La justice aux mains sales

mis en ligne le 1 juillet 1960
Justice bafouée, procès étouffé ! Alger, Paris ! Les mêmes hommes au service des mêmes intérêts. Même pas des intérêts de classe ! Des intérêts médiocres de clans politiques, de cliques militaires dominés par des personnages qui ont couvert toutes les atrocités et qui pour sauver la face sont prêts à tous les crimes !
Soustelle, Lacoste, Salan, Debré, Massu, Faure, Bidault, et j’en passe, militaires et politiciens, c’est pour que ces personnages tarés aient eu raison d’ordonner ou de couvrir la torture que les années de prison sont distribuées dans des prétoires de justice où, selon l’expression de Voltaire, « on trouve plus de militaires que de raison ».
Mais une fois de plus constatons-le, la justice n’existe pas ! Ce que les foules et leurs maîtres nomment la justice, c’est tout autre chose que le cri de la conscience, la sentence inéluctable, l’acte serein sanctionnant un crime qui soulève la réprobation universelle.
Leur justice, mais c’est la sanction prise par des hommes passionnés contre d’autres hommes passionnés. Cousue dans des idéaux construits de mythes sur lesquels les faits n’accrochent pas, la justice, la vraie, plane au-dessus des mondes où les hommes qui s’en réfèrent continuent leurs petites saloperies.
La justice des hommes est utilitaire, partisane, intolérante. C’est l’alibi derrière lequel s’abrite le despotisme, quel que soit le masque qu’il juge utile d’emprunter.
Mais le mensonge devient odieux, insupportable lorsque cette parodie de justice, la justice des hommes, est exercée par des militaires. Il suffit pour s’en convaincre d’écouter l’écho qui nous parvient des prétoires où elle est rendue par des hommes aux mains tâchées de sang, au visage blême qui porte les marques de la servilité, et dont la hiérarchie dans le métier qu’ils ont choisi est faite de l’accumulation des souffrances qu’ils ont provoquées.
À Alger, une femme meurtrie crie sa colère ! Un certain Charbonnier, lieutenant de son état, aurait étranglé son mari, le professeur Audin. Le Tribunal militaire refuse de l’entendre.
À Alger, des inculpés se plaignent des tortures qui leur furent infligées, dénoncent les bourreaux. Le Tribunal militaire prononce le huis clos.
À Alger, des avocats veulent plaider. Le Tribunal militaire leur refuse la parole, fait expulser certains d’entre eux.
À Alger, le Tribunal militaire récuse les témoins, condamne pour délits d’opinions, protège le clan militaire et ses patrons de la métropole.
Mais, direz-vous, il s’agit là d’une justice de guerre que les circonstances, si elles ne justifient rien, expliquent. D’ailleurs, les peines sont celles qui sont sujettes à révision ! Allons donc, la justice des militaires, quel que soit le milieu ou le climat où elle s’exerce, est un acte de violence contre l’adversaire qu’on tient à sa merci. Elle n’a rien de la noblesse que certains ont voulu lui prêter. Acte de vengeance, elle relève les instincts les plus bas.
Jugez vous-mêmes !
Georges Arnaud est un écrivain, un homme de théâtre, un journaliste qui, inlassablement, depuis dix ans traque une police, une administration, des tribunaux, dont il dénonce les tares dans des articles retentissants. Arnaud a refusé de « donner » les organisateurs d’une conférence de presse clandestine à laquelle il assistait. Ceux qui comme moi le connaissent savent que ce n’est pas son genre. Le clan, qu’il a souvent dénoncé, tenait l’homme qu’il redoute. Georges Arnaud a été condamné. Là aussi, le Tribunal militaire aux ordres a voulu protéger le mythe d’une police et d’une armée nobles au service de causes nobles. Georges Arnaud leur a crié de dures vérités et les hommes aux ordres ont baissé la tête, courbé un peu plus leur dos sous l’orage. Mais ils avaient l’ordre de condamner le journaliste poursuivi alors qu’il accomplissait son métier. Ils ont condamné ! Ajoutant un maillon de plus à une chaîne dont le plus bel anneau reste le faux de l’Affaire Dreyfus.
Je ne sais pas, je ne veux pas savoir ce que renferme le cœur des hommes qu’on traîne devant les tribunaux militaires. Ce que je sais, c’est que l’histoire les installera à une autre place, les jugera autrement, parlera d’eux sur un autre ton que celui employé par les exécuteurs des basses œuvres du clan des politiciens et des militaires qui ont transformé l’Algérie en un pays de cauchemar.
Il suffit de jeter un coup d’œil en arrière pour constater que depuis la Commune, les condamnations des tribunaux militaires se portent comme une auréole.