De la folie très raisonnable d’un ouvrier syndicaliste libertaire bavarois (1ère partie)

mis en ligne le 12 février 2015
1765FritzOerter« Graswurzelrevolution » : la révolution par en bas
En 1920, en Allemagne, un ouvrier lithographe anarchiste, très estimé de ses camarades, publiait une brochure intitulée Gewalt oder Gewaltlosigkeit ? (Violence ou non-violence ?). Ce texte venait après le terrible massacre de la Grande Guerre que personne n’avait vraiment voulu éviter et qui fit, tant civils que militaires, quelque dix-neuf millions de morts ; cette brochure venait après le massacre des insurgés allemands et au moment où des groupes de corps francs (Freikorps) et de sections d’assaut Sturmabteilung tenaient le haut du pavé, c’est-à-dire en plein reflux de la vague révolutionnaire.
Fritz Oerter, l’auteur de ce fascicule, y prenait position clairement pour une révolution sociale non-violente, sinon sans violence.
Ce texte était publié l’année même du putsch de Kapp du 13 au 17 mars 1920, tentative qui échoua essentiellement grâce à une grève générale de quatre jours.
À notre connaissance, en France, à cette époque, aucun militant libertaire n’avait avancé de telles idées. Il faudra même attendre 1924 pour que Romain Rolland utilise le terme de « non-violence » dans un livre consacré à Gandhi.
Le propos de Fritz Oerter était clair ; il parlait de lutte ouvrière, de « grève solidaire », de « grève générale », de « boycottage », de « sabotage » et de « tant d’autres moyens d’action directe ». En toute non-violence !
Et on pourra s’étonner qu’une telle idée, que l’on pourrait jugé totalement incongrue, ait ainsi pu jaillir en 1920 de l’esprit d’un militant ouvrier allemand.
Oui, nous pouvons être surpris de cette émergence conceptuelle car les idées ne naissent pas spontanément à partir de rien. Il aura fallu, nous semble-t-il, pour en arriver là, que d’autres démarches tant intellectuelles que sensibles soient déjà bien présentes, du moins en Allemagne. Nous croyons trouver une explication dans l’influence exercée par Gustav Landauer (1870-1919), homme de la génération (à un an près) d’Oerter et militant dorénavant un peu mieux connu en France grâce, entre autres, au numéro 48 d’À contretemps de mai 2014 qui lui est consacré. Landauer fut le traducteur de Rabindranah Tagore et, de même façon, il fit connaître le Discours de la servitude volontaire de La Boétie.
Ajoutons que, selon le Dictionnaire des militants anarchistes sur la Toile (animé par Rolf Dupuy), Fritz Oerter était également un abonné régulier de L’En-dehors d’E. Armand qui a pu citer Henry David Thoreau dans ses publications. Cependant, il faudra attendre 1921 pour que le Civil Disobedience de ce dernier paraisse sous le titre de Désobéir, traduit par Léon Bazalgette. Sans doute, d’autres sources sont à dénicher et à consulter… Nous disions que ce texte naît en pleine période de reflux révolutionnaire ; aussi, il ne nous paraît pas aberrant de faire un rapprochement avec le propos d’Uri Gordon (Anarchy alive !) qui avançait l’idée qu’une période d’« hibernation de l’anarchisme » aurait permis l’introduction de la non-violence dans le combat social. Cette irruption aurait été de pair avec un rejet de l’anarchisme qui, lui, provoquerait automatiquement dans le grand public des images négatives de chaos, de violence aveugle et de destruction.
C’est une thèse. Il en est d’autres…
Quant à nous, quand bien même, quelquefois, nous pourrions discuter de ce qu’avance Fritz Oerter − car il y a quelques formules qui pour le moins nous embarrassent −, nous le placerons désormais parmi les devanciers d’un anarchisme non-violent en gestation.
Par exemple, nous nous poserons la question de savoir si son Gewaltlosigkeit ne serait pas un concept se rapprochant plutôt d’une action « sans violence » ; ce qui, bien sûr, ne veut pas dire sans action. En effet, par la suite, les militants allemands d’après-guerre, voire ceux d’après 1968, utiliseront un terme proche et sans doute plus précis ; il s’agit de Gewaltfreiheit, c’est-à-dire l’action directe non-violente ou la direkte gewaltfreie Aktion qu’ils préférèrent pour son dynamisme (les germanophones plus curieux pourront consulter le journal Graswurzelrevolution actuellement publié). Si on peut s’interroger sur les sources de la réflexion de Fritz Oerter, on est en droit également de se demander quelle était la situation en d’autres lieux. La publication en 2014 de deux livres sur le sujet tombe à point. Il s’agit du Mouvement anarchiste en France de David Berry et de l’Histoire mondiale de l’anarchie de Gaetano Manfredonia. Nous nous sommes donc, avec nos lunettes partisanes, plongés dans ces œuvres.

Le mouvement français
Pour une bonne compréhension de la situation française, David Berry dessine une histoire qui se positionne entre les deux guerres, de 1917 à 1945, mais avec un retour sur le passé jusqu’en 1840.
Si, en France, à ses débuts, l’organisation ouvrière est essentiellement pacifique et tournée vers le mutualisme et la coopérativisme, elle sera relayée un peu plus tard par un syndicalisme « plus agressif » ; le mot d’ordre d’alors étant par ailleurs le fédéralisme puis l’autonomie décentralisée, appellations qui se préciseront en collectivisme antiétatique puis en communisme libertaire.
C’est autour de l’année 1877 que se développera une idée qui aura grand succès : la propagande par le fait, illégale et violente, qui, sans doute, fut influencée par les hauts faits du nihilisme et du terrorisme russes de la même époque. Les publications anarchistes d’alors ne manquaient pas d’encourager les grèves expropriatrices et la grève générale insurrectionnelle ; de même, la violence contre la propriété et contre les personnes était exaltée.
C’est surtout la brève période de 1892 à 1894, temps par excellence du terrorisme en France, qui a imprimé dans l’esprit du grand public une marque semble-t-il indélébile.
Rappelons aussi que, à l’époque, nombreux étaient ceux qui croyaient la révolution imminente. On supposait tout pareillement que des actes individuels de violence ou émanant de petits groupes seraient l’étincelle allumant la révolution. Le congrès de l’AIT de 1881 n’avait-il pas préconisé le poison, les armes à feu, le couteau et les explosifs comme déclencheurs ?
Le gouvernement français répliqua massivement par des lois dites « scélérates » dirigées essentiellement contre les anarchistes.
David Berry écrit : « Globalement, l’ère terroriste eut très peu d’effets positifs. Cette stratégie n’obtint pas le large soutien populaire… »
Ce qui n’était pas l’avis du syndicaliste Robert Louzon de La Révolution prolétarienne qui notait en 1937 que cette période fut « comme le coup de gong qui releva le prolétariat français de l’état de prostration et de désespoir où l’avaient plongé les massacres de la Commune ».
Et David Berry de répliquer : « Les données disponibles semblent en réalité suggérer le contraire : à savoir que l’ère terroriste illégaliste ne produisit rien d’autre que l’isolement des anarchistes, l’hostilité croissante d’autres tendances socialistes, une répression accrue et une image violente négative dont les anarchistes ont eu bien du mal à se débarrasser depuis lors. »
Ce que corrobore Jean Maitron, l’auteur de l’Histoire du mouvement anarchiste qui, de son côté, qualifie cette période de « maladie infantile de l’anarchisme ».
Dans l’introduction à son livre, David Berry rappelle le propos de Daniel Guérin qui dans Ni Dieu ni maître donnait, entre autres raisons du discrédit, non mérité, de l’anarchisme, le soin de ses commentateurs « de ne tirer de l’oubli, de ne livrer à une tapageuse publicité que ses déviations, telles que le terrorisme, l’attentat individuel, la propagande par les explosifs ».
Kropotkine fut un de ceux qui, après avoir approuvé le caractère violent de la propagande, corrigea le tir en écrivant qu’« un édifice basé sur des siècles d’histoire ne se détruit pas avec quelques kilos d’explosif ».
C’est à cette époque que certains anarchistes se tournèrent vers « l’action économique », vers le syndicalisme, mais en lui donnant une tonalité nouvelle, ce que l’on a nommé l’anarcho-syndicalisme ou le syndicalisme révolutionnaire, reprenant ainsi une idée de Bakounine à propos de la méthode d’émancipation : « Il n’en est qu’une seule. C’est celle de la lutte solidaire des ouvriers contre les patrons. C’est l’organisation et la fédération des caisses de résistance. »
Les anarchistes de France attendaient la révolution ; ils eurent la guerre ; guerre qui ouvrit la voie aux épisodes révolutionnaires que l’on connaît en Russie et en Allemagne ; mais ces moments insurrectionnels débouchèrent aussi sur la double catastrophe du bolchevisme et du nazisme.
Il est à noter que beaucoup d’anarchistes passèrent au bolchevisme arguant de l’efficacité car ils pensaient que, pendant et tout de suite après le moment révolutionnaire, il faudrait nécessairement un exercice et de la violence et de l’autorité pour abattre les opposants. Ils justifiaient ainsi la nécessité d’une dictature du prolétariat, d’un État même provisoire, d’une Armée rouge, donc d’une autre forme de violence.
David Berry note que la période 1924-1934 se caractérisa par une régression militante due à la catastrophe de la guerre 14-18, aux scissions syndicales, à la « flambée d’espoir représentée par la révolution de 1917 », à l’échec des mouvements de grève de 1919 et de 1920. Des événements à sensation vinrent cependant augmenter le tirage des journaux libertaires : le « suicide » de Philippe Daudet, fils du leader d’extrême droite, la tentative d’assassinat de Clemenceau par Émile Cottin et l’assassinat réussi de Marius Plateau de l’Action française par Germaine Berton. De tels événements, selon Nicolas Faucier, auraient contribué à maintenir un « climat favorable à la propagation des idées anarchistes » ; propos que corrige aussitôt David Berry en soulignant que Faucier « était d’opinion que les phases terroristes et illégalistes de l’histoire du mouvement ne lui avaient fait que du mal ».
Pas de non-violence, donc, dans ce livre ; Han Ryner et Félicien Challaye sont cités comme « pacifistes », de même qu’André Arru.

À suivre au prochain numéro ...