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par Hugues Lenoir le 20 septembre 2018

Mai 68, une Révolution pédagogique ?

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« Ce jour-là j’ai compris que je serai en ouvrier en grève pour toujours ». (Jean-Yves, 9 ans)

article extrait du Monde libertaire n°1797 de juillet-août 2018



« Ce jour-là j’ai compris
que je serai en ouvrier en grève pour toujours ».
(Jean-Yves, 9 ans)


En mai 68 eut lieu la plus grande grève ouvrière de l’histoire de France mais aussi sans doute la plus grande insurrection étudiante depuis François Villon. Ce fut aussi une tentative de Révolution pédagogique. Si quelques profs d’université, beaucoup d’instituteurs et de profs du secondaire participèrent aux événements trop peu nombreux remirent sur le long terme leur utilisation experte de la pédagogie autoritaire. Beaucoup manifestèrent, quelques-uns occupèrent écoles et autres établissements d’enseignements, trop peu interrogèrent leurs pratiques et le rôle éminemment reproducteur des inégalités de classes de l’appareil scolaire. Encore moins furent ceux qui analysèrent la place qu’ils y occupaient inconsciemment souvent, mais pas toujours, dans ce système ? Pour fonder mon propos j’utiliserai comme sources les témoignages recueillis dans un livre récemment paru Mai 68, par ceux et celles qui l’ont vécu (1). Témoignages spontanés à la demande d’un éditeur et d’un média qui ne souhaitaient pas que la mémoire des peuples soit le seul fait de la ré-écriture savante et a posteriori de l’histoire. Dans ce livre les acteurs racontent ce qu’ils ont vécu ou comment ils ont vécu Mai 68 quelquefois très loin de la Capitale. Ouvriers, employés, lycéens, étudiants, hommes et femmes, la plupart jeunes à l’époque.
Que disent-ils sur l’éducation et toutes les valeurs autoritaires et le traditionalisme qu’elle véhiculait. Ada, 20 ans alors, se souvient dans son lycée : « A l’époque, il n’y avait que des filles, on ne mélangeait ni les sexes, ni les classes sociales » (p.63). Quant à Béatrice, elle raconte : « une élève est venue en pantalon, ce qui était formellement interdit par le règlement intérieur. Sous nos blouses, bleues une semaine, beiges la semaine suivante, nous n’avions le droit de porter que des jupes, sauf si la température descendait au-dessous de zéro » (pp.38-39). Et certains voudraient imposer le retour à l’uniforme ! Un anonyme se rappelle que « nous avions un professeur de français qui nous enseignait Rabelais dans une version expurgée, ayant éliminé ce qu’il considérait comme étant des mots orduriers » (p.399). L’ordre moral et la censure régnaient.
Et pourtant certains osent et écrivent sur les murs de l’Université de Nanterre : « professeurs vous êtes vieux … votre culture aussi » (p.73) comme quoi la clairvoyance n’attendait le nombre des années. D’autres de Censier veulent faire entendre que cela ne les intéresse pas de « reprendre les études pour devenir des privilégiés et « des chiens de garde » de la société » (p.77) et remettent en cause, comme à Rouen, « les cours magistraux, les relations profs/étudiants, nous imaginions, écrivent-ils, la fin des hiérarchies universitaires » (p.85). Et, ils contestent vivement les enseignements académiques (p.94). De même au lycée Balzac à Paris déclaré autonome (sic) : « plus de registres de présences, plus de cours magistraux » (p.351).
Aux Beaux-arts, Philippe se rappelle que « l’autogestion pédagogique imposée par les étudiants pour l’année 1968-1969 s’instaura avec la complicité d’une partie des enseignants et facilita cette inscription éphémère du politique dans le processus pédagogique » (p.97) mais bien vite le retour à « l’ordre » se fit. C’est, ce dont témoigne Alain, dans son lycée : « les profs naviguaient entre l’enseignement traditionnel et l’essai d’application de méthodes pédagogiques que nous avions élaborées en commun. Du moins pour ceux qui ne tentaient pas, revanchards, de rétablir brutalement leur autorité un temps bafouée » (p.115). Car ce fut rapidement la fin de la grève des cours, des assemblées générales, des groupes de discussion, la veille machine à conformer allait se remettre en marche avec l’aide complice d’une part de ses personnels. Elan libérateur malgré tout comme pour Françoise qui déclare, ce fut « ma revanche contre les profs, les profs de latin, les grands profs en chaire. Je leur apporte la contradiction […]. Il n’y a plus de relations hiérarchiques […]. Je ne suis plus rabaissée » (p.368).
Certes la rentrée de septembre-octobre 1968 fut un peu différente des précédentes au moins dans le souvenir de Christophe qui explique : « Après les examens reportés en septembre, les cours reprirent dans une ambiance nouvelle, caractérisée par une plus grande prudence des professeurs en civil (sic). Il fallut un an ou deux pour que les toges réapparaissent chez les plus conservateurs (2), mais leur charme avait disparu avec l’autorité qu’elles étaient censées véhiculer » (p.435). Durant le Mai 68 pédagogique, c’est encore Christophe qui se souvient : « le sacré s’effilochait, les hiérarchise étaient bousculées, […]. Et puis l’étudiant de base, qui n’avait alors que le droit d’écouter et d’acquiescer aux vérités professées, se découvrait un droit d’irrévérence et de contestation ainsi que le pouvoir de la désorganisation institutionnelle » (p. 436). Reste que le bilan à terme fut maigre et vite récupéré par la machine à décerveler et à réduire l’esprit critique. C’est ce que constat Anne : « bien sûr, il y eut quelques suppressions d’estrades dans les classes […]. Bien sûr, il y eut quelques tentatives d’interactivité en cours entre profs et élèves au lieu des « vieux cours magistraux » (p. 446) mais rien ne changea fondamentalement sur les fonctions réelles du système éducatif. Rien ne changea d’autant que les enseignants et leur syndicat ultra majoritaire à l’époque n’y tenait pas. Michel, instituteur et militant de l’Ecole émancipée constata avec amertume lors d’une délégation au siège de la FEN. « On nous expliqua qu’il fallait rencontrer les responsables des autres syndicats, réunir les instances nationales du SNI et de la FEN… on comprit qu’il ne fallait pas compter sur eux pour craquer l’allumette « qui mettrait le feu à la plaine. Si les hommes qui ont fait l’histoire de France n’avaient pas eu plus d’énergie que les dirigeants de la FEN et du SNI en 68, les écoliers n’auraient pas besoin d’apprendre les dates de 1789, 1830, 1848, 1871 » (p.424). Si trop souvent, les étudiants furent catalogués de « petits bourgeois » par l’appareil de la CGT et du PC, et tous ne firent pas de brillantes carrières par la suite, même s’il y eut de spectaculaires retournements de vestes. Beaucoup s’inscrivirent en conscience dans le refus de parvenir car « pour nombre d’étudiants, le mouvement de mai fut un moment de remise en cause des préjugés de classe, d’éducation, de croyance, d’appartenance. Un moment d’initiation jusqu’à la découverte de la transgression comme une voie possible de l’éducation à la liberté » (p.436).
Malgré la reculade pédagogique généralisée, quelques acquis demeurèrent, les blouses et les estrades disparurent, l’interactivité pris une petite place et le pouvoir du savoir fut ébranlé. Pour le reste la Révolution pédagogique échoua, ou plutôt fut remise au pas par les capos du savoir. Néanmoins durant le joli mois de mai l’éducation se fit aussi dans et par l’action, dans la rue, au lycée, à l’université, à l’usine ou ailleurs dans un dynamique individuelle et collective. Mai 1968, fut donc aussi un grand mouvement de gymnastique révolutionnaire et d’Education populaire émancipateur.

Hugues
Groupe Commune de Paris


(1) Mai 68, par ceux et celles qui l’ont vécu, Editions de l’Atelier et Mediapart, 2018.
(2) A l’époque les profs d’université exerçaient en toge à la manière des avocats.

PAR : Hugues Lenoir
groupe "Commune de Paris"
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