L’affaire Ben Barka : un brouillamini savamment embrouillé

mis en ligne le 1 septembre 1966
Si ma plume était douée pour le pittoresque, j'essaierais de faire revivre devant les yeux des lecteurs libertaires l'atmosphère à la fois empoisonnée et grotesque de cet infâme procès.
Y défilent sans masque, comme dans un gigantesque guignol, de hauts policiers et d'importants espions. Les premiers le prennent de très haut jusqu'au moment où la partie civile les coince et où ils se désarticulent comme des pantins. Les seconds se retranchent avec superbe derrière les « secrets de la défense nationale » pour ensuite se faire pincer, comme des écoliers fautifs, en flagrant délit de coupable négligence, de lamentable incapacité. L'ancien « Deuxième Bureaux », rebaptisé S.D.E.C.E. (il faut dire, parait-il, la S.D.E.C.E. 1, de même que la barbouze) a envoyé à la barre des témoins une jolie collection d'arriérés mentaux, de pauvres hères, aussi vulgaires que stupides. Quant au secret dans lequel « elle » se drape, nous avons appris que c'est un secret de polichinelle. « Elle » envoie, nous a révélé ingénument Mme Lopez, des cartes de vœux de bonne année ; et l'appartenance du chef d'escale à ce service confidentiel était, nous a révélé le commissaire de police de l'aéroport, la « fable » d'Orly.

Un grossier camouflage
Tout se passe comme si, derrière la coulisse, les gros bonnets qui tirent les fils de ces marionnettes, avaient fait exprès de les laisser étaler, à la barre des témoins, leur sottise, leur carence, fût-ce au risque de déconsidérer, de ridiculiser à jamais les diverses flicailles de France. Car, ainsi, les circonstances dans lesquelles des agents du Maroc ont pu organiser et réussir en plein Paris l'enlèvement, puis l'assassinat d'un homme du calibre de Mehdi Ben Barka, pourraient apparaître comme déplorablement fortuites : un enchaînement, un fatal concours de minuscules défaillances involontaires. L'autorité française qui a encouragé ces fonctionnaires à fermer les yeux, à s'abstenir de mettre en garde, puis de rendre compte, à tolérer la fuite de la majorité des coupables demeure ainsi, pour la Cour et pour l'opinion publique, invisible, insaisissable.
Pourtant, il y a une limite à notre crédulité. On s'y prend si maladroitement, si grossièrement, que personne n'est plus dupe de la tragi-comédie qui se joue à la Cour d'assises de la Seine. Notre impatience à découvrir la vérité qu'on nous cache si bien s'accroît en proportion des efforts entrepris pour nous aveugler. Si le tribunal n'était composé que de trois chats fourrés qui, sous le couvert de la prétendue « indépendance » de la magistrature, sont aux ordres du ministre de la prétendue « justice », nous resterions sans doute, jusqu'à la fin du procès, sur notre faim. Mais dans le système judiciaire, hiérarchique et autoritaire, un mince embryon de démocratie trouve place, bien que frustré avant l'instant du verdict, de tout pouvoir et de toute voix : le jury.

Des jurés à la hauteur
Malgré les précautions prises pour sélectionner les jurés, c'est-à-dire les recruter dans les classes sociales réputées conservatrices et censées penser comme le pouvoir, en dépit des techniques modernes de conditionnement des masses, il se trouve, de nos jours, au sein de cette petite bourgeoisie, des femmes surtout, et aussi des hommes, de courage et de cœur, qui ne s'en laissent pas conter. Après s'être bornés, les premiers jours, à écouter et à regarder, les jurés ont fini par sortir de leur timide passivité. Ils se sont mis à poser des questions écrites. Ils jouent, dit-on, un rôle de moins en moins négligeable, dans les délibérations de la Cour. Ils ne voudront pas, au terme de cette ténébreuse affaire assumer la lourde responsabilité de rendre eux-mêmes la justice sans s'être efforcés, à tout prix, de découvrir la vérité, sans exiger de l’appareil judiciaire qu’il la leur produise.
Hélas ! cette recherche, rendue déjà si laborieuse par les silences, les réticences, les mensonges des accusés et des témoins, le peu d'empressement des chats fourrés à leur tirer les vers du nez, est entravée chaque jour davantage par la présence à la barre de la défense, d’avocats d’extrême-droite. Tixier-Vignancour et Biaggi, allégés du trop compromettant Hayot, sont davantage préoccupés de porter des coups au régime gaulliste que de défendre leur client ou bien, quand ils consentent à remplir leur devoir professionnel, c’est en créant des diversions, en noyant le procès dans des flots de grandiloquence et de diatribes sans rapport avec l’affaire Ben Barka. Leur sabotage rappelle un peu celui des sénateurs sudistes des États-Unis pratiquant à longueur de journée le filibuster pour barrer la route aux projets de loi en faveur des Noirs. Ils espèrent l’emporter grâce à la lassitude. Une toute petite minorité fasciste, qui ne représente presque rien dans le pays, parvient ainsi à empoisonner, et parfois à dominer le prétoire. Le président la laisse faire et le bâtonnier de l’ordre des avocats lui prête la main. Le spectacle est odieux.

Le fond de l’affaire
Et, maintenant, quel est, brièvement, le fond de l’affaire ?
Après les émeutes du printemps 1965, brutalement écrasées par le général Oufkir, le roi du Maroc, inquiet pour son trône, voudrait changer son fusil d’épaule. Il se risque à de timides ouvertures en direction de l’opposition. Mehdi Ben Barka ne les repousse pas à priori, mais il se refuse à tout compromis qui ferait la partie belle au palais, et il pose des conditions. Hassan hésite, tiraillé entre son sanguinaire ministre de l’intérieur et le leader de l’Union Nationale des Forces Populaires. Oufkir décide alors de couper court à cette velléité de négociation, qui risque d’aboutir à ses dépens, et de forcer la main du roi. Il a ses hommes au sein de la S.D.E.C.E. : Leroy-Finville et Antoine Lopez. Il dispose de repris de justice français et de policiers marocains. Ainsi est organisé l’enlèvement de Ben Barka. Le général, prévenu par un appel téléphonique de Lopez, accourt en personne, par avion, jusqu’au lieu où la victime est séquestrée, pour présider à la liquidation physique de son mortel adversaire. Si l’on en croit certains confidents de Figon, le corps est dépecé, probablement à l’ambassade du Maroc, et les morceaux expédiés à Rabat par la valise diplomatique. La pièce de choix, la tête, aurait été adressée en hommage, comme au Moyen Age, au roi suzerain. Par la même occasion, la C.I.A. américaine, dont Ben Barka, leader de la conférence tricontinentale, était la bête noire, respire.
Parmi les services français, truffés d’agents marocains et américains (Roger Frey, le premier, est l’ami personnel d’Oufkir, comme l’est Antoine Lopez), les uns sont tout simplement aveugles, les autres jouent les aveugles. Certains favorisent un enlèvement dont on leur a fait croire qu’il répondrait au désir d’un souverain ami et faciliterait la réconciliation du trône avec l’opposition. D’autres, par contre, savent que le kidnapping se terminera par un meurtre et laissent commettre le crime. Mais ils prennent la précaution de faire, en même temps, fonction partielle d’« informateurs » de la S.D.E.C.E., afin de se ménager un alibi futur.
Telle est, en gros, l’affaire Ben Barka. Tel est l’inextricable brouillamini qu’il reste aux jurés, appuyés par l’opinion publique, à dévider jusqu’au bout.


1 On devrait dire le S.D.E.C. (« Service de Documentation et de Contre-espionnage ») mais l’article féminin qu’affectionne Leroy-Finville sous-entend la « Maison »



COMMENTAIRES ARCHIVÉS


benoit fender

le 5 mars 2011
pourrais-je vous éclairer sur un détail qui n'a jamais été pris en compte, dès le début les faits relatés dans la presse sont érronés, mehdi ben barka ne passait pas devant la célèbre brasserie de mr cazes, il en sortait, un certain berthier l'a fait sortir, mon père venait de le servir en terrasse...voulez-vous connaitre la suite ?