L’expérience oubliée : 1974-1975, la révolution des œillets (2/2)

mis en ligne le 10 février 2011
Contre les collectivisations
Jusqu’au début de 1975, le prolétariat agricole des latifundia de l’Alentejo – région située dans la moitié sud du pays – était resté dans l’attente, tout en manifestant son soutien politique au Parti communiste. Le premier gouvernement provisoire s’était d’ailleurs empressé de légaliser les premiers syndicats d’ouvriers agricoles.
Durant des siècles, ces ouvriers avaient survécu au moyen d’un système de travail saisonnier qui symbolisait pour eux l’exploitation et la misère capitalistes. En dépit des intentions affichées par les nouveaux dirigeants de prendre en compte la nécessité d’une réforme agraire, les grands propriétaires ne changèrent pas d’attitude. Comme d’habitude, les ouvriers agricoles se trouvèrent privés de travail l’hiver de 1974-1975. Dans un premier temps, le mécontentement s’exprima par des actions directes – incendies de récoltes et de biens appartenant aux latifundistes –, de grands propriétaires sont la cible d’attentats. Début 1975, les premières occupations de propriétés se font spontanément, en dehors de toute initiative du Parti communiste et de ses cadres syndicaux. Mais les ouvriers agricoles ne manquent pas de faire appel à l’armée pour cautionner leurs actions.
Deux événements politiques – traduisant un changement dans les rapports de force sociaux – vont accélérer le mouvement d’occupation des propriétés : le succès de la manifestation d’extrême gauche ouvrière à Lisbonne en février 1975, et le mois suivant l’échec du putsch conservateur. Pendant les premiers six mois de cette année, le mouvement d’occupation s’étend à toute la moitié sud du pays, à l’exception de l’Algarve, région de petites propriétés. Si la lutte du prolétariat rural ne prend pas une forme explicitement politique, de contestation anticapitaliste, son but est clairement de renverser les conditions de propriété existantes. Pour se donner les moyens de vivre, ils exproprient les latifundia. Les occupants ne partagent pas les terres en lopins privés, mais ils organisent collectivement le travail et la production. Ici et là des coopératives se créent mais, de manière générale, la nouvelle forme de propriété qui se met en place reste floue.
Ce n’est qu’au cours de l’été de 1975 que les syndicats agricoles et le Parti communiste vont réellement reprendre le contrôle du mouvement. En juillet, le pouvoir politique intervient pour lui donner un cadre légal. La loi de l’expropriation des terres transforme le mouvement d’occupation et de gestion collective des terres en réforme agraire. L’esprit collectiviste des ouvriers agricoles, lesquels n’avaient pas partagé les latifundia, facilite la tâche de l’État. À partir de ce moment, le Parti communiste et les militaires répriment les « occupations sauvages, opportunistes et même anti-révolutionnaires ». Car sur l’ensemble des propriétés déjà occupées, un bon quart se trouve en dehors du champ d'application de la nouvelle loi… Pour le Parti communiste, la réforme agraire a toujours été conçue comme une action de l’État. Dans cette optique, la nationalisation des latifundia est la réponse de ce dernier à la collectivisation spontanée de la propriété privée par les ouvriers agricoles.
Qui plus est, pour le Parti communiste, la réforme agraire est un point essentiel du projet de socialisme d’État, dont le but est la réorganisation de la production agricole et l’augmentation de la productivité. Les propriétés occupées, coopératives ou collectifs de production, deviennent des Unités collectives de production (UCP) gérées par des cadres communistes selon des critères de rentabilité économique et sont liées financièrement à l’État.
Le Parti communiste prend ainsi le contrôle économique et politique de cette région correspondant à la moitié sud du pays. Mais, alors même que le prolétariat agricole continue à voir la réforme agraire comme une réappropriation des moyens de vie, l’augmentation de la productivité et des rendements agricoles, programmée par les communistes, rencontre une forte résistance. Les ouvriers agricoles ont accepté sans heurts la nationalisation des terres collectivisées, ils ne sont pas pour autant décidés à se soumettre à des critères de rentabilité capitalistes et à se plier à l’augmentation de la productivité du travail par la réduction de la force de travail.

L’État contre le « pouvoir populaire »
L’institutionnalisation de la réforme agraire ne fut pas un cas isolé. De mars à août 1975, le gouvernement de Gonçalves – qui menait une politique dirigiste d’intervention dans l’économie conforme à son orientation communiste – tente de normaliser la situation sociale. Pour répondre aux inquiétudes populaires face au chômage, et sous la pression du Parti communiste qui trouve là un moyen de renforcer son implantation dans l’État, le gouvernement accélère le processus de nationalisation des entreprises. Il réglemente à tout-va, réprime mouvements, actions ou initiatives indépendantes, tout en cherchant un accord avec les forces politiques de la droite, de l’église catholique en particulier. Par le biais des financements, et comme il l’avait fait avec la réforme agraire, l’État étouffe les expériences d’autogestion dans l’industrie. En effet, depuis l’été 1974, et à la suite de l’occupation de nombreuses usines abandonnées par les patrons, un réseau d’entreprises en « autogestion » s’était mis sur pied, surtout dans le textile. Ces entreprises continuèrent de fonctionner selon les lois du marché, même s’il y eut des tentatives pour instaurer une plus grande égalité de salaires, la rotation des tâches et mettre en question la hiérarchie. En effet, les travailleuses et travailleurs se limitaient à vendre directement au public les marchandises produites et ne trouvaient de salut que grâce au surtravail et à l’endettement auprès de l’État. Au-delà d’une expérience limitée d’autogouvernement d’entreprise, et en l’absence d’une rupture avec la logique capitaliste, l’autogestion s’était transformée en auto-exploitation.
En un an, le Parti communiste est passé du stade de groupe clandestin à celui de force politique dominante dans l’État, force sans commune mesure avec son implantation sociale. Dans les administrations publiques et grandes entreprises, dans les ministères, ses militants ou compagnons de route occupent des postes de responsabilité.
Cette ascension rapide et cet appétit de pouvoir cristallisent des peurs anciennes et font naître une nouvelle hostilité. Naturellement, le Parti est rejeté par les secteurs conservateurs de la population soumis à l’emprise des notables, caciques locaux, et de l’Église, qui conspirent ouvertement. Mais son attitude arrogante dans l’appareil d’État et dans les syndicats, ses campagnes productivistes de pur style stalinien et son opposition aux mouvements de grève braquent les travailleurs les plus combatifs. Un nouveau courant s’organise, dit de « pouvoir populaire ». Revendiquant une alternative à la puissance grandissante du Parti communiste, il est implanté dans les zones urbaines de Lisbonne, Sétubal et Porto, autour de quelques commissions de travailleurs, de commissions d’habitants des quartiers pauvres et de comités de soldats, organisations apparues l’été de 1975. Si les conceptions avant-gardistes du maoïsme dominent, les idées d’un socialisme non autoritaire commencent également à s’exprimer.
En avril 1975, a lieu à Lisbonne le Congrès des conseils révolutionnaires, à l’initiative d’un petit parti qui prône le renforcement des liens horizontaux entre les organisations unitaires de base. Cible des forces réactionnaires qui l’attaquent, le Parti cherche momentanément une alliance avec l’extrême gauche et les organisations du « pouvoir populaire », pour se raviser ensuite et se ranger du côté des militaires conservateurs qui préparaient le putsch du 25 novembre 19 75. La position de la direction du Parti se veut responsable. En réalité, l’écrasement des courants gauchistes par l’armée ne peut que combler les desseins tactiques des communistes. « L’attitude ferme du Parti vis-à-vis d’une solution politique et contre des actions aventurières a beaucoup contribué à ce que le soulèvement militaire du 25 novembre 1975 n’ait pas débouché sur les soulèvements de masse que quelques aventuriers pseudo-révolutionnaires voulaient provoquer et qui auraient eu de tragiques conséquences pour le mouvement ouvrier et populaire. » Avec ce recentrage de dernière minute, le Parti communiste négocie sa survie politique dans la nouvelle situation. Dans la langue de bois marxiste-léniniste, « sauver le mouvement ouvrier et populaire » signifie sauver l’organisation.

L’absence de « double pouvoir »
Les limites de l’expérience portugaise étaient surtout inhérentes à l’isolement de cette agitation sociale et politique dans une Europe capitaliste qui suivait avec appréhension les événements, craignant une possible contagion à l’Espagne voisine. Or, la transition du régime franquiste vers une démocratie parlementaire se poursuit sans danger pour les forces du capitalisme privé. Et le projet d’un socialisme d’État lusitanien ne pouvait trouver le moindre appui dans un bloc soviétique, à l’époque déjà bien enfoncé dans sa mortelle crise.
Lorsqu’une agitation sociale généralisée s’accompagne de la naissance d’organisations indépendantes, le tout dans un cadre d’affaiblissement du pouvoir d’État, la question du double pouvoir peut se poser. Au Portugal, après la chute de l’ancien régime, quelques corps de l’État – les administrations locales, les organes répressifs – semblèrent frappés de paralysie. Mais ces institutions ne furent pas démantelées, à l’exception de quelques services trop connotés avec l’ancien régime et finalement superflus à la démocratie parlementaire. Le pouvoir politique était éclaté, fractionné en plusieurs centres parfois en conflit les uns avec les autres. Mais jamais le pouvoir ne fut vacant, et jamais il n’y eut de double pouvoir
La structure putschiste de l’armée – le Mouvement des forces armées – a tout au long de cette période confuse assuré la continuité de l’État. Le Parti communiste et le Parti socialiste furent cooptés dans l’appareil d’État afin de mieux faire appliquer la loi et l’ordre. Pour bien assumer ce rôle, la gauche a sans cesse joué avec la peur, invoquant les dangers de l’extrémisme, de l’aventurisme et enfin, la menace d’un retour du fascisme.
De leur côté, les travailleurs, qui avaient découvert leur force collective, ne voyaient pas moins dans l’armée et dans la gauche les garants de leurs intérêts. Et les organisations du « pouvoir populaire », lorsqu’elles s’affrontèrent au Parti communiste et à l’État, ont toujours cherché un soutien dans une des fractions de l’armée. Comme si chacun attendait des luttes à l’intérieur de l’armée l’issue du combat décisif. Soit on respectait les institutions légitimées par les partis de gauche, soit on respectait la fraction de gauche de l’armée.

Les derniers feux de l’agitation sociale
Le 25 novembre 1975, un deuxième coup d’État militaire restaure l’autorité centrale de l’État, neutralise les centres du pouvoir de la gauche militaire. La facilité de l’opération prouve que ces forces militaires, qu’on disait aux mains de comités de soldats ainsi que les groupes d’extrême gauche formés à l’activisme et possédant des armes, n’étaient que du bluff.
Les organisations du « pouvoir populaire » se révèlèrent impuissantes. Les luttes politiques incessantes, les divisions avaient fini par user les militants, vidant ces organisations de toute initiative et d’imagination. Dans un mouvement social essoufflé, les autoproclamées structures de pouvoir militaire révolutionnaire n’étaient plus que des coquilles vides.
Il importe de démêler ce qui au cours de ces deux années fut le produit des pratiques rigides d’avant-gardisme, et ce qui fut le fruit de l’action autonome des luttes, les expériences d’autogouvernement. Les actions directes, les occupations d’usines, la coordination des organisations autonomes, les expropriations de terres et de logements, les tentatives de gestion collective de la production et d’échange de biens, la libération de la parole et de la pensée critique, tout cela rattache la « révolution des œillets » aux courants modernes de l’émancipation sociale. Cherchant des réponses aux problèmes du moment, les travailleurs les plus combatifs s’affrontèrent au Parti communiste et comprirent la nécessité de construire un contenu nouveau pour l’idée de socialisme. Le concept nouveau-né au cours de ce mouvement, apartidaire, symbolise bien cette démarche subversive.
L’échec de la « révolution des œillets » signifie la victoire de la transition démocratique. La classe dirigeante portugaise va pouvoir liquider les archaïsmes du salazarisme et jeter les bases d’un nouveau cycle d’exploitation du travail. Le Portugal est mûr pour apporter sa pierre à l’édifice européen. Fini les jours où « la poésie est dans la rue » pour reprendre l’expression du peintre Vieira da Silva. Désormais ce sera le quotidien de la grisaille et la nausée de la politique insignifiante, avec son cortège de médiocrités, de corruptions, de lâchetés, d’opportunismes et la violence ordinaire des conditions de vie, de travail et de non-travail.



COMMENTAIRES ARCHIVÉS


esteban

le 25 décembre 2013
ayant été étroitement associé a cette révolution je ne partage pas cette analyse.
Les 2 objectifs principaux poursuivis par les capitaines d'avril étaient:
1- mettre fin à l'engagement de l'armée portugaise dans les colonies
2- déclencher une transition démocratique en déposant la dictature

De ce point de vue cette Révolution fut un succès total.