Femmes et anarchistes : Voltairine de Cleyre et Emma Goldman

mis en ligne le 15 mai 2014
Les éditions BlackJack viennent d’éditer des textes de Voltairine de Cleyre et d’Emma Goldman, traduits de l’anglais par Léa Gauthier, Yves Coleman, Marco Sylvestro, Anna Gruzynski et Jean-René David. La plupart de ces textes sont republiés, notamment ceux de Voltairine de Cleyre qui avaient bénéficié d’une belle édition chez Lux par la présentation qu’en ont fait Normand Baillargeon et Chantal Santerre en 2008, ou encore celui d’Emma Goldman, La Tragédie de l’émancipation féminine, grâce au travail de Claire Auzias, Denise Berthaud, Marie Hazan et Annik Houel en 1978 chez Syros. Certains sont inédits et c’est un des intérêts de cette publication. Émilie Notéris, travailleuse du texte comme elle se présente pour promouvoir des textes écrits par des femmes, a assuré la préface. « Un coup de poing décroché en 1890 par Voltairine de Cleyre ou en 1910 par Emma Goldman atteindra-t-il le lecteur et la lectrice en 2014 ? De quelle manière peut-on encore être touchés ? »
Ces textes ont été écrits entre 1880 et 1940 : cette fin du XIXe siècle, après la fin de la guerre de Sécession, incarnait le rêve d’un nouveau monde, meilleur, pour de nombreux immigrants, mais cela a été au prix de crises sociales et politiques qui traversèrent le monde occidental et qui n’ont jamais cessé depuis, faisant des ravages aux quatre coins du monde.
Relire ce que Voltairine de Cleyre (1866-1912) et Emma Goldman (1869-1940) ont écrit alors, c’est comprendre ce que ces femmes ont pu vivre et dénoncer en tant que militantes anarchistes, mais aussi féministes, et éducatrices. C’est aussi mettre en perspective ce que le mouvement social a à vivre, et à lutter en ce XXIe siècle. « Ils disent l’articulation entre la critique franche de la société moderne et la redéfinition du statut des femmes. De quoi est-il question ? De sexualités, de prostitution, de mariage, de contrôle des naissances, d’amour, de jalousie, de propriété, de liberté, d’éducation, de leurre idéologique, notamment… de dissidence et de liberté surtout. » Émilie Notéris rappelle que les mouvements des femmes aux États-Unis se sont développés de manière parallèle aux mouvements abolitionnistes, et que ce sont souvent ces combats qui ont ouvert les yeux de nombreuses femmes quant à leur propre condition.
Condition que Voltairine de Cleyre décrit ainsi : si pour Proudhon, « la propriété, c’est le vol », alors « qu’est-ce que la femme ? Une propriété ! » que l’on s’octroie d’office, dont on dispose comme d’une marchandise, une propriété dès lors occupée, annexée et assiégée. Le premier texte, édité ici, donne le ton : « L’Esclavage sexuel ». Il s’agit d’une conférence donnée devant l’Unity Congregation de Philadelphie fustigeant le mariage qui n’est que l’autre nom de l’esclavage sexuel. Un rapport sexuel non consenti, même entre un mari et son épouse, n’est autre qu’un viol. Les femmes doivent acquérir la pleine possession de leur propre corps. Dans « Les barrières de la liberté », conférence qu’elle prononça le 15 mars 1891 devant la Liberal Convention à Topeka au Kansas, elle poursuit en affirmant que le mariage est la caution légale de l’assujettissement des femmes. Une société libre ne peut advenir sans une responsabilisation et une rébellion des femmes. En 1894, The Conservator, un journal de Philadelphie, fait paraître « L’égalité politique des femmes » : les revendications des femmes ne procèdent pas d’une opposition aux hommes mais bien d’une évolution de la civilisation qui va dans le sens d’une liberté accrue de toute l’humanité. Avec La Naissance d’une anarchiste, récit biographique, paru à titre posthume en 1914 dans Selected Works of Voltairine de Cleyre (Mother Earth Publishing Association), Voltairine retrace le parcours de son engagement politique. De la libre-pensée à l’anarchisme, en passant par un bref engagement socialiste, elle évoque les rencontres, les évènements marquants de son existence. Suit un des titres les plus connus, Le Mariage est une mauvaise action. Dans ce plaidoyer pour l’amour libre, Voltairine de Cleyre affirme que seule la distance ménagée permet l’épanouissement des relations amoureuses. Le contrat de mariage imposant une promiscuité des âmes et des corps va à l’encontre de l’amour. Reniant le déterminisme, Voltairine de Cleyre affirme la puissance de l’engagement individuel dans « L’idée dominante » édité en 1910 dans Mother Earth. La doctrine selon laquelle les circonstances sont tout et l’homme n’est rien apparaît comme le fléau des réformes sociales. Dans un autre texte bien connu, « De l’action directe », tiré de la conférence prononcée à Chicago le 21 janvier 1912, elle précise que l’action directe n’est pas le recours systématique à la violence, elle est un moyen de rébellion et de résistance, un moteur du progrès. Elle est l’un des outils de l’anarchisme, au même titre que la grève générale. La partie consacrée à Voltairine de Cleyre se referme sur « La réforme de l’éducation moderne ». Elle rend hommage à Francisco Ferrer, théoricien de l’École moderne exécuté à Barcelone en 1909, et met en évidence le dysfonctionnement du système éducatif ; elle avance des éléments pour la construction de modèles pédagogiques alternatifs qui seraient le ferment d’une société nouvelle.
Quant à la partie relative aux textes d’Emma Goldman, elle débute par « La tragédie de l’émancipation féminine » paru dans Mother Earth en 1906, et dont la première traduction en français avait été réalisée par Ernest-Lucien Juin, dit E. Armand (1872-1962), en mai 1931 pour La Brochure mensuelle. Sans renier certains acquis des mouvements féministes qui prennent de l’ampleur aux États-Unis comme en Europe, Emma Goldman appelle les femmes à s’émanciper d’une émancipation qui les a contraintes à nier leur individualité. « Si l’émancipation féminine partielle doit se transformer en une émancipation complète et véritable de la femme, c’est à condition qu’elle fasse litière de la notion ridicule qu’être aimée, être amante et mère est synonyme d’être esclave ou subordonnée. Il faut qu’elle se débarrasse de l’absurde notion de dualisme des sexes, autrement dit que l’homme et la femme représentent deux mondes antagonistes. » Puis, dans le texte manifeste, « L’anarchisme : ce dont il s’agit vraiment », Emma Goldman opère une synthèse de la visée anarchiste. Elle dénonce les interprétations erronées. Citant les pères et les pionniers du mouvement, elle propose un mode opératoire, précise une méthode. Dans « Minorités contre majorités », Emma Goldman affirme que la majorité n’a d’autre légitimité que d’être nécessaire au fonctionnement de l’État. Pour assurer la pérennité de ce dernier, elle doit être docile et consentante. Or il y a une lutte d’intérêts entre l’État, soutenu par les majorités, et le progrès impulsé par les minorités. « Le trafic des femmes » a été publié dans le recueil Anarchism and Other Essays, en 1910 : il fait écho encore aujourd’hui aux débats sur la traite des êtres humains et sur le système prostitutionnel, un des trois marchés les plus juteux au monde (avec le trafic des armes et celui des drogues). La stigmatisation de la prostitution dans l’opinion publique relève d’un jeu de dupe sociétal puisque l’Église comme l’État entérinent ce commerce. Si le système des maisons closes et des proxénètes constitue la prostitution illicite, le mariage relève de la prostitution licite. « Nulle part la femme n’est reconnue pour son mérite mais toujours par rapport à son sexe. Il est donc presque inévitable qu’elle paie son droit à l’existence ou la place quelconque qu’elle occupe contre des faveurs sexuelles. Qu’elle se vende à un seul homme, à travers le mariage ou en dehors, ou à plusieurs hommes, n’est ensuite qu’une question de degré. Que nos réformateurs l’admettent ou non, l’infériorité économique et sociale de la femme est responsable de la prostitution. » Dans « Des causes et d’un remède éventuel à la jalousie », la question de la propriété n’est pas seulement une aberration économique. L’appropriation d’un individu par un autre a été instituée à travers le mariage. La jalousie, sentiment légitimé par la morale, procède de cet artifice relationnel. Quant à « Ma désillusion en Russie », c’est un texte intéressant sur sa lucidité sur le régime soviétique. En 1919, Emma Goldman est expulsée des États-Unis et rejoint la Russie où elle devient un témoin direct de la mise en place du régime communiste. Dès son arrivée à Moscou, elle rencontre Lénine, puis Trotski et contacte les réseaux anarchistes. Elle constate rapidement la violence des répressions politiques contre les grévistes, dénonce la bureaucratie et affirme l’échec de la révolution russe. « L’individu, la société, l’État » est publié en 1940 (The Place for the Individual in Society, Chicago, Free Society Forum). Pendant la Seconde Guerre mondiale, Emma Goldman est dans le sud de la France. Selon elle, l’alternative entre démocratie et dictature est inexacte. Si elle condamne avec virulence les dictatures nazie et fasciste, le système gouvernemental soi-disant démocratique ne vaut guère mieux car il repose sur une hypnotisation des masses et un déni de l’individu.
Rassembler les textes de ces deux femmes nous permet d’appréhender comment anarchisme et féminisme se tissaient chez elles avec le mouvement syndical et social, de manière intime et politique, et en quoi elles se répondaient l’une l’autre sur de mêmes thématiques, n’ayant pourtant pas eu les mêmes expériences de vie. Voltairine, en 1894, donne une conférence pour la défense d’Emma Goldman alors en détention au pénitencier de Blackwell’s Island. Emma disait de Voltairine qu’elle était « la femme anarchiste la plus douée et la plus brillante que l’Amérique ait jamais produit ». Laissons la dernière parole à Voltairine : « Tenir jusqu’au bout. »


Hélène
Femmes libres sur Radio libertaire
Groupe Pierre-Besnard de la FA