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par NCJ le 5 septembre 2018

Qu’est-ce que le néolibéralisme ?

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article extrait du Monde libertaire n°1796 de juin 2018




Le terme de néolibéralisme est omniprésent dans les discours militants ou savants depuis vingt ans. Des intellectuels majeurs, qu’ils soient marxistes, libertaires, sociologues, philosophes ou économistes, comme Foucault, Bourdieu, Harvey, Chomsky, Levy et Duménil, Boyer, et bien d’autres, s’y réfèrent de façon constante. De la même façon des associations comme ATTAC, des journaux comme Le Monde Diplomatique, et même des journaux plus mainstream, comme Le Monde ou même Le Figaro traitent du néolibéralisme comme une réalité contemporaine. Ce terme a même été repris lors de la récente campagne pour les élections présidentielles puisque Marine Le Pen a qualifié lors des débats ses interlocuteurs d’ultralibéraux ou de néolibéraux. Le concept est d’ailleurs un objet d’intenses débats en France, et plusieurs publications lui ont été consacrées comme le monumental Néolibéralisme(s) de Serge Audier et La nouvelle raison du monde de Pierre Dardot et Christian Laval. De quoi parle-t-on donc quand on parle de néolibéralisme ? Est-ce un concept fourre-tout ou peut-on lui trouver une certaine unité conceptuelle ?

Je vais ici essayer de restituer le résultat de plusieurs lectures et recherches tout en évitant trois écueils fondamentaux pour l’analyse du néolibéralisme. Le premier écueil, souvent le fait des penseurs marxistes, est celui de « l’économicisme » : le développement du capitalisme implique le néolibéralisme en fonction de l’évolution de facteurs endogènes qui sont des facteurs de production (par exemple conjurer la baisse du taux de profit en proposant une nouvelle partition travail/capital), cette perspective, quoi qu’intéressante, met l’accent uniquement sur les facteurs endogènes et économiques et conduit à voir l’histoire de manière mécanique, tout cela au détriment d’autres éléments d’explication. Le deuxième écueil est celui du complotisme, qui consiste à croire qu’un groupe ultra-minoritaire d’intellectuels aurait, par le fait du lobbying, infléchi toute la politique mondiale en quelques dizaines d’années. Cette perspective se fonde sur des faits corrects mais tend là encore à produire un discours monocausal réducteur, niant l’autonomie relative des différents champs, politiques, économiques, intellectuels et sociaux. Enfin le dernier écueil, fondé sur la même logique, consiste à ne se focaliser que sur certains éléments explicatifs (la « force inhérente » des théories libérales, dans une perspective idéaliste, ou la focale mise sur les médias comme « chiens de garde » propagateurs d’une nouvelle idéologie)1.

Aux origines du néolibéralisme

Le terme de néolibéral trouve son origine dans les années 1930, et notamment dans le Colloque Lippmann, tenu en 1938 à Paris. Il réunit des intellectuels libéraux venus penser la refonte du libéralisme, qui se trouve être en crise, notamment après la crise de 1929, dont les effets se font sentir jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Ce colloque, tenu en l’honneur de Walter Lippmann, un journaliste américain ayant publié un ouvrage important, La Cité libre, proposant un nouvel agenda du libéralisme, accueille des figures connues comme Von Mises, Friedrich Hayek, Jacques Rueff, Raymond Aron et Wilhelm Röpke, et d’autres qui ont été oubliées depuis comme Louis Rougier, Louis Marlio, Bernard Lavergne ou José Castillejo. Ces intellectuels se réunissent pour penser le renouveau du libéralisme, ou plutôt sa réforme. La position qui émerge du colloque est modérée : le libéralisme du XIXème siècle, identifié à l’École de Manchester et au « laisser-faire » est majoritairement critiqué – Hayek et Mises étant clairement en minorité- et les membres se mettent d’accord quant à un agenda du libéralisme, proposant notamment des mesures sociales. Le terme néolibéralisme recouvre alors cette tendance réformiste du libéralisme, critique des excès ayant conduit à la crise et proposant un encadrement des excès de la doctrine libérale classique. On voit ici que le terme ne correspond pas à ce qu’on entend habituellement par « néolibéralisme ». Comme tous les concepts historiques il faut, pour le saisir, en retracer rapidement l’histoire et souligner qu’il est un enjeu conflictuel au sein même de ceux qu’on appelle néolibéraux. Jusque dans les années 60 ainsi le terme néolibéral est réservé à des partisans d’une refonte de la doctrine libérale et une opposition au naturalisme qui caractérisait le libéralisme du XIXème siècle. Il faut cela dit noter qu’à cette période les « néolibéraux » sont très largement minoritaires sur le plan mondial. Foucault étudie ainsi particulièrement les ordolibéraux Allemands (Eucken, Röpke, Rustow par exemple) comme caractéristique de cette forme de libéralisme qui consiste à promouvoir un interventionnisme libéral et des politiques de société, visant à transformer la société et les individus pour les adapter à l’environnement concurrentiel du marché. Si l’ordolibéralisme disparaît presque intégralement du courant libéral par la suite, il faut noter que dans les pratiques l’analyse foucaldienne du néolibéralisme n’est pas nécessairement confinée à l’ordolibéralisme. Ses continuateurs comme Dardot et Laval ont bien montré que les politiques libérales à partir des années 70 visaient à créer un marché concurrentiel et à produire des subjectivités entrepreneuriales.

Le tournant des années 70 et l’hégémonie du néolibéralisme

C’est lors des années 70 que le terme change de signification. D’un libéralisme renouvelé, parfois inspiré de Keynes, et insistant sur la construction institutionnelle du marché et de la concurrence, on passe à une doctrine plus offensive, se revendiquant du libéralisme de Cobden et Spencer, beaucoup plus intransigeant. Deux figures majeures sont mises en avant pour symboliser ce tournant : Friedman et Hayek, qui, tous les deux bien qu’avec un style différent, se font les avocats de la dérégulation, du libre jeu de la concurrence, et soutiennent les gouvernements de Thatcher, Reagan ou Pinochet dans les années qui viennent. Ces deux intellectuels sont de plus auréolés, ainsi que certains de leurs disciples, de la reconnaissance scientifique du fait de deux prix de la banque de Suède (dits « prix nobel d’économie ») en 1974 pour Hayek et en 1976 pour Friedman. Le courant libéral s’homogénéise progressivement autour de ces positions, grâce notamment aux nombreux « think tanks » libéraux mais aussi à la célèbre Société du Mont-Pélerin, sorte d’internationale des intellectuels libéraux. Ce tournant s’explique par plusieurs raisons. D’une part la crise du keynésianisme avec la stagflation des années 70, c’est-à-dire un mélange de stagnation économique et d’inflation, ce qui était impossible dans les modèles keynésiens utilisés par les économistes d’alors. De ce fait une nouvelle doctrine devient dominante, le monétarisme2 de Friedman. En parallèle sur le marché des idées les théories concurrentes, communisme, socialisme ou anarchisme, sont décrédibilisés par l’histoire, et notamment l’assimilation des expériences réelles avec le totalitarisme, l’autoritarisme des pays sous domination soviétique, ou encore leur échec économique3. La conjonction donc d’une crise théorique – celle du keynésianisme-, économique et politique – celle des années 70- et idéologique – qui touche le marxisme et les autres théories alternatives par ricochet- laisse le champ ouvert au développement d’une idéologie nouvelle. Ne reste ainsi plus que le capitalisme libéral comme fin de l’histoire. L’avènement hégémonique d’une « nouvelle raison du monde » n’est ainsi pas le fruit d’un complot mais le fruit de modifications, opérées dans plusieurs champs, relativement autonomes. Cette nouvelle doctrine s’appuie ainsi non seulement sur une classe capitaliste possédant les moyens financiers de mener une bataille idéologique (ils sont les premiers à avoir soutenu les libéraux comme Mises, ou plus tard Rothbard, aux Etats-Unis, comme le relate bien Serge Audier), sur des théoriciens qui, sur le terrain philosophique (Hayek) et économique (Friedman), défendent la pertinence de la vision libérale et son efficacité, sur une caste de dirigeants gagnés par une nouvelle façon managériale de penser (que Bourdieu et Boltanski ont analysé dès 1976), mais aussi et surtout sur le consentement des populations qui ne voient ouvertes aucunes alternatives. Loin d’être une simple idéologie le néolibéralisme est véritablement une forme sociale spécifique, avec un arrangement institutionnel et historique particulier (ce qui explique qu’on l’appelle « néo » libéralisme et non seulement libéralisme, bien que sur le simple plan doctrinal il ne soit pas nécessairement très distinct de certaines théories défendues au XIXème, mais il s’agit de ne pas prendre ce que disent les théories d’elles-mêmes pour argent comptant).

La situation actuelle

La crise des subprimes a montré l’échec de l’idéologie néolibérale, pensant le marché comme mécanisme stabilisateur. Pour autant rien n’a changé depuis. Les politiques menées sont toujours à la déconstruction du code du travail, à la dérégulation des marchés et ce sont les mêmes préconisations politiques et économiques qui sont faites par des experts. L’élection récente de Macron montre tristement cela. Que faire alors contre un phénomène historique aussi protéiforme que ce qu’on appelle néolibéralisme, à la fois idéologique, politique économique et forme sociale, ne laissant ouverte aucune alternative viable ? La réponse doit être (à mon avis) triple. Je ne me proposerai pas ici de développer ce qu’il faut faire d’un point de vue pratique pour s’opposer à ce modèle de société. Il me semble uniquement important de pointer qu’une opposition à un modèle si complexe et complet ne peut que se produire avec une opposition tout aussi protéiforme, non seulement idéologique (critiquer les idées, les théories et les théoriciens), mais aussi sociale (proposer des formes alternatives, défendre les acquis sociaux, s’organiser hors des circuits étatiques) et politiques (revendiquer d’autres formes d’individualisation, et un autre modèle d’organisation sociale). Prendre ainsi au sérieux le phénomène néolibéral dans sa complexité c’est donc également en tirer des conclusions pratiques quant à la lutte à mener et aux objectifs à fixer. Objectifs qui doivent être redéfinis en fonction de leurs conditions historiques.

NCJ du groupe Graines d’Anar

Pour aller plus loin :

S. Audier, Le colloque Lippmann, Lormont, Le bord de l’eau.
S. Audier, Néolibéralisme(s), une archéologie intellectuelle, Grasset, Paris.
P. Bourdieu, L. Boltanski, « La production de l’idéologie dominante », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 2, n. 2, p. 3-73.
P. Bourdieu, « L’essence du néolibéralisme », in Le Monde Diplomatique, mars.
R. Boyer, Économie politique des capitalismes, Paris, La découverte.
Y. Dezalay, B. Garth, « Le ’Washington Consensus’. Contribution à une sociologie de l’hégémonie du néolibéralisme », Actes de la recherche en sciences sociales, 121/122, mars 1998, p.3-22
P. Dardot, C. Laval, La nouvelle raison du monde, Paris, La découverte.
F. Denord, Néo-libéralisme version française. Histoire d’une idéologie politique, Paris, Demopolis.
M. Foucault, Naissance de la biopolitique : cours au Collège de France, 1978-1979, Paris, Gallimard/Éditions du Seuil.
M. Friedman, La liberté de choix, Paris, Belfond.
M. Friedman, Capitalisme et liberté, Paris, Flammarion.
S. Haber, Penser le néocapitalisme. Vie, capital et aliénation, Paris, Les Prairies ordinaires.
F. Hayek, Droit, législation, liberté, Paris, PUF.
F. Hayek, La route de la servitude, Paris, puf.


PAR : NCJ
groupe graines d’anars Lyon
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