Bagdad-Vilnius : super-Yalta

mis en ligne le 24 janvier 1991
Les jeux sont faits. Les masques sont tombés. Le nouveau Yalta Bush-Gorbatchev a échangé le Koweït contre la Lituanie. Désormais, l'opposition antimilitariste en Occident sera matée au nom du sang répandu à Vilnius par les chars soviétiques. La destruction du Mur de Berlin ne cache plus la recomposition géopolitique du monde.
La veille, États-Unis et URSS étaient de faux frères ennemis, les Américains soutenant économiquement l'URSS depuis bien longtemps, l'anti-soviétisme reaganien montrant qu'il n'était qu'une façade idéologique en acceptant que les agriculteurs américains continuent d'écouler leurs surplus vers l'URSS. Aujourd'hui, ce sont des alliés sourcilleux de leurs territoires respectifs et soucieux de mettre au pas les pays qui refusent de se plier à leur ordre.
Les États-Unis, mal en point économiquement, cherchent à se refaire une santé géopolitique par une « bonne guerre ». L'État soviétique en déliquescence plus grande encore veut faire de même avec une « mauvaise paix ». Ayant besoin des capitaux et du neutralisme bienveillant des Américains dans sa sphère d'influence malmenée par les changements de régime et la crise économique, le parti gorbatchévien est prêt à prôner une nouvelle détente. Il préférerait le statu-quo, d'où son soutien aux mouvements pacifistes occidentaux et ses plans de paix, plutôt que de laisser s'installer les Américains mais il n'a guère le choix. Au bord de la banqueroute, il se décharge des pays qu'il tenait à bout de bras comme Cuba et certains pays d'Afrique, mais il tient à contrôler les gouvernements de l'Europe de l'Est. Le capitalisme américain ne veut pas et ne peut pas laisser échapper les réserves pétrolières du Moyen-Orient.
Depuis longtemps, il cherche à contrôler l'OPEP. La politique de l'émirat koweïtien, qui ne respectait pas les quotas et qui contribuait à la baisse des prix, politique qui était également celle de la monarchie saoudienne, menaçait trop le marché. Elle rognait les profits des transnationales pétrolières, dominées par les intérêts américains. La chute de 20,7 $ le baril à 14,2 $ au cours du premier semestre de 1990 était insupportable. A 25 $ le baril, les exploitations pétrolières en Alaska ou en Sibérie redeviennent rentables.
Épuisé par huit années de guerre contre l'Iran, l'État irakien se retrouvait avec une dette extérieure de 75 milliards de dollars. Son seul moyen de régler l'ardoise : le pétrole. Pour lui aussi, l'effondrement des cours était inacceptable, d'autant que certains pays occidentaux, comme la France, se mettaient brusquement à réclamer leurs créances. Le richissime Koweït, État créé par les Occidentaux pour garder l'or noir et revendiqué par l'Irak depuis sa propre indépendance en 1932, devenait donc une proie logique et tentante pour la dictature de Saddam Hussein étranglée par le cours des événements, la revendication d'un véritable accès à la mer, déjà à l'origine avec l'Iran avec le Chatt-el-Arab, revenait à l'ordre du jour.
Parfaitement au courant des négociations entre Irakiens et Koweïtiens sur le litige frontalier, parfaitement informés par ses services secrets et ses satellites militaires, les États-Unis ne sont pas intervenus. La dictature de Saddam Hussein s'est machiavéliquement laissée manipuler en envahissant le Koweït, mais il n'avait guère le choix : c'était maintenant ou jamais.
L'État américain pouvait enfin installer directement ses troupes au Moyen-Orient et prendre la relève de l'Iran depuis la chute du Shah, affaire dans laquelle l'administration Carter avait complètement pataugé et dont il voulait se racheter. Suivi par tous les pays Occidentaux, il se pose de nouveau en gendarme du monde. Sa logique n'est pas seulement militaire, mais également économique, car sont but est aussi de contrer son principal rival économique : le Japon, premier créancier mondial dont les yens contribuent à combler le déficit budgétaire américain (achat de bons du Trésor), mais dont la consommation de pétrole dépend à 70% du Moyen-Orient.
Les dirigeants japonais sont mal placés dans la compétition militaro-industrielle et désirent maintenir la priorité dans les investissements productifs, tout en gardant de bonnes relations avec les pays du tiers monde : ils n'ont pas cédé à la pression de leurs « durs », qui voulaient s'engager militairement contre l'Irak, et continuent de rester tranquillement à l'abri du parapluie nucléaire américain. Ils attendent leur heure, tout comme les dirigeants chinois qui, comme bon nombre de dictatures, profitent de la crise pour se refaire une virginité politique sur la scène mondiale.
Presque tous les États du Sud ont suivi les Etats-Unis contre l'Irak. Héritant des frontières créées par les anciens colonisateurs, il n'est pas question pour eux d'y toucher sous peine de graves conflits dans lesquels ils risqueraient de disparaître. Ils ne peuvent donc accepter l'invasion irakienne, aussi légitime qu'elle puisse leur paraître. Le Yemen (le seul État qui a soutenu l'Irak à l'ONU, avec Cuba) adopte une position contraire parce qu'il ajustement de très grosses revendications territoriales vis-à-vis de l'Arabie Saoudite.
Il ne faut pas sous-estimer les sentiments des populations arabes, qui se sentent malgré tout représentées par Saddam Hussein contre le sionisme et l'impérialisme américain. Mais ce facteur peut se révéler à terme très dangereux car ce qui les anime, c'est le nationalisme, qu'il soit pan-arabe ou celui de leur État respectif. Or, le nationalisme, c'est la guerre ! Ces populations déshéritées sont paradoxalement prêtes à mourir pour des frontières que leur ont imposées les colonisateurs ou à jouer avec le feu pour la constitution d'une mythique grande nation arabe dont leurs dirigeants ne veulent pas, à moins qu'ils ne la contrôlent (comme le voudrait Saddam Hussein) Les mouvements ouvriers et la conscience antimilitariste sont tellement faibles ou tellement réprimés dans ces pays, alors que progressent les intégrismes politiques ou religieux, qu'il n'existe malheureusement pas grand chose pour faire actuellement contre-poids.
Notre responsabilité est à cet égard cruciale. Nous devons expliquer les enjeux, rappeler l'histoire, marteler le fait que partout et toujours le nationalisme c'est l'État, avec son régime d'exploitation et d'oppression, que la culture et la religion servent d'alibi. L'une de nos premières tâches est de noua adresser à la population immigrée en France, et notamment à la jeunesse, celle qui pourra prendre la relève de l'alternative au lieu de partir au front, sur des bases claires, justes et logiques : ni Bush ni Gorbatchev ni Saddam Hussein... ni Dieu ni maître ni militaires.