Avoir un sexe en prison

mis en ligne le 18 février 2010
Arnaud Gaillard est docteur en sociologie. Il vient de publier Sexualité et prison, qui est la transposition pour le grand public de sa remarquable thèse de doctorat. De nos jours, l’hypocrisie est toujours de mise en matière d’affectivité et de sexualité dans le monde carcéral. Afin de s’attaquer à cette forteresse, Arnaud Gaillard a interviewé « cinquante hommes dans quatre centres de détention française et onze femmes dans un centre de détention français unique en France ».
Mais il a confronté ses résultats avec d’autres données qu’il a recueillies en Argentine, aux Philippines et au Burundi. Pour élargir sa recherche, il a rencontré des surveillantes, des surveillants, des infirmières, un service psychiatrique complet, du personnel de réinsertion et des conjointes de détenus.
Ce qui apparaît de prime abord, c’est que les détenus ne sont pas égaux, y compris en matière de sexualité. Certains vivent la frustration comme une torture, d’autres s’adaptent tout en souffrant et un troisième groupe semble supporter le manque sans difficulté. Nous pouvons supposer que ces derniers ont une sexualité faible ou ont été habitués à vivre la même frustration à l’extérieur.
De manière générale, l’auteur met en évidence le fait que la masturbation obligée comme moyen de compensation de l’absence de vie sexuelle entraîne une régression psychique chez les prisonniers. De plus, en raison de son contexte d’interdit et de menace permanente, elle s’effectue dans un sentiment de culpabilité. Nous sommes loin du plaisir et de la joie !
Cette situation ne peut qu’aggraver le sentiment de solitude, avec sa perte de l’altérité et la localisation du désir en un inévitable autoérotisme.
Une faille se creuse de plus en plus profondément entre deux images des femmes pour la population pénale masculine : celles qui permettent la satisfaction, comme les actrices des films pornographiques, et celles que l’on respecte, comme la mère, la sœur ou la mère de ses enfants…
Tout détenu est, en principe, appelé à sortir. Nous pouvons donc imaginer que ces représentations voleront en éclats à la libération. Et cela ne s’effectuera pas sans douleur pour les intéressés, mais aussi pour leurs éventuelles compagnes.
En prison, d’une certaine façon, le corps disparaît. En effet, Arnaud Gaillard démontre que la sexualité se résume à la seule génitalité. Tout ce qui entoure les organes sexuels est escamoté !
Le prisonnier en est presque réduit à un fonctionnement du type stimulus-réponse. Les caresses, en tant que telles, sont exclues de la relation sexuelle. L’homme est seul. La rencontre des corps ne fait a priori pas partie de l’univers carcéral.
Dans le cas d’homosexualité de circonstance ou de substitution, des compensations sont possibles. Mais nous ne devons pas perdre de vue que cela ne concerne qu’un faible pourcentage de la population pénale.
Il règne une telle homophobie chez les détenus et les surveillants que, sauf dans quelques établissements comme Caen, il est difficile de s’afficher comme homosexuel.
La normopathie de la prison diffère tellement de celle du dehors que, souvent, les homosexuels sont rabaissés au rang des criminels sexuels, appelés « pointeurs », c’est-à-dire, la lie de la détention.
La revendication virile des prisonniers est exacerbée. De manière frontale et massive, le chercheur observe que beaucoup craignent de devenir impuissants s’ils ne se servent plus de leur sexe pendant des années.
Le fait d’être bafoués, humiliés, quasiment castrés les accule à surenchérir sur les attributs ou les manifestations de leur virilité.
Ce peut être en évoquant des souvenirs, quitte à en inventer, mais aussi à pratiquer la musculation sur un mode obsessionnel ou encore à se démarquer catégoriquement des « pointeurs » et des homosexuels clairement identifiés.
Sur un fond de violence amplifiée par la frustration, cela se traduira par du mépris, des insultes, du racket et des coups. Parfois par le viol. Ce dernier cas de figure peut sembler paradoxal, car celui qui viole un violeur s’assimile carrément à lui.
Oui, mais en prison, il a le rôle actif. Il peut alors se targuer, sur un mode ostentatoire, de garder le côté masculin. Pire, il arrive que certains se vivent, en pareil cas, comme des vengeurs ou des justiciers. Combien de détenus s’instaurent en juges de leurs camarades, alors qu’ils vitupèrent contre la justice !
Beaucoup de personnes ignorent la réalité des parloirs. Ceux qui reçoivent des visites sont minoritaires. Il ne faut pas oublier, non plus, qu’un pourcentage important de visiteurs sont des membres de la famille, mères, pères parfois, frères et sœurs, surtout. Alors, ceux qui voient leurs femmes ou compagnes sont assez peu nombreux. Dans les prisons de femmes, le pourcentage de maris ou de compagnons est encore plus faible.
Or, la sexualité n’est pas interdite en prison. Elle est niée. C’est comme si elle n’existait pas. Elle n’est évoquée qu’à travers l’exhibition de certaines parties du corps, un peu comme si l’acte sexuel n’était pas nommé. Seuls sont évoqués, en quelque sorte, l’outrage aux mœurs ou l’attentat à la pudeur. C’est pire que l’hypocrisie. C’est du déni.
Arnaud Gaillard en rend compte à maintes reprises, l’administration pénitentiaire n’est pas à un paradoxe près. Depuis l’apparition du sida, des préservatifs sont distribués ici ou là, dans certains établissements. Pourtant, la relation sexuelle n’est pas autorisée au parloir et, dans de nombreuses prisons, l’homosexualité est encore punie.
Depuis, 2003, des « unités de vie familiales » (UVF) ont été mises en place dans les établissements pénitentiaires français. Aujourd’hui, seules, sept prisons en sont équipées sur 194. Ceux qui en bénéficient, une très faible minorité, peuvent s’y rendre une fois tous les trois mois, pour des durées de huit à soixante-douze heures, la séquence la plus longue n’étant autorisée qu’une fois par an !
Les résultats apparaissent globalement positifs. Qui s’en étonnera ?
Les enquêtes publiées disent que ces rencontres font baisser le taux d’agressivité en détention et permettent de maintenir les liens familiaux a minima. C’est de l’ordre d’une ration de survie… Les Canadiens et les Suédois, pour ne citer qu’eux, le savent depuis trente ans…
Pourtant, l’installation de ces parloirs ne s’effectue que très lentement. Les progrès ne se font qu’avec circonspection, comme à regret. Il persiste encore dans nos mentalités que celui qui a fait souffrir doit aussi souffrir.
Hélas, la souffrance est rarement bonne conseillère. Dans la plupart des cas, elle engendre la haine, le désespoir et le désir de vengeance. Elle explique beaucoup de cas de décompensations psychotiques, de flambées délirantes et, surtout, de suicides.
Combien de temps faudra-t-il, encore, aux responsables de la justice et de la prison, pour comprendre que l’éducation, la thérapie, la fraternité, l’entraide et la solidarité sont plus efficaces pour changer un être humain que la vengeance et la punition ?
L’auteur n’a pas la moindre illusion. Il écrit : « À moins qu’ouvertement les politiques explicitent une réalité à demi tue et à demi sue consistant à admettre, aujourd’hui encore, que la société légitime sous un argument alternant entre l’efficacité présumée et la vengeance sociale régulée, la souffrance physique et psychique comme une punition idéale. »
Sexualité et prison est un livre hautement spécialisé et, pourtant, facile à lire et à comprendre. Il nous invite à penser au-delà de la gestion bureaucratique de la délinquance et de la criminalité. La réflexion d’Arnaud Gaillard pose avec rigueur les questions clefs que nous devons aborder au sujet de la prison, dans le cadre de la gestion de la société. Parmi ces questions cruciales : quelle place donnons-nous à la vie et à la liberté ?

Arnaud Gaillard, Sexualité et prison, éditions Max Milo.