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par Groupe Via Libre le 13 juin 2021

Colombie. Entrevue avec le Groupe Libertaire Vía Libre

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Publié le 31.05.2021 par A las barricadas



Les premières mobilisations, qui ont démarré le 28 avril, exigeaient le retrait de la Loi de Solidarité Durable. En quoi consiste-t-elle et pourquoi a-t-elle le déclic de mouvements massifs de contestation ?
Le projet de loi présenté par le gouvernement d’Ivan Duque, du Centre Démocratique, signifiait l’adoption d’une politique d’austérité économique néolibérale au beau milieu de la profonde crise économique déclenchée par la pandémie et qui a entraîné une baisse du PIB de 6,8% en 2020. Ce projet, qui est la troisième réforme fiscale présentée par ce gouvernement uribiste [du nom de l’ex président Alvaro Uribe] en trois ans, cherchait à réduire le déficit fiscal, estimé à 35000 millions de pesos colombiens, moyennant l’augmentation des impôts directs et indirects pour la classe travailleuse et en conservant le modèle d’exemptions fiscales pour les entreprises et la bourgeoisie.
Ce programme patronal se déploie sur fond de crise majeure de la santé publique et de crise économique comparable à celle de 1929, avec un creusement des inégalités et des taux de pauvreté voisinant les 42% de la population, un chômage à 15% et une précarisation du travail qui fait que 88% des travailleurs sont deux fois en dessous du salaire minimum.
Le projet de loi a rapidement été refusé par la population travailleuse, et le mouvement du 28 avril, septième grève générale contre le gouvernement, a réussi à canaliser en partie, grâce à un travail important de mobilisation, le fort rejet du gouvernement. Finalement, grâce à la pression de la rue, le gouvernement s’est retrouvé en minorité au parlement, trahi par la direction de son propre parti, et le 4 mai, il a été obligé de retirer le projet et d’accepter le lendemain la démission du Ministre du Trésor Public, Alberto Carrasquilla, l’un des hommes forts de la coalition uribiste, conservatrice et évangéliste au pouvoir.

La revendication d’origine de la contestation a été dépassée tout de suite, s’y sont ajoutées l’exigence de mettre fin aux féminicides, l’opposition aux grands projets miniers ou de fracking, le respect des peuples indigènes ou encore les revendications étudiantes, Quelles sont les exigences du mouvement ?
A vrai dire la revendication initiale contre le refus de la réforme fiscale s’est articulée très tôt avec un ensemble plus ouvert, divers et désarticulé de revendications sociales comme vous le mentionnez, outre par exemple le refus du projet de réforme néolibérale su système de santé qui a aussi été retiré le 19 mai dernier. De plus, le degré élevé de répression policière et parapolicière a très tôt mis au centre des revendications, celles des victimes de la violence policière et du rejet de la violence étatique et paraétatique, rejoignant des revendications historiques telles que le démantèlement de l’Escuadrón Móvil Antidisturbios (ESMAD) de la Police Nationale ou encore la fin des assassinats d’activistes sociaux.
En parallèle, au cours des journées de mobilisation nationale de novembre-décembre 2019, le Comité National de Grève, un organisme bureaucratique principalement animé par les syndicats majoritaires, avait élaboré un programme qui a ensuite été élargi pendant la crise de 2020 et les manifestations de cette année. On a eu beau penser que la mobilisation obéissait à ce programme, qui peut contenir des revendications importantes, cela reste flou car ce programme est généralement inconnu à la majorité des manifestant.e.s et son élaboration et diffusion très restreintes. .
Par ailleurs s’est ajoutée à cette situation conjoncturelle, les luttes préalables des professeures des écoles contre le retour à des cours en présentiel sans garanties sanitaires, celles des étudiantes universitaires pour la gratuité des droits d’inscription, des employées de l’État pour des doléances nationales, des communautés indigènes, "noires" [NdT. Ajout de guillemets. Désigne ici les Afrocolombien.ne.s.] et paysannes pour des politiques de soutien à l’agriculture.

L’une des revendications est la démission du conservateur de droite Iván Duque. Ce rejet du Gouvernement profite-t-il à l’opposition représentée par Gustavo Petro ? Ou la contestation est-elle éloignée des partis politiques ?
Il y a une forte opposition au gouvernement Duque et le slogan Duque dehors s’est généralisé depuis le 21 novembre 2019. Cependant, la demande de démission n’a pas pris suffisamment et ne fait pas partie des revendications les plus concrètes et immédiates, pour l’heure.
D’un côté, on trouve les secteurs centristes de la dénommée Coalition de l’Espoir, Coalición de la Esperanza, qui ont cherché sans succès à représenter un mouvement qu’ils avaient condamné et réprimé depuis les gouvernements de niveau local. D’un autre côté, on trouve le leadership social-démocrate de Gustavo Petro et son mouvement électoral Colombia Humana [Colombie Humaine] . Ils jouissent d’une certaine popularité chez de nombreux manifestants, aussi bien au sein d’organisations syndicales et sociales qu’au sein de la jeunesse populaire qui est en train de vivre sa première expérience politique. Cependant, tout en ayant une certaine présence médiatique, ils n’ont pas joué un rôle significatif dans l’organisation et le déroulement de la contestation. Petro lui-même, désigné par les sénateurs uribistes comme "le plus grand anarchiste de notre pays" n’a participé qu’à une seule mobilisation en 20 jours de contestation et ses partisans cherchent à canaliser électoralement la dynamique actuelle dans la perspective des élections présidentielles de 2022.
Les partis politiques de gauche ont joué un rôle dans le cadre de l’action syndicale ou étudiante, mais n’ont pas été protagonistes de ce mouvement si explosif et hors organisations. Même si les actions se déroulent sur un fond de nombreuses années d’activisme et d’organisation communautaire, pour beaucoup d’actions locales, les clubs d’aficionados de foot ou les groupes d’amis de quartiers ont joué un role plus important que les organisations sociales traditionnelles.

Nous voyons des images et lisons des récits provenant de quartiers insurgés, à fort taux de mobilisation, où les forces de police ont même été expulsées. Comment sont-ils organisés ? De nouvelles structures d’auto organisation ont-elles été créées ou bien existaient-elles déjà auparavant ?
Ces situations sont vraiment très intéressantes, mais, pour l’instant, elles restent isolées et ne sont pas inscrites dans la durée. Il existe bel et bien en revanche un net rejet de la Police de la part de larges pans de la jeunesse populaire, qui s’exprime à travers les attaques à des structures policières comme les Comandos de Atención Inmediata (CAI), renouant avec des épisodes de révolte contre la brutalité policière le 9 et 10 septembre 2020, après le cruel assassinat de Javier Ordoñez, dont la répression fit au moins 13 morts.
Le degré de mobilisation varie beaucoup selon la région et la localité, on peut souligner la situation du département de la Vallée du Cauca à Cali ou encore Yumbo avec ce qu’on appelle des points de résistance avec des barrages routiers plus ou moins permanents. Des secteurs de travailleurs et petites entreprises du transport comme les routiers ou les taxis ont mené des actions de barrages routiers au cours de la deuxième semaine de de mobilisation, avec leurs propres revendications de facture plus corporatiste.
En général, l’idée qui prime est celle d’action spontanée et de pratique de la mobilisation permanente, même si les formes d’organisation sont encore faibles. Par rapport à la contestation de 2019 qui vit le développement de formes embryonnaires d’assemblées populaires locales ensuite dissoutes, les niveaux d’autoorganisation communautaires semblent plus faibles cette fois-ci, même s’il y a eu quelques expériences en ce sens à Cali, dans certains quartiers populaires et universités publiques.

A certains endroits, comme Cali, nous avons pu voir des peuples indigènes aller en ville pour rejoindre les marches. Quelles sont leurs revendications et de quelle façon participent-ils à ces mouvements de contestation ? s
Les peuples indigènes ont participé de diverses façons avec, généralement, un retour raciste de la part de la presse patronale et des secteurs conservateurs qui les dépeignaient comme des non civilisés. D’un côté, des secteurs du peuple misak organisés en Autoridades Indígenas del Sur Occidente (AISO) ont mené des actions symboliques centrées sur le débat sur la mémoire historique, telles quee le déboulonnage de statues de conquistadors coloniaux comme Sebastián de Belalcázar à Cali ou Gonzalo Jiménez de Quesada à Bogotá. D’un autre côté, des peuples indigènes de la région amazonienne, caribéenne et du centre ont participé à différentes mobilisations dans les grandes villes et mené quelques actions de contestation de leur propre initiative.
En parallèle, un secteur indigène, nasa majoritairement, du département du Cauca organisé en Conseil Régional Indigène du Cauca (CRIC) développait depuis le mois d’avril une lutte, du nom de "Minga hacia adentro", pour récupérer des terres des mains des propriétaires terriens et des entreprises. Début mai "Minga hacia adentro" [Minga vers l’intérieur"] se dédoubla vers l’extérieur et commença à mener des actions de barrages sur la route panaméricaine en association avec des organisations paysannes et des communautés "noires"* [NdT. Ajout de guillemets. Désigne ici les Afrocolombien.ne.s.], en partie sur les revendications nationales mais aussi en exigeant l’application des accords préparatoires du gouvernement national avec les secteurs ruraux. A cette même époque un groupe du CRIC s’est rendu à Cali, comme il l’avait déjà fait au second trimestre 2020, pour participer à la contestation et éventuellement aux barrages routiers, subissant en retour une forte et raciste répression policière et parapolicière, ainsi que des tentatives de massacre.

Quoique les mouvements de contestation soient très divers idéologiquement, nous voyons une forte participation de collectifs anarchistes. Quel est le rôle de l’anarchisme dans les mobilisations ?
Il y a bien en effet une présence anarchiste dans cette explosion sociale, même si elle est faible et marginale. Alors qu’en novembre 2019, nous étions parvenus à mener le mouvement dans certains quartiers populaires comme le quartier Guacamayas de Bogotá et qu’en 2018, lors du mouvement étudiant, cela avait été dans certaines facultés des universités publiques, nous pensons que notre influence est maintenant moins claire.
Néanmoins, depuis dix ans, la présence de drapeaux rouge et noir, violet et noir et noirs devient un peu plus fréquente sur les parcours des marches syndicales, étudiantes et de quartiers, même si nous y sommes souvent dans une relative solitude. Il y a aussi une présence de nos chants comme "Debout celles qui luttent" et de nos graffitis, ainsi que l’activité constante de beaucoup de compagnes dans divers secteurs sociaux et de contestation.
Nous pensons que nous, anarchistes organisées, avons pour tâche de continuer à donner l’impulsion pour que ce mouvement populaire qui a des aspects libertaires intéressants, renforce justement ses éléments anarchistes, d’auto organisation démocratique, délibérante et directe, renforce les éléments socialistes libertaires des revendications et des réflexions politiques et l’esprit et le symbolisme internationaliste, intersectionnel et révolutionnaire.

Les forces de l’ordre colombienne ont un passé de répression et d’atteinte aux droits humains. Comment le Gouvernement est-il en train d’exercer la répression ?
La répression contra la contestation, notamment les barrages routiers, a vite associé les éléments "légaux" d’usage de la force policière avec les éléments irréguliers et illégaux si caractéristiques du gouvernement colombien. Ainsi, d’un côté, nous avons les actions anti-émeutes, de la police nationale et l’ESMAD, appliquées à un niveau extraordinairement fort d’agression physique, et qui ont été renforcées, par un appel à l’aide militaire annoncée par le gouvernement le 1 mai, avec la présence de troupes dans des zones telles que la Vallée eu l’Atlantique et sur divers barrages routiers.
De l’autre, nous avons la présence d’agents civils non identifiés et les tirs, y compris des rafales de mitraillette, sont effectués contre les manifestants par la Police elle-même dans les situations de débordements dans les quartiers de Bogota ou Cali, pour lesquels 133 cas sont répertoriés, Et nous avons en plus des actions de forces parapolicières, avec des tirs contre des manifestants à Cali, Pereira ou Medellín, depuis des chars ou des bâtiments.
D’après Indepaz, il y a au 20 mai, 47 victimes mortelles de la répression policière et parapolicière. Temblores et Indepaz comptabilisaient en outre, au 16 mai, 30 mutilations oculaires, 1.055 arrestations arbitraires, au moins 362 blessée.s et au total 2.110 cas de violence exercée par les forces de l’ordre. Le Défenseur du peuple enregistrait 548 disparitions de personnes au 9 mai. Ont aussi été dénoncées des procédures illégales de prolongation des détentions, des perquisitions de domicile sans mandat judiciaire, des jets de gaz lacrymogènes sur des habitations, des traitements cruels et tortures aux détenus, des coupures intermittentes d’électricité dans les zones touchées par la répression.

Nous lisons d’innombrables plaintes pour abus et agressions sexuelles contre des femmes. Est-ce une pratique courante des forces de l’ordre ?
Oui, c’est malheureusement le cas. Les Forces de Sécurité de l’État, policières et militaires, sont composées à une écrasante majorité par des hommes aux valeurs machistes, les hauts gradés policiers et militaires sont tous des hommes, les membres de ces organismes vivent dans un corps patriarcal violent et harceleur et leurs relations avec les civils sont également empreintes de toutes sortes d’expressions de la domination masculine.
Dans la répression policière, la violence de genre est courante ainsi que les actes contre les femmes et les dissidences sexuelles, et les plaintes pour abus dans les postes de police, les fourgons et les unités de détention se répètent. C’est même pire dans le cas des militaires parce que la terreur contre les femmes est employée comme une arme parmi d’autres de la lutte anti-insurrectionnelle, comme une stratégie de guerre.
Dans la conjoncture actuelle, on enregistre au moins 16 cas de violence sexuelle exercée contre des manifestantes et trois cas déclarés de violence de genre.

En ce moment, il y a des manifestations et actions de solidarité internationale pour la Colombie. Est-ce que ces nouvelles vous parviennent ? Que pouvons-nous faire de l’étranger pour soutenir votre lutte ?
Ces nouvelles sont réconfortantes et nous montrent la grandeur et la beauté de la solidarité. Quoique beaucoup de ces manifestations aient été appelées par des Colombiens de l’extérieur, que ce soit des étudiants ou des exilés politiques, il y a toujours eu une importante participation de personnes de toutes origines et territoires pour soutenir les luttes sociales d’ici et dénoncer la répression gouvernementale.
Le travail international de diffusion d’information, de dénonciation de la répression, de discussion sur la situation dans plusieurs domaines, d’accompagnement symbolique et logistique des victimes, de soutien financier des campagnes d’achat de matériel et d’aliments, de pression sur les médias et les politiques pour qu’ils s’expliquent sur leur position face à cette grave situation, ainsi que les actions de pression sur l’État colombien devant les ambassades et consulats, sont très précieux.
Notre situation est difficile, mais des efforts internationaux plus larges, suivis et soutenus sont vitaux parce que la situation est dramatique aussi au Myanmar, au Kurdistan, au Sahara Occidental ou en Palestine. Cependant, il est de même important que la lutte sociale en Colombie alimente les diverses luttes populaires locales, et que le meilleur de notre expérience de mobilisation permette de consolider les organisations et mouvements sociaux et populaires du monde, comme ce fut le cas pour les indignés il y a une décennie.

Traduction Monica Jornet Groupe Gaston Couté FA

PAR : Groupe Via Libre
Colombie
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