Zoom sur la Russie : regard sur le mouvement anarchiste russe

mis en ligne le 18 novembre 2010
1613RussieLa société russe et la crise mondiale
La Russie moderne est un exemple de l’« espace dépolitisé ». La participation de la population à la vie politique se limite aux votes réguliers lors des élections. Et même ces votes sont vécus par les citoyens comme une sorte de fardeau.
L’explication de cette situation se trouve, à notre avis, dans le changement de régime entre l’URSS et la Russie de 1989 à 1993. À l’époque de la perestroïka en URSS, de nombreuses forces politiques se sont formées et ont gagné en influence parmi la société. Dans le même temps, après des décennies de la quasi-inexistence et d’oubli, le mouvement anarchiste renaît. La Confédération syndicale des anarcho-syndicalistes (KAS) a été créée par l’union des anarcho-syndicalistes de tout l’espace de l’Union soviétique et comprenant environ un millier de personnes. À cette époque, une grande partie de la population souhaitaient et exigeaient des changements majeurs (sociales, économiques, politiques), tandis que le régime du Parti communiste, de plus en plus souvent, « tombait en panne ».
Après l’effondrement de l’Union soviétique en 1991, le projet économique néolibéral est mis en place en Russie, contribuant à l’appauvrissement dramatique de millions de personnes. En 1993, le régime est dans une situation extrêmement difficile car il est en train de perdre toute la confiance de la population, qui l’a porté au pouvoir deux ans plus tôt.
En fin de compte, c’est l’année 1993, qui, à notre avis, doit être considérée comme le point tournant dans l’histoire de la Russie moderne. En Russie, il existe, alors, un vaste front national-patriotique (« rouge-brun ») de protestation – nationalistes, staliniens, etc. Les anarchistes sont déjà dans un état de crise, la KAS est divisée (en deux ans, il cessera officieusement d’exister). Au moment où la confrontation entre l’opposition et le gouvernement était la plus forte, du 21 septembre au 4 octobre, des événements majeurs sont survenus à Moscou.
Après l’écrasement des « rouges-bruns » par des forces armées fidèles au président Eltsine, et dans les conditions de la crise socio-économique permanente, le pays devient de plus en plus apathique au regard de la politique.
Dans le début des années 2000, le nouveau président – un protégé de Boris Eltsine, Vladimir Poutine, arrive au pouvoir. Officiellement, la période de sa présidence est considérée comme celle de la stabilisation. Cependant, la réalité est autre : cette stabilité est davantage basée sur des illusions. Les prix du gaz et du pétrole sur le marché mondial sont favorables au Kremlin. Mais l’industrie en Russie n’a pas réussi à sortir de l’état de crise des années quatre-vingt-dix.
D’autre part, ces dernières années, le pays devient de plus en plus autoritaire, les structures des Affaires intérieures jouent un grand poids dans la vie politique du pays. Après l’arrivée au pouvoir de Dmitri Medvedev, la situation n’a pas changé.
La crise économique et financière mondiale a introduit des changements significatifs dans la vie du pays. Comme partout dans le monde et comme toujours dans l’histoire, la crise a principalement frappé les plus pauvres, tandis que le gouvernement s’est préoccupé, en premier lieu, du système bancaire.
Les milieux dirigeants sont bien conscients que la crise contribue d’une manière ou d’une autre à la radicalisation de la population d’une part, et à la criminalisation – d’autre part. La réponse à ces tendances est le renforcement du ministère de l’Intérieur, de la législation anti-extrémiste et la restriction des procédures concernant les activités d’opposition (il devient de plus en plus difficile d’organiser des réunions, piquets de grève et manifestations légales). Tout cela se passe dans le contexte d’incessants scandales liés au ministère de l’Intérieur – scandales liés à la corruption et aux infractions pénales. Chaque jour, on nous informe dans les actualités des cas de nouveaux meurtres, tortures, viols, extorsions, accidents de la route, etc., impliquant des policiers.
La politique économique dans le pays reste, comme auparavant, néolibérale. La privatisation continue. Dans la sphère sociale (en premier lieu, il s’agit de l’enseignement et de la médecine), on attend la commercialisation totale, ce qui contribue à l’impopularité croissante du régime auprès la population. Tout cela se passe dans des conditions de crise économique et financière mondiale qui a engendré la chute du pouvoir d’achat des russes.
En outre, la crise a sérieusement affecté l’industrie de la construction de bâtiments. à Moscou, plusieurs chantiers sont gelés ou définitivement arrêtés. Les travailleurs de tous les secteurs voient leurs salaires diminués. Le chômage est en hausse constante.
Il est vrai que, officiellement, tout va bien dans le pays : la crise est surmontée, le chômage est en baisse.

Perspectives pour les anarchistes
Aujourd’hui, l’extrême gauche continue d’exister uniquement à un niveau marginal. Elle n’a aucune perspective sérieuse pour les prochaines années, à moins que ne se produise un événement particulier qui change radicalement la situation.
Une des raisons principales est l’extrême désorganisation du mouvement anarchiste – seule une petite minorité d’anarchistes font partie d’une quelconque organisation. Celles-ci sont nombreuses, mais la plupart d’entre elles sont microscopiques et sans aucune perspective, ou tout simplement très éloignées des réalités socio-économiques et politiques de la Russie.
Parmi les organisations auxquelles nous devrions prêter attention, on peut noter la SKT (Sibirskaya Conféderaciya Trouda – Confédération sibérienne du travail), KRAS-MAT (Confederaciya revolucionikh anarkho-synidicalistov – Confédération des anarcho-syndicalistes révolutionnaires – la section russe de l’Association internationale des travailleurs) et un certain nombre de groupes faisant partie de l’AD (Avtonomnoyé Deistvie – Action autonome »), notamment à Oufa et Ijevsk.
L’organisation la plus importante et sérieuse est la SKT (elle compte maintenant plus de deux mille personnes, selon les membres de la SKT). Elle n’est pas purement anarchiste et se tient à des positions révolutionnaires-syndicalistes sujettes à l’anarcho-syndicalisme. Tous les membres de la SKT ne sont pas des anarchistes, cependant, l’organisation a été créée sur la base de la KAS en Sibérie.
Dans le même temps, l’AD-Ufa, l’AD-Ijevsk et la KRAS-MAT comptent, chacune, au mieux, quelques dizaines de personnes. Il est difficile de dire si le mouvement anarchiste a de bonnes perspectives, en raison de sa faible influence sur la vie de la société et par son image médiatique négative. Cependant, si ces groupes participent aux actions sociales tout en laissant l’initiative à la population – le mouvement pourrait avoir de bonnes perspectives.
L’antifascisme et l’écologisme font partie des activités de l’extrême gauche. Elles sont sans doute un atout important pour l’avenir, mais sans plus. L’enthousiasme excessif pour ces activités – en particulier – dans les conditions de crise, peut mettre fin à tout espoir du mouvement de l’extrême gauche de sortir du ghetto politique où elle réside de manière permanente.
Toutefois, aucun mouvement de l’extrême gauche n’est pas capable de se développer en quelque chose de sérieux, sans un mouvement social fort. C’est à celui-ci, dans l’idéal, de former la base sociale de l’extrême gauche. Aujourd’hui, les mouvements sociaux puissants sont absents en Russie. Certes, il existe des syndicats plus ou moins combatifs, groupes et activistes syndicalistes. Mais toutes ces initiatives sont très minoritaires et ne représentent aucun danger pour les autorités.
Le mouvement de grève est absent dans le pays et ses perspectives sont faibles : les gens sont assez réticents en ce qui concerne les grèves, ou, ont tout simplement peur pour eux-mêmes et leurs proches. L’évolution de la situation autour de Mezhdurechensk (suite à la catastrophe à la mine Raspadskaya la nuit du 8 au 9 mai) est très représentative. La protestation des mineurs – à première vue, si prometteuse – n’a abouti à rien.
En Russie, des réformes très impopulaires auront lieu dans le domaine social. La pression est exercée sur les quelques syndicats indépendants et des syndicalistes. La protestation légale devient de plus en plus difficile. Cela aura-t-il une incidence sur la croissance de la popularité des idées de l’extrême gauche (anarchistes) chez la population ? Et, cela contribuera-t-il à l’augmentation du nombre des militants ? – il est encore difficile de donner une réponse positive à ces questions.
Vivre dans la Russie actuelle n’est pas seulement difficile. Ce qui est le pire, c’est l’humiliation. Parce que rien n’humilie plus que la vie parmi les esclaves tolérant leur servitude. Notre regard sur la situation est donc très pessimiste : rien de bien n’attend l’extrême gauche dans un proche avenir en Russie. Si le peuple décide de se livrer aux batailles contre les autorités, il est plus probable que cette bataille aura lieu sous les drapeaux des rouges-bruns.
Nous ne pouvons que continuer notre propagande dans l’espoir de trouver quand même un « contact » possible avec la société, sinon notre voix (des anarchistes, de l’extrême gauche) restera pour toujours « la voix qui crie dans le désert ».

K. S. Bessmertny, Section russe de l'AIT
Traduit par les Relations internationales de la Fédération anarchiste