutiennent le mouvement à fond.
Ainsi, pour empêcher que les réformes soient imposées par le Sénat, où les républicains sont en forte majorité, les 14 ont quitté le Wisconsin afin de bloquer le vote par défaut de quorum. Le gouverneur parle d’envoyer la police les arrêter pour les ramener de force – ou de farce. Moins drôle, un haut responsable de l’Ohio a proposé d’envoyer la police avec l’ordre de tirer à balles mortelles.

Un début de réveil

Ce mouvement prometteur annonce un début de réveil des mouvements sociaux américains, endormis depuis l’élection d’Obama en 2008.
L’électorat qui l’a plébiscité est composé en une large mesure d’employés, de syndiqués, de jeunes, de femmes, de retraités démunis, de travailleurs pauvres, de Noirs, de minorités ethniques, d’antiguerres et d’éléments « libéraux » et « progressistes ». On a dansé dans la rue au moment de sa victoire (à Chicago ! En hiver !). On s’attendait à des « changements » (le slogan d’Obama) positifs en sa faveur et cet électorat s’est trouvé complètement désemparé quand son idole s’est soumise à Wall Street tout en continuant les sales guerres et répressions liberticides de Bush. Mais alors que Wall Street s’est relevé de la crise de 2008 et que les grandes fortunes augmentent vertigineusement, la dépression s’approfondit de plus en plus dans le pays avec 20 % de chômage effectif, une misère croissante, les expulsions du domicile, les fermetures d’écoles, les licenciements en masse.
Il fallait bien qu’on se mobilise, et les soulèvements du monde arabe ont donné du courage à ce peuple puissant mais désarçonné. Belle ironie que les foules arabes « donnent des leçons de démocratie » aux travailleurs américains dont les dirigeants prêchent d’en haut la démocratie au monde arabe (tout en lui imposant d’odieuses dictatures). Mais c’est normal. Face aux attaques d’un seul et même ennemi, seules la solidarité internationale et l’extension des luttes peuvent donner une réponse adéquate aux attaques coordonnées lancées contre les travailleurs dans tous les pays.

Richard Greeman