Tunisie : une révolution à venir

mis en ligne le 11 mars 2015
1769TunisieL’exception tunisienne : ils ont voté et après ?
Au moment où les forces progressistes usées – en dehors d’un cercle restreint d’irréductibles – ont presque fini par croire que la dictature en Tunisie est inéluctable et irréversible ; alors que certains militants se sont suicidés, que d’autres ont disparu, que d’autres se sont résignés ou ont tourné leur veste… voilà qu’un fait divers (l’immolation parle feu, le 17 décembre 2010, d’un marchand ambulant a politisé Mohamed Bouazizi) crée l’événement : le réveil d’un peuple, en apparence acquis depuis des décennies aux dictatures respectives de Bourguiba et de Ben Ali et qui se soulève comme un seul homme, animé par un seul mot devenu magique : dégage !
Depuis, on a fait couler beaucoup d’encre, on parle de la « révolution du Jasmin », du « Printemps arabe » et d’« exception tunisienne » qui par contamination successive prétendent toucher tout le bassin méditerranéen, voire d’avantage. Pour beaucoup, les élections législatives et présidentielles d’octobre et de décembre 2014 ont représenté le couronnement de cette « exception tunisienne ». Qu’en est-il en réalité ?
Depuis le renversement du dictateur Ben Ali le 14 janvier 2011, la Tunisie constitue, en effet, un laboratoire qui reste unique en son genre aussi bien et paradoxalement pour les puissances mondiales et les forces dominantes localement que pour le peuple qui aspire au bien-être social et à la liberté. Pour les premiers, elle est le terrain fertile à une nouvelle répartition du Pouvoir (les charognes politiques locales de gauche et surtout de droite – qui sont nombreuses et diverses – se livrent depuis le soulèvement de 2011 à une guerre fratricide de partage du gâteau, hypocritement pacifiées par un phrasé patriotique : on est tous Tunisie (Koulouna Tounis) – qui a précédé à un non moins démagogique : on est tous Charlie).

Jeu et enjeu de pouvoir
En effet, les puissances mondiales qui ont toujours tenu sous leurs bottes l’économie tunisienne, œuvrent activement après le doute créé par l’effritement de leurs alliés dictateurs en 2010, à s’assurer du maintien de ce pays dans la barbarie du néolibéralisme du FMI, de la Banque européenne et de la Banque mondiale associés aux intérêts des pétrodollars du Qatar et de l’Arabie saoudite. La nouvelle stratégie inspirée de l’idéologie américaine du Grand Moyen Orient consiste cette fois, non à soutenir les dictatures des pays en voie de développement – comme on nous a habitués jusqu’ici – mais à emprunter la voie démocratique des urnes.
Pourtant, ce qui jette un doute à la crédibilité des deux élections de 2011 et 2014 qui ont suivi l’Insurrection, c’est que les Américains et les Européens ont rencontré à plusieurs reprises respectivement et très officiellement – alors qu’ils n’étaient pas encore au pouvoir – aussi bien Rached al-Ganouchi, leader du mouvement islamiste d’Al-Nahda qui a emporté les élections de la constituante de 2011 que Beji Caïd el-Sebsi, l’actuel président de la république et leadeur du mouvement Nidaa Tounis qui a remporté les élections législatives de 2014. D’autre part, les deux leadeurs qui pourtant s’affichent comme des adversaires historiques se sont rencontrés à Paris (ben voyons !) avant ces élections pour négocier à l’amiable la répartition du Pouvoir. Ce n’est pas étonnant qu’ils gouvernent actuellement ensemble dans le sixième gouvernement d’Habib Essid (un ancien de Ben Ali), avec la bénédiction des puissances occidentales qui les félicitent en enfonçant le pays dans les dettes. En même temps, les biens mal acquis du dictateur Ben Ali et de sa famille et ses comptes bancaires continuent à fructifier en Occident et dans les pays du Golfe en toute impunité après quatre ans, au vu et au su de tous, y compris du gouvernement provisoire de 2011 à 2014 et a fortiori de celui de Nida Tounès aux commandes et dont certains leaders ont servi Ben Ali jusqu’à sa destitution… Aussi bien la Troïka, le président Moncef Marzouki que l’actuel Président et gouvernement n’ont cessé de vanter les mérites des Emirs du Qatar (qui salariait Marzouki) que de l’Arabie saoudite qui protège et abrite le dictateur Ben Ali. Un marché de dupes : ceux qui sont au pouvoir depuis 2011, vendent aux Tunisiens une phraséologie de manipulation qui cache leurs arrangements stratégiques avec l’ancienne dictature dans le cadre de l’alternance du pouvoir. Ces premiers faits dévoilent déjà que ces élections constituent une mascarade pour partager le pouvoir, faire taire le mouvement populaire, la liberté d’expression et les multiples mouvements sociaux qui ne se sont pas arrêtés depuis l’Insurrection.

Un État policier en convalescence !
Tout en se félicitant que celle-ci n’ait pas donné lieu au maintien ou à un retour abrupt des dictatures comme dans le cas de la Libye, l’Égypte ou le Yémen, il faut relativiser le succès de cette Exception tunisienne, d’autant plus que les détenteurs du pouvoir actuel aussi bien dans leur version islamiste (Al-Nahda) que libérale (Nida Tounès) attendent beaucoup de la légalité du processus électoral pour instaurer une légitimité du retour à un État policier maquillé du vernis démocratique et de Dawlet al Mouassasset (l’État des institutions) dans un pays où l’armée ne peut pas jouer facilement le rôle de roue de secours de la dictature civile.
Après quatre ans de tergiversations politiciennes, de magouilles et de tromperies de cinq gouvernements provisoires successifs orchestrés tous par le président provisoire de la République Moncef Marzouki et les islamistes à la tête de la Troïka (composée du Congrès d’Al-Takatoul et surtout d’Al-Nahda) qui par sa milice, la Ligue de protection (lire Trahison) de la révolution, a créé une ambiance de terreur et de violence étrangère aux habitudes tunisiennes du conflit dans le dialogue et de dialogue pour régler les conflits. À un moment où la police dite nationale est déstabilisée et convalescente après le départ de son maître et protecteur, les milices d’Al Nahda ont essayé de la relayer au point qu’on parle de police parallèle qui aurait commandité les assassinats de deux leaders de la gauche tunisienne.
Contrairement à l’Égypte et à tout le Proche-Orient, l’armée tunisienne, baptisée à juste titre « la Muette » est dans l’ensemble, une armée qui recrute dans les classes populaires et paysannes et qui historiquement est mise à l’écart des décisions politiques. Selon certains témoignages, le colonel Samir Tarhouni ou pour d’autres, le général Rachid Ammar sous Ben Ali, ont refusé de tirer sur la foule insurgée. Par contre la police a joué, depuis l’indépendance en 1956, le rôle de chien de garde de l’État-parti au pouvoir. Mal payée, elle tirait ses principales ressources de la corruption généralisée qui sévissait en pratiquant l’arbitraire. De ce fait, les tentatives récentes d’en faire « une police républicaine » ont échoué. Elle continue à peser de tout son poids pour cacher la vérité sur les assassinats politiques pendant l’Insurrection (300 martyrs), ainsi que des militants de gauche Mohamed Brahmi et Chokri Belaïd en 2013, et à tirer avec ou sans ordre, sur ceux qui résistent. Le tir à la chevrotine (Al-Rach) en 2013 à Siliana sous le gouvernement de l’islamiste Ali Laraaeth sur des manifestants pacifistes et les derniers événements du 6 au 10 février 2015 à la frontière tuniso-lybienne et à Ben Guerdenne en particulier, où il y a eu un mort et plusieurs blessés, témoignent des bavures que la police continue à commettre dans l’actuel gouvernement qui se veut libéral. Malgré l’affirmation de certains policiers représentés maintenant dans plusieurs syndicats et qui « découvrent qu’ils peuvent être un peu plus au service du Peuple et un peu moins à celui de l’État » ne serait-ce que parce qu’ils ont fait, eux-mêmes, le frais de la lutte contre le terrorisme salafiste des Défenseurs de la Foi (Ansar al-Charia et du parti d’Al-Tahrir légalisés tous les deux par les islamistes dits modérés d’Al-Nahda et de ses Sinistres de l’intérieur), ce corps est gangrené. Il reste inféodé et nostalgique à l’époque répressive de Bourguiba, de Ben Ali et s’est mis au service des islamistes au pouvoir de 2011 à 2014. Son actuel cheval de bataille est la promulgation d’une loi contre le terrorisme qui lui donnerait carte blanche pour bafouer davantage les droits de l’homme et torturer ; phénomène qui n’a jamais cessé, selon Radia Nasraoui, animatrice de l’Association tunisienne contre la torture et défenseur des droits de l’homme.

Une voix pour se taire et se terrer
C’est dans ce contexte que les élections législatives du 26 octobre 2014 ont eu lieu et pour lesquelles se sont déplacés, selon les chiffres officiels 68,36 % des inscrits – inscription volontaire et non automatique. Mais ne nous trompons pas, en comptant le nombre de votants potentiels et non d’inscrits volontaires, seulement le tiers de la population en capacité de voter, s’est déplacé réellement. Contrairement au triomphalisme et à l’impression de succès historique de ces élections chapeautées par l’ISIE – Instance supérieure « indépendante » (orchestrées par la Troïka et où les observateurs indépendants ne sont pas les bienvenus) des élections – et qui ont enregistré plusieurs irrégularités surtout en France, il faudrait dans un premier lieu saluer la maturité des abstentionnistes majoritaires représentés surtout par les jeunes, conscients qu’on leur a volé leur révolution et que les charognes politiques essayent de l’enterrer définitivement.
Les jeunes et les classes déshéritées ont compris cette grande supercherie des élections. Ils ont refusé d’y participer malgré les grands moyens déployés, les intimidations, le chantage du terrorisme et la campagne d’intoxication informationnelle à laquelle tous ont participé, y compris dans les rangs des militants – pourtant respectés – de l’extrême gauche et du Front populaire qui a obtenu 15 sièges en 2017 au Parlement « du peuple ». Tout ça pour ça ! Sans verser dans la gérontophobie, remarquons simplement que sous couvert d’enjeux électoraux, de jeu démocratique et de valorisation de l’expérience politique antérieure, les vieux politiciens reprennent la main sur le pouvoir. Il est risible de voir que la révolution des jeunes a enfanté le plus vieux président de la République Beji Caïd Sebsi qui a plus de 88 ans et qui était un inconditionnel du dictateur Bourguiba, son ex-ministre de l’Intérieur et l’ex-président du Parlement sous Ben Ali.

Et le peuple dans tout ça ?
Pour un pan important de Tunisiens qui aspirent au pain, à la liberté et à la dignité – les trois mots d’ordre de l’insurrection du 17 décembre 2010, cette « révolution » ouvrirait la voie à la possibilité de trouver du travail permettant de manger à sa faim, d’améliorer ses conditions de vie, d’accéder à la liberté d’expression et d’organisation, au bonheur, à la joie de vivre dans une société de kobi (morosité), gagnée par la « guigna » (le rien). Cette morosité et ce vide livrent la majorité de la population à la drogue tout court ou à la drogue religieuse des leaders et dealers enturbannés et de plus en plus costumés qui leur vendent – moyennant un djihad suicidaire dans un cas, un grand djihad de militantisme dans les partis et associations de « bienfaisance » dans beaucoup d’autres cas – un paradis clé en main avec ses vierges et son vin (oui mais seulement dans l’au-delà !) qui coule à flots dans des ruisseaux inépuisables.
Ce qui est grave et désolant c’est que même les partis de gauche laïcs – dits civiques pour ne pas faire peur aux religieux nombreux et ne pas tomber dans leurs pièges – ont abandonné ce front de la lutte idéologique qui tend à séparer la société civile de la société religieuse. Ils ont abandonné la lutte contre l’opium du peuple, satisfaits d’avoir obtenu des concessions des islamistes lors de la rédaction de l’actuelle Constitution. Celle-ci définit identitairement la Tunisie dans son premier article par son islamité et son arabité. Malgré la reconnaissance de certaines minorités (juive en particulier puisqu’il ne reste que 2 000 personnes), elle reste intraitable vis-à-vis de ceux qui se réclament de la berbérité ou de l’athéisme. Telle qu’elle est rédigée dans la Constitution, la liberté de conscience pourtant mentionnée, ne semble pas concerner ce dernier, et ceux qui s’en réclament risquent leurs vies par les bourreaux de l’État et par les islamistes.

En attendant Godot
Ce sujet, pourtant essentiel dans le projet de société qu’on veut construire, ne concerne en réalité qu’une minorité des défenseurs des droits de l’homme. La plupart des Tunisiens sont obnubilés et ils ont raison- par le pouvoir d’achat en baisse, les produits de première nécessité en hausse, les soins auxquels ils ne peuvent plus prétendre, les logements qui manquent, les écoles insalubres en manque d’enseignants et de moyens de fonctionnement, l’illettrisme alarmant, les records des chiffres de chômeurs surtout parmi les diplômés, le terrorisme en pleine effervescence dans la montagne de Chaambi et ailleurs, un pays devenu un vrai dépotoir par la crise d’incinération des ordures et l’absence de politique communale (les municipales sont renvoyées aux calendes grecques), le poison des prêts conditionnés par l’application des réformes structurelles du FMI et qui est en train de conduire le pays sur les traces de la Grèce.
Tout ce mal-vivre rappelle aux Tunisiens qu’ils ne sont jamais tombés aussi bas, même sous la dictature. Il appelle aussi à rebondir pour une nouvelle insurrection qui devrait se transformer en révolution pour ne pas répéter une histoire malheureuse. La liberté d’expression – seul acquis palpable de l’Insurrection – et la libération des Tunisiens de la peur des tyrans et des classes dominantes, associées aux conditions objectives, citées ci-dessus, favorisent radicalisation du mouvement social et la transformation de l’essai en réussite. La radicalisation signifie l’adoption d’une politique réaliste, non celle du Front populaire qui prône un capitalisme d’État national mais celle qui demande l’impossible : l’autogestion de l’économie et l’auto-organisation du peuple à la manière de la Commune de Paris permettant à chacun d’être responsable de chacun selon les principes de l’entraide kropotkinienne et du mutualisme et fédéralisme proudhoniens.
Pour cela, il me semble important de sortir du cadre étatique des luttes et de placer l’imaginaire au pouvoir au cœur d’un dispositif par une éducation libertaire à mettre en œuvre par les forces progressistes du pays en respectant leurs diversités. Les acteurs de telles perspectives sont principalement les chômeurs, les jeunes et les gueux des contrées oubliés de l’intérieur et des villes pauvres, associés aux courants radicaux du syndicalisme ouvrier (l’UGTT) et étudiant (l’UGET), aux mouvements de défense des droits de l’homme (LTDH), aux associations des avocats, aux associations de la société civile, aux journalistes indépendants et aux intellectuels fonctionnels. Il semble qu’en Tunisie les conditions sont remplies pour l’émergence d’une coordination libertaire et pacifiste qui accompagne et aide ces forces à se prendre en charge pour une transformation réelle de la vie.

Wahed



COMMENTAIRES ARCHIVÉS


la pulga

le 13 mars 2015
Excellent article. Et c'est vrai qu'on les oublie un peu, les 2 journalistes tunisiens assassinés. Comme par hasard, ils étaient laiques et de gauche..Les plumitifs qui prennent les balles dans la gueule, en ce moment, sont souvent dans cette ligne de pensée, tandis que les pyromanes haineux de droite et d'extrême-droite me paraissent beaucoup moins menacés. Bizarre, non ??

la pulga

le 13 mars 2015
J'ai dit n'importe quoi, ils n'étaient pas journalistes, mais disons qu'ils représentaient des idées qui semblent plus en danger que jamais. La gauche laique est dans la ligne de mire..