L’imProglio ou peau d’âne de Buridan, entre picotin d’électricité et seau d’eau

mis en ligne le 4 février 2010
C’est un grand plaisir de voir comment les médias se sont précipités sur l’affaire de la double casquette et de la double rémunération du sieur Proglio, nouveau PDG d’EDF ; on dirait une meute affamée se battant pour un os à ronger, faute d’autres informations et d’analyses importantes à faire partager à leurs lecteurs ou auditeurs. Las, le soufflé va retomber car l’impétrant a, « sans état d’âme », renoncé, après un coup de fil de l’Olympe élyséen, à ses 450 000 euros par an en tant que président non exécutif de Veolia où il consacrerait « un peu de temps tout en étant à 100 % à EDF », dixit Mme Lagarde-Michu au Sénat. Comme d’habitude, c’est un faux problème agité pour faire oublier l’essentiel.
Les journaleux et les politicards les plus remontés ou audacieux en ont profité pour nous chanter un couplet sur le mérite des grands patrons qui créent des emplois en sauvant l’industrie ; Proglio, du reste, ne venant qu’au 17e rang des rémunérations des managers du CAC 40 ; par ailleurs, s’ils n’étaient pas payés comme ailleurs, ces patriotes partiraient à l’étranger, ces fines mouches préférant les tartines les plus mielleuses au vinaigre, fût-il de Xérès. Bon, Proglio perd momentanément 450 000 euros ; gageons qu’on trouvera une autre combine pour le récompenser de ses immenses mérites (ça ne manque pas : stock-options, parachute doré, primes exceptionnelles revolving, golden hello, retraite chapeau – effectivement, chapeau pour Proglio avec ses 13 millions provisionnés par Veolia et prévisionnés par lui ; enfin quelqu’un qui connaît le montant de sa future pension –, etc.). Soyons sûrs que l’on trouvera aisément des « pros » pro-Proglio pour justifier la chose.
Nos fins analystes ne nous disent pas que cette course à l’avidité des super-manageurs est liée aux mécanismes du capitalisme libéralo-capitaliste installé depuis trente ans à grands coups de réglementations et de législations décidées par les politiciens socialos ou libéraux pour déréguler la finance nationale au profit de la mondiale où les capitaux circulent librement au nom de « la concurrence libre et non faussée ». Dans ce cadre, les grands patrons sont logiquement payés pour « créer de la valeur pour l’actionnaire », souvent constituée de fonds de pension par capitalisation. Si le salarié de Carpentras est pressuré à mort, c’est pour servir les pensions des veuves de Miami et de Californie. S’ils délocalisent ou achètent en Chine, ce qui détruit l’emploi industriel dans leur pays, c’est pour encaisser la différence de coûts entre les prix de revient dans ce pays sans protection d’aucune sorte et ceux des travailleurs des pays développés, tout en diminuant un peu les prix afin que le pouvoir d’achat ne s’écroule pas de trop et que leurs productions soient achetées. Cela dit, en glissant au passage sur moult manipulations utilisées pour gonfler la valeur des actions sur les marchés boursiers : comptabilité truquée (facile avec les nouvelles normes comptables pondues par une association, privée, de comptables anglo-saxons), rachat de ses propres titres par l’emprunt (ça fait augmenter le dividende servi aux actions restantes, donc monter leur valeur), achat d’autres boîtes avec ses propres actions surévaluées afin de se concentrer, connivence avec les agences de notation, délits d’initiés, prix de transfert entre filiales, paradis fiscaux, recherche de quasi-monopole (absorption des concurrents, logo, marque, pub, image) pour faire monter les prix, etc. Rappelons que ces combines ont été autorisées par les différents pouvoirs politiques, quelle que soit leur obédience idéologique, qui ont pondu les réglementations dérégulatrices ad hoc. Car contrairement à ce qui est dit par les néolibéraux, le libre-échange généralisé ne repose pas sur l’absence d’État mais sur sa force (notamment répressive en matière pénale, judiciaire et policière) capable d’imposer aux peuples des lois contraires à leurs intérêts. Notons que ces recettes sont bien connues et ne demandent qu’une intelligence limitée à la ruse, au maquignonnage et à l’amoralité (la preuve : bien des dirigeants se sont faits eux-mêmes sans avoir de diplômes). La plupart des dirigeants que j’ai connus font montre d’une ignorance encyclopédique et d’une « rationalité limitée ».
Ces patrons ont bien du mérite. Je pense que s’ils sont autant payés c’est comme prix de leurs remords ; ne doivent-ils pas, à leur cœur défendant, baisser sans cesse les effectifs et stresser le personnel à grands coups de reengineering, de downsizing, de kanban, de sous-traitance, d’externalisations, d’empowerment, de fusions-absorptions, de délocalisations, d’achats extérieurs auprès des moins-disants, etc. ? Ce n’est pas de leur faute puisque cela est imposé par la concurrence mondialisée ; mais ils se sentent coupables et il faut bien leur donner une compensation à la hauteur de leur mauvaise conscience. D’ailleurs, grâce à leurs émoluments ils font tourner le commerce et donc recréent des emplois dans le luxe et les services à la personne.
M. Proglio est exemplaire avec ses 1,6 million par an à EDF, soit, paraît-il, 45 % de plus que son prédécesseur, lequel avait été lui-même copieusement augmenté. Les fondateurs et dirigeants historiques d’EDF avaient à tout casser 1,6 million… de francs. Est-ce à dire que Proglio a 6,59 fois plus de mérite que les Massé, Boiteux, Delouvrier ? Il est vrai qu’entre-temps, EDF est devenue une SA concurrentielle et internationale, séparée de GDF et détenue à 84 % par l’État. Notre homme a fait toute sa carrière à la CGE devenue Veolia. Cette entreprise est le prototype même de l’exploitation suivant la logique libérale des bienfaits des commandes ou concessions attribuées par la puissance publique locale : eau à l’origine, et extension aux pompes funèbres, à l’assainissement, au traitement des déchets, aux transports publics, etc. Donc dans les services rendus aux municipalités via la première mouture des « partenariats public/privé » dans le régime des concessions. Il se trouve donc que l’essentiel du développement de Veolia réside dans les bonnes relations (si l’on est indulgent) ou la corruption (si l’on est « septique » par assainissement des eaux) entre les autorités concédantes et le concessionnaire ; d’où toutes les affaires de corruption des politicards, notamment à Grenoble (affaire Carignon). ça tombe bien : les concessions de distribution de l’électricité, de même que celles des barrages hydrauliques, vont faire l’objet de renouvellements et elles ne sont plus, grâce à l’Union européenne, le monopole d’un concessionnaire obligé (hors régies ou anciennes régies pouvant, seules, le redevenir).
Le spécialiste des bonnes relations (c’est ma semaine de bonté) avec les autorités concédantes est donc l’homme de la masse idoine. Espérons qu’il négociera mieux qu’avant car à Paris (ou Lyon et Marseille), notamment, EDF verse 60 millions d’euros par an au titre d’une fumeuse « redevance de concession », en fait un vieux racket sur la ville de Paris quand elle était sous administration étatique. Je rappelle qu’en bon français une redevance est la contrepartie d’un service rendu par, en l’occurrence, le concédant. Lequel, puisque tout a été construit et payé par EDF, c’est-à-dire les usagers ? M. Barbier, directeur de l’Express, baveux qui expédie les analyses à la vitesse de la lumière qu’est son patron, pense qu’il y a dans la double casquette du nouvel âne de Buridan un enjeu caché : une politique industrielle visant à constituer une entité privée/publique dont les activités associeraient la puissance d’EDF au savoir-faire de Veolia. Il a raison sur un point, celui de l’art de soudoyer, de séduire les politiciens locaux. Quant à la complémentarité entre EDF, énergéticien, et VEOLIA, services, je demande à voir car seuls les déchets sont communs, vu qu’on peut les brûler en produisant de l’électricité (ce que faisait EDF avec sa filiale TIRU avant qu’on la force à s’en séparer !). Et le Barbier (de ces villes vendues à Veolia) néglige que la Commission européenne ne verra sûrement pas d’un bon œil l’apparition d’un énorme groupe surpuissant, voire monopoliste. Enfin, lier logique privée et principes de service public n’est plus nécessaire : cela fait déjà bien longtemps qu’EDF fonctionne suivant la logique financière du capitalisme. Elle n’a guère à apprendre de Veolia. Par ailleurs, Proglio n’est pas un si grand « capitaine d’industrie » que cela : la valeur du titre de Veolia a été divisée par deux et le grand PDG a foiré deux OPA (dont celle sur GDF emportée par Suez-le-Burnous).
Et tout cela est justifié par l’idéologie libérale du mérite personnel comme si les grands patrons étaient seuls à faire tourner leur boutique. Ce mérite est bien limité et ne justifie nullement les rémunérations patronales souvent 100 à 150 fois plus élevées que celles des smicards (parfois 400). Déjà, il y en a pléthore, tous formatés par les mêmes grandes écoles ; or, en optique libérale, seul ce qui est rare est cher. Ensuite, comme ils font des allers et retours entre la haute fonction publique (voire la politique, l’adhésion partisane étant devenue un critère majeur de sélection) et le privé, ils ne courent aucun risque puisque s’ils sont lourdés, ils récupèrent un poste dans l’administration où, du reste, leurs droits ont continué de courir. Qui dit que la rémunération du mérite est liée au risque ? Par ailleurs, sont-ils bien les meilleurs ? On en doute quand on pense aux superbes échecs ou faillites organisés par des PDG issus de l’énarchie (Crédit lyonnais, France Télécom, Vivendi, Société générale ; par charité anarchiste, je ne rappelle pas les noms des impétrants).
Enfin, et de façon bien plus profonde, toute action est coopération, interdépendance et solidarité sociale, via la division du travail, comme l’avait établi sans contestation possible Proudhon avec sa théorie des « forces collectives » en 1840. C’est d’ailleurs ce qui lui faisait dire que tout créateur a une dette sociale vis-à-vis de la société et que donc sa production était hypothéquée par le sceau de la collectivité ; donc, les bénéfices ne sauraient être seulement attribués à l’auteur ou au manageur au nom de l’invention personnelle ; ils doivent être majoritairement socialisés.
De plus, comme toute production est collective, comme toutes les fonctions sont interdépendantes, rien ne justifie que seuls quelques-unes tirent les plus gros marrons du feu : les salaires doivent tendre vers une égalisation incompatible avec des écarts fantastiques. Le vrai problème est donc que le libéralo-capitalisme repose sur l’individualisme et la privatisation des ressources et des moyens financiers.