Des murs dans nos têtes

mis en ligne le 3 décembre 2009
Dans la nuit du 9 au 10 novembre 1989, le Mur de Berlin est tombé. Il avait commencé à être érigé entre le 12 et le 13 août 1961.
Vingt ans plus tard, on s’apprête à commémorer en grande pompe cet événement (qu’on appelle outre-Rhin, die Wende, le tournant), en tenant à Berlin un « Festival de la liberté ». Mais il y a fort à parier qu’on tiendra simultanément un peu partout un « Festival de la propagande ».
Je doute qu’on nous resserve la fin de l’histoire, de l’hilarant Francis Fukuyama, qui nous avait tant fait rire à l’époque : on n’oserait plus. Mais quelque chose de cette trope sera immanquablement présent dans les discours, nous rappelant que la chute du mur et la fin de la guerre froide symbolisent la fin du communisme ou du socialisme réels et de ce à quoi ils conduisent immanquablement, et la victoire, certes encore incomplète et imparfaite, de la démocratie libérale et du libre marché.
Pour décrire l’inachèvement de la réunification de leurs pays, les Allemands évoquent parfois ce qu’ils appellent le Mauer im Kopf, le mur dans la tête. C’est sur un tel Mauer im Kopf que pourra s’appuyer le déferlement de propagande qu’on nous servira, et qui nous exposera une fois de plus la doctrine officielle en ce qui concerne le monde bipolaire de la guerre froide, sa terminaison et ce que celle-ci a impliqué pour le monde actuel, celui de l’après-guerre froide.

La thèse officielle
La thèse officielle, qui est une sorte d’orthodoxie en histoire, en sciences politiques (et en journalisme !), veut que la guerre froide ait essentiellement été une réaction défensive des États-Unis et du bloc de l’Ouest contre un empire soviétique hostile et expansionniste : cette posture réactive aura été le facteur déterminant de la politique étrangère américaine, depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale jusqu’à la chute du Mur de Berlin. (Certains des promoteurs de cette thèse officielle, ne reculant devant aucune contrefaçon, font souvent un point tournant de l’histoire Berlin par Ronald Reagan le 12 juin 1987, avec son célèbre « M. Gorbatchev, démolissez ce mur ! ».)
Aux États-Unis, cette thèse officielle est typiquement déclinée en deux versions. La première, plus conservatrice (ou républicaine), justifie pleinement les dépenses militaires et les interventions armées comme autant de réponses nécessaires à la menace soviétique. La deuxième, plus libérale, reconnaît que certaines de ces dépenses ont pu être excessives et certaines de ces interventions malencontreuses, voire injustifiées, malgré la bonne volonté de ceux qui les ont menées ; mais elles étaient néanmoins globalement légitimes.
Chacune de ces versions de la thèse officielle se heurte cependant à un minuscule problème, à savoir que trop de faits la contredisent : un regard, même superficiel, sur la politique étrangère américaine depuis la fin de la Deuxième Guerre montre en effet, et à répétition, que la réaction à une menace soviétique ne peut en être le facteur déterminant.
C’est ainsi que l’explication de nombre des interventions militaires menées jusqu’en 1989 exige de faire jouer d’autres facteurs, parmi lesquels la présence de ressources naturelles (par exemple au Moyen-Orient où les États-Unis interviennent avant même que l’URSS y soit présente), la volonté de contrer des nationalismes ou l’accès à des marchés de matières premières ou de main-d’œuvre qui seuls expliquent les politiques poursuivies envers certains pays, l’appui accordé à certains régimes et celui refusé à d’autres.
Mais la simple lecture de certains documents officiels définissant la politique étrangère étatsunienne suggérait déjà la distance séparant les prétextes invoqués des véritables motifs. George Kennan, qui est généralement reconnu comme le père de cette « politique de l’endiguement » ou de « refoulement politique » (containment) menée durant la guerre froide, écrivait ainsi dès 1948, dans un célèbre discours de politique étrangère : « Nous possédons environ 50 % de la richesse du monde, mais nous ne sommes que 6,3 % de sa population. […] La tâche qui nous incombe dans l’immédiat est de mettre en place des réseaux de relations qui nous permettront de maintenir cette disparité. […] Pour cela, il nous faudra ne pas succomber à la sentimentalité ou aux vœux pieux et rester concentrés sur l’atteinte de nos objectifs nationaux. Nous devons cesser d’invoquer des objectifs vagues et irréalistes comme les droits de l’homme, l’augmentation du niveau de vie ou la démocratisation. Le jour approche où il nous faudra confronter de stricts rapports de force : et moins nous serons à ce moment-là empêtrés dans des slogans idéalistes, mieux nous nous porterons 1
La lutte contre l’expansionnisme soviétique fournissait pour cela un précieux prétexte, permettant en outre le fabuleux déploiement de propagande auquel on a assisté. (Dois-je souligner qu’en disant cela, je ne cautionne aucunement les régimes de l’Est 2 ? La critique de l’URSS était faite dans les milieux anars les mieux informés dès les années 1920 et 1930 ; et c’est sans doute la réaction de Michael Moore à sa chute qui a le mieux résumé celle de la plupart de mes camarades : « Evil empire : one gone, one to go ! »)

L’après guerre froide et la thèse officielle
Quoi qu’il en soit, la chute du Mur de Berlin, et ce qui s’en est suivi, offre à qui le veut bien une superbe occasion de tester de nouveau la validité de la thèse officielle.
En effet, si elle marque bien, comme on le dit, la fin de la guerre froide et si celle-ci était le facteur déterminant de la politique étrangère (américaine en particulier et occidentale en général), la chute du Mur devrait aussi signaler une discontinuité dans le déploiement de cette politique et le retour en force de nos grands idéaux un moment mis en veilleuse, à savoir les droits humains, la démocratie, le libéralisme économique et le souci de développer des institutions internationales œuvrant à limiter les conflits armés.
Là encore, la thèse officielle est amplement contredite par ce qu’on observe depuis vingt ans.
Les relations Nord-Sud étaient supposément subordonnées aux relations Est-Ouest. Mais rien n’a changé et les inégalités persistent ou s’accroissent ; les dépenses en arme se poursuivent et même se développent, tout comme les guerres et autres interventions armées ; la course au nucléaire se poursuit ; la présence militaire américaine reste forte partout dans le monde, tandis que l’OTAN, loin d’être en déclin, se renforce ; au total, l’unilatéralisme politique – mais plus économique, il faut le reconnaître – persiste.
Sur le plan économique enfin, on a assisté à une croissance dont n’a bénéficié qu’une minorité et qui s’accompagne de stagnation des salaires et des revenus réels pour la majorité de la population, d’une régression des services publics, d’une progression des inégalités entre les pays du Nord et entre eux et les pays du Sud – sans oublier ces démentes bulles spéculatives et immobilières qui viennent d’exploser et dont le public doit payer les dégâts en remboursant ceux qui les ont causés.
Les nouveaux prétextes désormais invoqués sont bien connus et, cette fois encore, dès lors qu’on abat quelques murs dans nos têtes, il n’est pas très difficile d’en arracher le masque : la sécurité ; la guerre au terrorisme ; l’humanisme militaire ; le devoir d’intervention.
Tout cela invite à conclure qu’il convient de fortement nuancer le discours officiel qui voit dans la guerre froide un épisode historique très singulier – car elle a essentiellement été la poursuite de politiques anciennes sous de nouveaux prétextes – et dans sa fin un événement qui a tout changé – car tout au plus a-t-elle signifié qu’il a fallu trouver de nouveaux prétextes pour justifier la poursuite de mêmes politiques au service des mêmes fins.

Et tous ces autres murs
On le constate sans surprise : comme c’est généralement le cas, la lecture que font du passé les institutions dominantes, loin d’être neutre et désintéressée, tend au contraire à renforcer leurs intérêts présents. Et c’est justement pourquoi porter attention à ce qu’on occulte est au moins aussi éclairant que porter attention à ce qu’on met évidence.
Ainsi, en ce moment, ce mur abattu, dont on nous parle tant, nous cache tous ces nombreux autres qu’on érige.
Murs invisibles d’abord, ceux qui font que toutes ces années de prétendue libéralisation, de globalisation et de mondialisation n’auront finalement été que celles de la circulation des marchandises et non des personnes.
Murs bien réels, encore – et je ne songe pas ici seulement à ceux qu’Israël construit. Qu’on en juge.
Le programme de « relance économique » américain poursuit la construction d’un mur virtuel entre les États-Unis et le Mexique, malgré les ratés technologiques du coup d’essai des 42 kilomètres de mur déjà construits en Arizona où plus de 600 millions de dollars ont déjà été engloutis (sur un total prévu de 6,7 milliards de dollars pour mener à terme le projet). Conformément à la lecture non standard de la guerre froide et de ses suites que nous présentons ici, les principaux bénéficiaires de ces travaux sont aujourd’hui les mêmes firmes et le même complexe militaro-industriel qui bénéficiaient hier des budgets d’armement : dans le cas du mur virtuel États- Unis/Mexique, l’heureux récipiendaire principal de l’« aide gouvernementale » s’appelle Boeing.
Les firmes européennes ne sont pas en reste avec tout le travail que leur procure dès aujourd’hui et que leur procurera encore demain la construction de la « forteresse européenne » destinée à refermer l’« espace Schengen ». Des pays ambitieux d’y pénétrer sont aussi de grands clients potentiels, à l’instar de la Roumanie qui vient de signer un contrat de 670 millions de dollars pour sécuriser les quelque 300 kilomètres de ses frontières.
Ailleurs aussi, le marché de la construction de murs (et plus généralement de la « sécurité ») est en pleine expansion : l’Arabie Saoudite vient de signer avec EADS (c’est-à-dire l’European aeronautic Defence and Space Company, qui est, en gros, l’équivalent européen de Boeing) un contrat de sécurisation de frontières de 3 milliards de dollars ; le Qatar a fait de même pour 360 millions de dollars. Les États-Unis et l’Europe ne sont bien entendu pas les seuls joueurs dans ce lucratif marché : l’expérience acquise dans la construction de murs et la sécurisation de territoires par les quelque 450 entreprises israéliennes qui y travaillent s’exporte en effet de plus en plus.
Comme en conclut Julien Saada, à qui je dois certaines des données qui précèdent : « Sous l’effet de ces appels d’offres internationaux et de l’émergence d’un véritable marché de la sécurité frontalière, de nombreuses entreprises privées, en particulier les groupes industriels de défense, se sont ainsi reconverties à travers l’exploitation d’un nouveau secteur économique. Il faut dire que l’attrait est réel. En effet, selon la Homeland Security Research Corporation, l’ensemble du marché devrait atteindre 178 milliards de dollars d’ici 2015. Et ce cabinet de consultants basé à Washington laisse entendre que ces chiffres pourraient s’envoler et dépasser 700 milliards de dollars, en cas d’attaque majeure en sol américain, européen ou nippon 3. »

Murs invisibles et murs bien réels
Mais les pires de tous les murs, ce sont probablement ceux qui sont construits avec le cynisme, le manque de perspective et le désespoir qui encombrent chacune de nos têtes.
Chacun de ces murs peut bien entendu être abattu et il ne dépend que de nous qu’ils le soient.


1. George Kennan, «Foreign Relations of the United States», 1948.
2. William Blum rapporte ce savoureux proverbe qu’inspirera la chute du Mur aux Allemands de l’Est : « Tout ce que les communistes nous disaient du communisme était faux ; mais tout ce qu’ils nous disaient du capitalisme était vrai. »
3. Julien Saada, «L’économie du mur : un marché en pleine expansion», Le Devoir, 27 octobre 2009, page A-8.