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par Jérôme Segal le 24 avril 2018

Israël, le pays où l’on reparle de l’action directe

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Article extrait du « Monde libertaire » n° 1792 de février 2018
Sur le marché du Carmel, à Tel-Aviv, en ce début du mois de janvier 2018, les marchands de fruits et légumes haranguent comme d’habitude les clients : les avocats se vendent au kilo pour une dizaine de shekels (deux ou trois euros), les fraises, pommes cannelle et mangues exhalent leurs arômes. D’autres vendeurs proposent des pâtisseries orientales laissant espérer un rapprochement, au moins culinaire, entre Juifs et Arabes pendant qu’à côté des étals entiers sont dévolus aux épices les plus variés aux couleurs chatoyantes. A l’angle, sur une rue perpendiculaire d’un quartier à la mode, une boutique se présente comme un Vegan Design Studio. On y vend des sacs de divers formats, en matières végétales ou synthétiques et bien sûr garanties sans cuir : le véganisme repose sur le refus de tous les produits issus de souffrances animales.

Que ce soit dans les quartiers touristiques de Tel-Aviv ou dans les zones plus périphériques, le moindre fast-food précise sur sa carte quels sont les plats végétariens mais aussi végans, sans aucun produit d’origine animale (pas de produits laitiers, ni d’œufs ni de miel). Si vous rentrez dans un café et que vous demandez du lait végétal pour votre cappuccino, on vous répond en général : « Lait d’amandes, de riz ou d’orge ? » alors qu’à Paris ou Londres vous risquez encore d’être pris pour un extraterrestre. Sur la devanture de nombreux magasins non alimentaires, par exemple de cosmétiques ou de chaussures, on trouve souvent le gros cœur rouge du label « veganfriendly ».

Cause animale et situation politique


Avec son demi-million d’habitants, Tel-Aviv se profile bien comme la capitale mondiale du véganisme et un voyage dans d’autres villes du pays, de Jérusalem à Haïfa, confirme que la ville côtière où siègent les ambassades étrangères est représentative d’une tendance de fond. D’ailleurs, déambulant dans « la Bulle» – surnom donné à la ville évoquant l’insouciance qui y règne à une cinquantaine de kilomètres seulement de Gaza ou de la Cisjordanie –, on sera surpris de rencontrer à peu près tous les jours des militants de la cause animale. Au-delà du véganisme, qui est un mode de vie, ces militants se réclament en général de l’antispécisme : alors que le racisme repose sur l’hypothèse d’une prétendue race qui serait supérieure aux autres, que le sexisme repose en général sur un avantage attribué aux hommes par rapport aux femmes, le spécisme suppose qu’une espèce (au hasard… Homo sapiens !) aurait tous les droits sur les autres espèces animales, les exploitant à loisir et les ordonnant entre elles (les chiens et chats auront le droit en Occident à des cliniques spéciales et des rayons entiers dans les supermarchés tandis que 99 % des lapins et 95 % des porcs seront élevés dans des conditions atroces pour le seul plaisir gustatif de l’être humain). Ces militants opposés au spécisme se disent alors antispécistes.

Deux questions émergent alors lorsqu’on constate l’importance de ces mouvements en Israël : y a-t-il un lien entre l’antispécisme et la spécificité historique d’Israël, à savoir sa définition, depuis Theodor Herzl, comme « État des Juifs » ? Ensuite, cet engouement pour la cause animale a-t-il un lien avec la situation politique du pays, marquée bien sûr par des décennies de conflits israélo-palestinien et actuellement par l’occupation de la Cisjordanie et de Jérusalem-Est par l’armée israélienne ? C’est en prenant le temps de parler avec des Israélien.ne.s, activistes ou pas, que d’étonnantes réponses émergent. La trentaine, Yehu est un brillant biologiste de l’université hébraïque de Jérusalem rencontré lors d’une soirée. Pour lui, c’est par dépit que des militants du camp de la paix se sont tournés vers la défense des droits des animaux. « Depuis des décennies, nous n’avons rien obtenu. C’est de pire en pire… C’est dur de s’engager pour une cause et de constater que tous les combats sont perdus. Alors du coup, certains se sont tournés vers d’autres engagements et avec la cause animale, on peut être efficaces. » Lui-même n’est pas végan mais a fortement réduit sa consommation de viande, notamment depuis qu’il vit avec Taliya, sa compagne, qui elle est végane et avait fait part de son opposition à la politique menée par le gouvernement israélien en refusant de servir dans l’armée, ce qui suffit en Israël pour être considérée comme un traître à la nation. Taliya confirme les dires de Yehu sur le sentiment d’utilité: « On est tout de suite efficaces, on sauve des vies à chaque repas avec nos choix diététiques. »

Ce pragmatisme est partagé par Liza, une Franco-Israélienne qui vit dans un « village végétarien » en Galilée et qui est de passage à Tel-Aviv. Végétarienne depuis l’âge de 11 ans, engagée bénévole à la SPA lorsqu’elle vivait en France, elle a choisi de devenir végane il y a sept ans et, surtout, de militer de façon plus radicale qu’elle ne le faisait en France. Contrairement à beaucoup de militants antispécistes qui prônent la convergence des luttes, ce qu’ils nomment l’« intersectionnalité », pour renforcer les parallèles entre toutes les formes d’oppression et d’exploitation, Liza défend, elle, une approche marquée par l’exclusivité de la cause animale : « Les humains peuvent s’aider eux-mêmes. Pour les animaux, il y a tout à faire, ce sont les plus désespérés, les sans-voix. » A la question de savoir s’il y a un lien avec sa judaïté, elle qui a grandi dans un milieu orthodoxe mais s’en est affranchi, elle répond : « S’il y a aujourd’hui une mission des Juifs sur Terre, c’est ça, la lutte pour les droits des animaux non humains ! »

Il est vrai que le mouvement animaliste a été fortement influencé, dès sa naissance, par des Juifs athées comme Peter Singer ou Henry Spira. L’un a publié en 1975 le premier livre de philosophie sur le sujet, The Animal Liberation, rapidement traduit dans une vingtaine de langues et aujourd’hui considéré comme un ouvrage de référence tandis que l’autre est à l’origine, en 1976, du premier grand mouvement de lutte qui a permis un an plus tard de mettre un terme à des expériences menées sur des chats (à New York, au Muséum américain d’histoire naturelle). Cet engagement radical pour la solidarité avec les opprimés, étendue aux animaux, semble bien être le trait d’une forme possible de l’identité juive. Ceci dit, Liza est bien consciente que c’est aussi l’image d’Israël qui est en jeu. Si Israël devenait le premier pays à accorder des droits aux animaux de rente (dits « de boucherie »), « cela améliorerait l’image du pays », constate-t-elle. Avec un président végétarien et sensibilisé à la cause, Reuven Rivlin, elle a envie d’y croire mais ne se fait pas trop d’illusions. Il est certain que le premier ministre, Benyamin Netanyahou, fait davantage parler de lui, et plutôt pour la politique d’occupation qu’il mène en Cisjordanie que pour son éventuel amour des bêtes. Il n’est sans doute pas mécontent que les jeunes s’engagent contre la situation des poules pondeuses plutôt que pour les droits des Palestiniens.

Améliorer l’image du pays


Dans cet esprit, Jean Stern a pu montrer dans son livre sur le pinkwashing en Israël qu’il existe une réelle volonté politique de promouvoir Tel-Aviv comme capitale mondiale de la culture LGBTIQ et de la tolérance envers les minorités sexuelles… Pour présenter le pays autrement que comme une puissance colonisatrice régulièrement épinglée par des associations comme Amnesty International pour ses manquements aux droits de l’Homme, en Cisjordanie, à Jérusalem-Est mais aussi en Israël. Peut-on dès lors parler d’un « veganwashing », d’une stratégie délibérée de présenter le pays comme le paradis des végans comme on le ferait pour la République alpine (Autriche) ou le pays du vélo (Pays-Bas) ? Interrogé à ce sujet, le journaliste Gideon Levy, éditorialiste au quotidien de centre-gauche Haaretz part lui aussi, comme Taliya, d’un terrible constat d’échec pour le camp de la paix. Il observe avec un certain cynisme le développement du véganisme et assène : « C’est pour couvrir ce qui se passe en Cisjordanie ! » Il est vrai que l’armée israélienne s’est vantée de respecter les engagements antispécistes de certains de ses soldats en leur proposant des bottes fabriquées sans utiliser de cuir, que l’association Anonymous for Animal Rights reçoit quelques subventions du ministère de l’environnement au titre de la protection animale, mais les entretiens avec les militants radicaux de la cause animale montrent au contraire que leur mouvement est sévèrement réprimé.

La répression, le fondateur de l’association 269 Life, Sasha Boojor, sait bien de quoi il s’agit. Lorsque nous l’avons rencontré il préparait une « action » pour protester contre l’inculpation dont il fait l’objet après un barbecue un peu spécial organisé le jour de l’indépendance du pays, en mai dernier. Les patriotes ont l’habitude ce jour-là de se retrouver dès le matin autour de grands barbecues et Sasha, accompagné de quelques autres militants, avait apporté des cadavres de chats qu’ils avaient récupérés chez un vétérinaire. Posant les chats sur les grilles avec le charbon au-dessous, ils ont ainsi directement mis en évidence la nature profonde du spécisme : pourquoi serait-il ignoble de griller un chat et acceptable de cuire de la même façon un poulet ou un agneau (on évite le cas du porcelet en Israël) ? Âgé d’une trentaine d’années, Sasha est très au clair sur la ligne du mouvement qu’il a fondé : « On est pour l’action directe, dans la tradition des premiers anarchistes. Je n’ai pas peur d’aller en prison. »

Le numéro 269 de l’association fait référence au badge que portait sur l’oreille un veau qu’ils ont libéré peu avant qu’il arrive à l’abattoir. Fier de cette action, Sasha nous confie que ce beau veau blanc est devenu un taureau en pleine forme, gardé dans un lieu tenu secret. Mais l’action inaugurale, pour 269 Life, ce fut un happening au square Rabin, à Tel-Aviv, en octobre 2012. Avec deux comparses, Sasha s’est alors mis dans une cage. Trois hommes habillés en bourreau les ont pris un par un : deux des hommes les ont immobilisés pendant que le troisième chauffait à l’aide d’un chalumeau une tige de fer avec les trois chiffres. Chacun à leur tour, ils se sont fait marquer « 269 », comme du bétail. Il reste à espérer que parmi les passants, les parents aient pensé à détourner le regard des enfants… L’association a depuis essaimé dans une trentaine de villes, en Europe et au Canada mais pas aux États-Unis où de telles associations ne peuvent exister (s’introduire illégalement dans un abattoir pour y filmer revient à un aller simple en prison pour de longues années). Le 7 décembre dernier, par exemple, l’association 269 Life Libération Animale Suisse a organisé un blocage de l’abattoir de Vich entre 5 et 15 heures, publiant sur les réseaux sociaux des photos de ce qu’ils nomment eux aussi une « action directe ».

En France aussi, 269 Life a fait des émules et YouTube permet de voir par exemple les dernières actions entreprises par les groupes lyonnais ou parisiens. En Israël, 269 Life n’est pas constitué en association, Sasha revendique un fonctionnement égalitaire sans bureau ni bureaucratie et espère que 269 Life puisse devenir l’« open source » du militantisme dans ce domaine. Si les actions de 269 Life sont rares, mûrement réfléchies, ce sont surtout des militant.e.s d’Anomymous for Animal Rights que l’on trouve dans treize villes du pays. Devant le parc Meir, sur une grande rue commerçante de Tel-Aviv, c’est Adi, 23 ans, qui aborde les passants pour leur montrer à l’aide de photos la réalité de l’élevage et leur suggérer un don ou un engagement pour le Challenge 22 : se mettre pendant 22 jours à un régime végane sous la tutelle d’un.e coach, via une plateforme en ligne. L’association compte une vingtaine de salarié.e.s comme elle et une centaine de bénévoles. A titre personnel, elle s’engage aussi parfois pour 269 Life : le crâne rasé et presque nue, elle s’est fait électrocuter comme un animal de laboratoire, elle a présenté des têtes d’animaux sur des plateaux dans un centre commercial et elle a tenu quatre jours, enfermée avec deux autres femmes et un homme dans un espace restreint, manifestant avec son corps la situation des animaux de rente. Bien sûr, il existe à côté de ces mouvements radicaux une mode végane et il y a fort à parier que la majorité des clients des meilleurs restaurants véganes (comme Meshek Barzilay dans le quartier branché de Neve Tzedek) n’adoptent pas ce régime en soutien aux actions de 269 Life. Les motivations sont disparates et reflètent en fin de compte la complexité de la société israélienne, un pays où, un jour, ne coulera peut-être plus « le lait et le miel »…
PAR : Jérôme Segal
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