Le cinoche vidéo de Maria Koleva

mis en ligne le 19 novembre 2004

Télé de quat'sous

En 1971, une jeune ingénieur chimiste quittait la Bulgarie pour faire du cinéma à Paris. Devenue une figure marquante de la scène indépendante, Maria Koleva tourne, entre autres, les 12 leçons de théâtre d'Antoine Vitez. L'État de bonheur permanent déclenche une mini bataille d'Hernani au festival de Belfort, mais remporte le grand prix.

Avec Paroles tues ou aimer à Paris en étrangère, écrit «à la demande d'Antoine Vitez à partir de leur correspondance,» Maria Koleva crée le «film livre» qui «[...] se regarde comme un film et s'écoute comme un livre, lu à haute voix. C'est une narration totalement libre, qui se déverse comme un torrent incessant.» (T. Andreykov). Elle invente aussi le film vivant, joué par les comédiens dans son appartement pour des spectateurs, qui, assis sur des pliants bas ont ainsi l'impression d'être dans le film, voire à la place de la caméra. Suivant la position de l'acteur par rapport au spectateur, ce dernier voit un gros plan, un plan américain, etc. Mais la «casse» du cinéma indépendant a commencé «dès 1984 lors du tournant économique vers le libéralisme.» Maria Koleva, dont les films, jamais diffusés à la télévision française, ne peuvent plus passer en salles, entame en 1989 une grève de la faim de 45 jours «pour que des films qui concernent la France faits par des producteurs indépendants passent à la télévision.»

La Sept achètera sept des leçons d'Antoine Vitez, et ne les diffusera pas. «En 91, je commence comme l'a fait pendant la guerre Henri Langlois, à montrer mes films à la maison, dans mon studio. C'est la résistance totale.» Le vendredi, installés sur les fameux pliants, nous pouvons voir ses films dans de bonnes conditions : la cinéaste a transformé sa cuisine en cabine de projection isolée par une vitre, ce qui évite d'entendre le bruit du projecteur, gêne habituelle de ces diffusions. Actuellement, la réalisatrice tourne le week-end avec des techniciens bénévoles et des acteurs non professionnels qu'elle forme, l'internationale des fonctionnaires en vidéo : «c'est cela la démocratisation du cinéma, donner le droit aux gens qui ont du talent de jouer mieux que des comédiens soumis au rythme du jeu officiel... J'utilise beaucoup la parole - Bresson faisait citer des textes littéraires à ses personnages - et je me suis dit que cinquante ans après, avec un caméscope dans chaque maison, on pouvait s'attendre à avoir des comédiens qui jouent à fond des textes, sans les citer, après qu'on les ait formés pour ces textes là. Les cours de théâtre apprennent à jouer en général, cela génère des clichés.»

Cette semaine, Maria a passé un de ses films les moins connus. Pourtant, John le dernier ouvrier sur terre est une réelle performance de mise en scène conçue autour d'un espace unique, le lit qu'un ouvrier licencié d'une usine d'armement, ne quitte plus : Maria Koleva fait naître un espace imaginaire, hors champ créé par le monologue du jeune garçon, tissé de fantasmes, de rêves éveillés, de cris de désespoir, d'autodérision, au rythme des suicides annoncés régulièrement à la radio. Nous sommes en 2024. Deux personnages énigmatiques, déchirés, l'infirmière sexuelle et un tueur irlandais interviennent, ressorts dramatiques d'un film où l'humour noir à la Kafka côtoie l'Orwell, où la satire et la critique sociale se mêlent étroitement. Seules échappées vers l'extérieur, des ponctuations musicales, interprétations dissonantes de thèmes nostalgiques, accompagnées de brèves photos, évoquent peut-être les souvenirs rêvés d'une perception passée. Ce huis clos, où les acteurs vivent un texte d'une grande force poétique, est conçu en plans séquences de dix minutes, tournés en une prise : la première. «Le film a été écrit en 1983, lors de la casse de la Lorraine. En 86, j'ai fait paraître une petite annonce. J'ai rencontré Patrick dont les grands parents, d'origine polonaise, travaillaient dans les mines. J'ai invité Rohmer à une représentation de ce film vivant. Il a donné 10 000 F pour que nous puissions le tourner.»

Michèle Rollin