Impressions de Corrida par un touriste normand

mis en ligne le 16 décembre 2010
Le Parlement de Catalogne a voté en juillet 2010 l’interdiction de la corrida. Il semble que ce type de spectacle soit quelque peu tombé en désaffection en Espagne. Tant mieux.
L’opinion que j’avais sur la corrida était celle d’un bon Normand du Pays d’Auge habitué aux vaches, bœufs et taureaux bien gras broutant paisiblement une herbe épaisse dans des champs vallonnés compartimentés par des haies, et qui ne voyait pas pourquoi on irait torturer ces bêtes dans une arène. Mais, après tout, si ça faisait partie de la culture espagnole, ce n’était pas mon affaire. J’allais même jusqu’à me dire que la corrida était un phénonème culturel espagnol, et après tout si le spectacle de la violence dans une arène fournissait un exutoire à la violence de la population et réduisait la criminalité, après tout pourquoi pas.
Lorsque j’assistai à une corrida, il y a quelques années, je modifiai mon point de vue.
Nous étions deux familles en vacances en Andalousie et nous avions loué une maison dans un « village blanc ». Curieusement, ce sont les femmes qui ont voulu absolument voir une corrida à Séville.
Je n’avais pas du tout l’intention d’y assister. J’ai fini par me décider car après tout, si je devais prendre position sur la question, autant le faire en connaissance de cause.
Ces dames ayant décidé de faire du shopping, j’avais choisi de me promener tout seul dans Séville. J’aime bien l’ambiance des bars espagnols et passai l’après-midi à y faire du tourisme à ma façon.
J’arrivai un peu avant le rendez-vous fixé, et face à l’entrée des arènes, il y avait… un bar. Ça tombait bien, j’y entrai.
C’était manifestement un bar pour aficionados puisque toute la décoration du lieu était dédiée au taureau et à la corrida. En fait, c’était plus que ça : c’est là que le personnel de l’arène se donnait rendez-vous pour prendre un café avant d’aller au turbin. Je dis bien turbin, car c’est l’impression que ça m’a donné. L’ambiance était celle de tout bistrot situé en face d’un lieu de travail, où les gens se rendent sans conviction avant d’aller gagner leur croûte et où ils discutent de choses et d’autre, genre : « Qu’est-ce que t’as vu hier à la télé ? » ou « As-tu vu le match ? ». Puis, quand l’heure est venue : « Bon, faut y aller… »
C’est là que je vis pour la première fois une banderille. Il y en avait plusieurs accrochées au mur.
à la télé, on voit dans l’arène des gars sautillants dans des costumes chamarrés, aux fesses bien moulées dans une espèce de collant et qui fixent sur le dos des taureaux des baguettes de toutes les couleurs, et on se dit : tiens, c’est joli.
Vue de près, une banderille, c’est autre chose. C’est une sorte de petit javelot d’environ un mètre de long, avec au bout un fer acéré muni d’une barbe, comme sur un harpon. Une barbe, c’est un morceau de la pointe d’une flèche ou d’un javelot qui rebique dans le sens inverse dans lequel on enfonce l’arme dans la chair. Ce qui fait que si on veut l’enlever, ça arrache la bidoche.
à l’évidence, une banderille, ce n’est pas fait pour la décoration, mais pour faire mal. Très mal.
Bon, je passe sur l’ambiance dans l’arène, la musique, les « Olé » des aficionados, les gloussements des touristes anglaises. C’est vrai que l’ambiance est sensationnelle. Et ce paso doble hypnotique qui vous prend aux tripes.
Puisque j’y étais, j’avais décidé de regarder très attentivement ce qui se passait.
L’heure de la corrida n’est à mon avis pas fortuite : c’est celle où le soleil tape en plein sur les portes des coulisses où les bêtes sont parquées. Le taureau qui est resté je ne sais combien de temps dans l’obscurité se retrouve flanqué dehors avec le soleil en pleine poire.
Il est évidemment ébloui, sans doute un peu ankylosé et il n’a qu’une envie, rentrer chez lui, c’est-à-dire dans les vastes prairies peuplées d’oliviers (ou de chênes verts ?) où se trouvent ses copains, et surtout ses copines.
Les brochures pour touristes racontent que les taureaux sont spécialement sélectionnés pour leur agressivité. Ce sont des bêtes de 450-500 kilos super-sportives et nerveuses. Rien à voir avec nos taureaux normands d’une tonne… Sélectionnés, ils le sont certainement, mais dire qu’un taureau est agressif n’a pas beaucoup de sens. Les taureaux sont par définition des animaux agressifs… quand on les agresse ou quand on les dérange. Même nos bons gros taureaux normands sont agressifs. En Normandie, personne ne songerait à traverser un champ où se trouve un taureau auquel on n’aurait pas été présenté, même si nos taureaux courent beaucoup moins vite que leurs collègues espagnols.
Le taureau qui entre dans l’arène, en pleine lumière, est ébloui, désemparé, étonné. J’ai pu constater que beaucoup d’efforts sont nécessaires pour le rendre agressif et tout le personnel qui se trouve là va s’y évertuer.
Première étape : le picador
Le picador est un gars à cheval muni d’une solide lance. Le cheval est protégé par un épais caparaçon – mais pas toujours, semble-t-il – et il paraît que parfois il se fait éventrer.
La bête, qui a un bandeau sur les yeux, doit être terrorisée. Un moment, un gars avec une pique est passé juste à côté de moi et j’ai pu l’observer – la pique – de près. Ceux qui disent que les coups de pique servent à « tester la bravoure du taureau » sont des menteurs, ou alors ils se racontent des contes de fées. C’est une lance d’au moins deux mètres cinquante avec un fer de vingt ou trente centimètres, pointu, destiné à mutiler.
Le picador, donc, sur son cheval, enfonce son arme dans le garrot du taureau, c’est-à-dire en gros entre les épaules. Et il l’enfonce bien, consciencieusement. Et il tourne, et il remue consciencieusement le fer. Et il recommence l’opération plusieurs fois.
Deuxième étape : les banderilles
Des types virevoltent autour du taureau et lui plantent des banderilles dans le garrot. Trois paires de banderilles. Après ça, il est un peu énervé, le taureau, on le serait à moins, avec six morceaux de fer de dix centimètres enfoncés dans la viande, sans compter les trous provoqués par la pique, avec l’hémorragie interne qui va avec.
Toute la suite des opérations va consister à affaiblir la bête qui perd son sang en la faisant courir le plus possible.
C’est après les banderilles et la pique qu’arrive le matador – de l’espagol matar, tuer. Le taureau est alors déjà bien amoché. En fait, il est mourant.
Je me suis demandé à quoi ces préliminaires pouvaient servir. Il me semblait évident que ce n’était pas pour la décoration. Le hasard voulut qu’à côté de moi se trouvât un médecin italien et comme je ne parle pas trop mal la langue de Dante et d’Adriano Celentano, on s’est mis à bavarder. Il n’avait pas l’air d’apprécier le spectacle plus que moi. Lui aussi avait été traîné là par sa femme et sa fille.
Je résume l’explication qu’il m’a fourni : « Je ne suis pas vétérinaire, me dit-il, mais au niveau du garrot se trouve ce qu’on appelle le ligament jaune. » Je ne me souviens plus du détail de l’explication, et si ce ligament jaune est un centre nerveux ou une jonction de tendons, ou quoi ou qu’est-ce, mais ça sert entre autres choses à permettre au taureau de lever la tête. Quand on sectionne le ligament jaune, le taureau ne peut que garder la tête baissée.
« Or, me précisa mon voisin, le taureau, comme le cheval, voit de deux manières différentes. Ces bêtes-là sont en fait des biftecks sur pattes : elles servent à nourrir des prédateurs. »
Jusque-là, je suivais, mais je ne voyais pas le rapport.
« Quand l’animal broute, ce qu’il fait souvent, le champ de vision de chaque œil est très large. Il voit presque tout ce qu’il y a autour de lui, et il lui suffit de tourner légèrement la tête pour voir le reste. Il voit donc venir les prédateurs, d’où qu’ils viennent. En revanche, quand l’animal marche ou court, quand il s’enfuit, c’est-à-dire quand il lève la tête, il voit devant lui, mais son champ de vision est relativement réduit. Il voit juste ce qu’il y a devant lui. » Je commençai à comprendre : si on sectionne le ligament jaune, le taureau ne peut pas dresser la tête et ne voit donc pas ce qu’il y a devant lui.
Cela explique une scène que j’avais observée avec un des six taureaux qu’on massacra cet après-midi-là. Quelqu’un alla voir le picador et lui parla brièvement. Le cavalier fonça vers le taureau et lui remit un bon coup de pique. Sans doute, la première fois, n’avait-il pas fait correctement son boulot et la bête n’était pas suffisamment mutilée.
« D’ailleurs, conclut le médecin, à ce stade le taureau est en train de mourir. » Sur le coup, cette réflexion ne me fit pas réagir. Ce n’est que plus tard que je me remémorai le baratin qu’on raconte sur les taureaux qui se battent si bravement qu’on leur laisse la vie sauve.
Ceux qui pensent que le brave taureau a gagné le droit de retourner brouter dans ses prairies natales se trompent. C’est du baratin. C’est seulement qu’on ne le tue pas dans l’arène.
Donc, en résumé, une fois que le matador se voit confier le taureau après être passé entre les soins attentifs du picador et des banderilleros, on a affaire à une bête mutilée qui a perdu beaucoup de sang, épuisée, terrorisée, pour tout dire mourante et qui… ne voit pas le torero qui se trouve en face de lui.
On a tous vu à la télé cette scène où le matador se place pile devant le taureau, comme pour le provoquer, puis qui lui tourne le dos et s’éloigne nonchalamment, ce qui fait pâmer les belles touristes hollandaises. Quel homme ! Eh bien, le taureau ne le voit tout simplement pas.
Lorsque le torero veut faire réagir la bête avec sa cape rouge, il se place sur le côté. Plus exactement il place la cape sur le côté, mais lui, il reste en face. Bon, même si tout cela frise un peu l’escroquerie, ce n’est pas pour cela que j’irai prendre le risque de me placer pile devant un taureau d’une demi-tonne. Faut pas exagérer.
L’exécution du taureau est peut-être l’une des choses les plus cruelles que j’ai vues. Là encore, pas grand-chose à voir avec le combat héroïque, d’égal à égal, entre l’homme et la bête, où chacun a sa chance. Le taureau n’a aucune chance. Pas grand-chose à voir avec les documentaires qu’on nous montre à la télé, où on sélectionne une belle exécution franche et nette. À six taureaux par corrida, multiplié par le nombre d’arènes en Espagne 1, le matador n’est pas toujours une pointure qui procède à une exécution propre et nette. Souvent, le matador rate son coup. Il s’y prend à plusieurs fois.
Une fois, paraît-il, il s’y est pris trente-deux fois. La pauvre bête titube, tombe, se relève, s’effondre de nouveau. Alors arrive le petit personnel d’exécution qui l’achève à coup de couteau. Ensuite deux mules le tirent hors de l’arène, on nettoie le sang et on passe au taureau suivant.
« En fait, me dit mon médecin italien, le taureau meurt pratiquement de terreur. Sa viande est inconsommable, elle et saturée d’adrénaline. »
Ce qui me satisfait, ce n’est pas qu’un mouvement semble se dessiner en Espagne pour interdire la corrida, c’est que la pratique de la corrida semble tomber en désuétude. Même sans corrida, l’Espagne restera toujours l’Espagne. Heureusement.


1. Après renseignements, cela ferait plus de 30 000 taureaux par an.



COMMENTAIRES ARCHIVÉS


engine

le 19 décembre 2010
C'est extrêmemnt glauque, si on veut garder notre part d'humanité il faut éradiquer la corrida !

vi

le 31 décembre 2010
Je pense que la corrida est un modèle de cruauté et sadisme réunit. Je ne comprend pas que ça existe encore peut être à cause l'argent qu'il ramasse après.

Frèdo

le 8 janvier 2011
Je trouve ça très intéressant! Surtout du fait que j'ai eu, de la chose, le même point de vue que toi "laissons aux Españols leur culture; je ne veux pas juger sans connaître".
Mais de la manière dont tu l'as présenté, cela m'a convaincu! Très bel exposé! On évolue en même temps que toi, on est pris dans le récit, et cette façon de mêler objectivité en nous présentant les faits, tout en nous donnant un référentiel qu'est ta connaissance, dont on pourrait dire, "empirique" des vaches (hehe) c'est super éducatif!
Merci de ce plaidoyer !
Ensuite, les précédents commentaires correspondent tout à fait à mon avis, je ne vais pas les répéter!

Squale 55

le 10 mars 2011
Belle analyse de cette supercherie qu'est la corrida.

Ou comment sous couvert de tradition nous faire croire que la manipulation mentale peut justifier "l'art".

Toute la taureaumachie est basée sur cela : fanfreluche, tricherie et poudre aux yeux. Pour le plus grand plaisir de ceux qui se font avoir...

Face à cela, une seule solution : CORRIDA = BASTA (comme en Catalogne, eux, ils ont compris !)