Indignation, quand tu nous tiens…

mis en ligne le 6 février 2013
1696EspagneIl y aura bientôt deux ans que le mouvement des indignés est né en Espagne, plus précisément le 15 mai 2011 (d’où son nom de 15M). Au premier campement de la Puerta del Sol à Madrid a succédé rapidement l’occupation des places d’une soixantaine de villes espagnoles avant de faire des émules dans le monde entier. Ce mouvement déclenché via les réseaux sociaux s’en prenait au gouvernement socialiste (PSOE) 1 alors au pouvoir avant de continuer à manifester son opposition au gouvernement suivant, de droite celui-là (PP) 2. Le fait est qu’aucune organisation politique n’a entendu le message de ces indignés, et n’y a donc répondu. C’était pourtant assez limpide : sans partis ni drapeaux, il s’agissait de reprendre une parole longtemps confisquée pour débattre, afin de changer un système politique et économique qui appauvrit de plus en plus une majorité de la population pour en enrichir une infime minorité. Jamais les écarts n’ont été aussi grands entre « ceux d’en bas » et les possédants. Aujourd’hui encore à Madrid, des campements subsistent devant des établissements bancaires où les indignés invitent la population à les soutenir, ne serait-ce qu’en signant des pétitions (même des policiers chargés de les surveiller viennent signer ; on aura tout vu !).
Le mouvement a évidemment évolué depuis 2011 ; les places principales des villes ne sont pas occupées en permanence, mais les indignés interviennent par des actions concrètes pour s’opposer à la politique antisociale du gouvernement. Ils s’investissent dans les luttes de quartiers, principalement dans les PAH (plateformes des victimes des hypothèques) qui retardent ou empêchent les expulsions des familles ne pouvant plus rembourser les prêts que les banques leur ont octroyés à des taux qui ont explosé depuis la crise immobilière. Pour rester dans le même sujet, ils s’investissent également dans le mouvement des Okupas (squats) qui a pris des proportions phénoménales là-bas : ce sont des immeubles entiers qui sont occupés par des familles expulsées, occupations au grand jour et revendiquées.

Sans voix, sans-peur et sans-futur
« Nous sommes tous égaux, dans la précarité, la fatigue et la colère. Nous sommes les sans-voix, les sans-peur et sans-futur, que ce soit à Barcelone, à Athènes ou place Tahrir. »
À part le problème immobilier, les autres revendications demeurent. Que veulent-ils finalement ? Qu’on les écoute, et puisqu’ils ne font plus confiance aux dirigeants politiques, ils essaient d’imaginer un autre monde que celui proposé par les partis. Un monde où chaque citoyen a accès à l’éducation, aux soins hospitaliers, à un logement et un emploi dignes. Bref, le contraire de la société actuelle. Le pouvoir en place, ainsi que l’opposition qui vise à le remplacer, n’ont qu’une obsession : réduire la dette, et pour ça décréter coupes budgétaires sur coupes budgétaires dans le service public, avant de le privatiser. Face à cela, les manifestations se succèdent avec Internet ou Twitter comme outils de lutte. À Valladolid, les indignés appelaient il y a peu à ouvrir une maison du peuple dans le Parlement autonome, où actuellement les députés ont la possibilité de prendre au restaurant (subventionné avec les impôts) des menus qui n’atteignent pas 6 euros (sans doute les salaires des parlementaires sont-ils trop bas !). Quelques Indignés ont choisi de créer le Parti X (« Pour la démocratie, c’est tout ! ») inspirés par l’exemple islandais qui a rejeté le sauvetage des banques, et refusé de payer la dette. Les statuts ont été déposés le 17 décembre au ministère de l’Intérieur. Les membres désirent garder l’anonymat jusqu’aux prochaines élections et élaborent un programme où ils ont d’ailleurs incorporé des propositions de la plateforme des victimes des hypothèques. Pour eux, il y a eu ces dernières années « deux révolutions : le 15M et les réseaux sociaux comme forme d’organisation », déclare la non porte-parole (comme disent les zapatistes au Mexique). Pas d’idéologie, mais des pratiques « ouvertes, horizontales, transparentes, coopératives ».

Le système et nous
« Nous ne sommes pas contre le système, c’est le système qui est contre nous. »
La gauche n’a pas vu venir le mouvement du 15M et ensuite ne l’a pas compris. Après plus de trente ans de « démocratie », cette gauche rappelle ses apports : les écoles publiques avec la diversification des programmes éducatifs, la création des espaces verts, l’essor économique depuis la mort de Franco, etc. Le 15M a rendu évidente l’obsolescence de ces formes classiques de faire de la politique. La gauche n’a pas compris pourquoi ces indignés la dénonçaient comme étant responsable de la situation actuelle. Les syndicats institutionnels et les partis politiques qui ont signé le pacte de la Moncloa pour accompagner la « transition démocratique », payent maintenant leur allégeance au système capitaliste qu’ils ont renoncé à combattre, se contentant de le gérer pour leur propre profit. Comme le publiait le journal El País : « Le mouvement des indignés a découvert le cadavre mais n’a pas commis le crime. » Responsables, partis de gauche et syndicats officiels le sont. Et de s’excuser, et de le reconnaître : « Nous avons fait des erreurs, nous avons une responsabilité dans le résultat de la politique économique, nous allons nous corriger, nous allons faire mieux, nous allons faire plus. » Peine perdue, les indignés ne les croient plus, ni eux ni ceux de droite qui sont désormais aux commandes. Ce qu’ils veulent, c’est repenser fondamentalement la relation entre les citoyens et la politique. En vrac :
– Reconsidérer le système de représentativité électorale.
– Participer le plus possible aux décisions les concernant.
– Opter pour la démocratie directe.
– En finir avec les formes actuelles des partis politiques et leur manque de transparence.
– Abolir les hiérarchies dans les structures décisionnaires.
– Débattre et établir accords et plateformes, par consensus, voire unanimité.

Nous sommes les 99 %
Malheureusement, si c’était vrai, ça se saurait. Il y a peut-être 99 % d’exploités, mais pas 99 % d’indignés ou de révoltés ; tout au plus, pour le moment, un « petit » 20 %. Le gros des manifestants est constitué par ceux qui n’ont rien à perdre, puisque effectivement ils n’ont rien : ni emploi ni logement. Puis il y a ceux, très nombreux, qui ont des emplois précaires ou très mal payés : le salaire minimum dépasse à peine les 600 euros alors qu’un loyer pour un deux-pièces (pas trop cher) à Madrid ou Barcelone coûte rarement moins de 500 euros. À noter que, chez les jeunes (jusqu’à 35 ans), le taux de chômage est de plus de 50 %. On trouve là tous les universitaires surdiplômés qui auraient dû constituer – du moins le pensaient-ils – les nouvelles classes moyenne et supérieure. Ce qui explique qu’on les retrouve au coude à coude avec les exclus des secteurs secondaire et tertiaire à la ville et primaire dans les zones rurales, complétant ainsi le maillage de la société. Deux attitudes se dégagent : d’une part promouvoir la libre association des citoyens, et, de l’autre, proposer de nouvelles avancées sociales et préserver les droits déjà acquis ; cet axe de luttes convient parfaitement à nos camarades anarcho-syndicalistes d’outre-Pyrénées qui, depuis des mois, multiplient grèves et manifestations et ne relâchent pas la pression.
Aux revendications alimentaires des syndicats institutionnels, anarcho-syndicalistes et de nombre d’indignés (ce sont évidemment souvent les mêmes), les indignés en ont ajouté d’autres :
– Inculpation des responsables de la crise financière, ce qui implique une enquête impartiale et indépendante sur ses causes réelles.
– Suppression du système d’hypothèques, renégociation des crédits, arrêts des expulsions.
– Refus de payer une dette considérée comme illégitime.
– Refus du sauvetage des banques et arrêt des coupes budgétaires dans les services sociaux, l’éducation, la santé…
– Contrôle et répression des évasions et fraudes fiscales, de la corruption des partis politiques…
– Avec les ressources ainsi obtenues, création d’emplois.
– Création d’une banque publique, éthique, dont le but serait de permettre l’accès aux ressources économiques pour tous.

Qu’ils s’en aillent tous !
Le monde de la finance et les politiques qui la soutiennent (c’est-à-dire tous) ont réussi à faire l’unanimité contre eux ; ils apparaissent comme étant les véritables responsables de la situation actuelle entraînant l’appauvrissement du pays et de sa population. Du coup, la prise de conscience a été générale et les différents mouvements civiques ont réussi, comme dans d’autres pays, à rassembler des foules entières exprimant leur indignation et souhaitant l’avènement d’un autre monde ; pour cela ils se sont rendu compte de la force que représente « l’unité dans la pluralité et dans le consensus non imposé ». Prise de conscience aussi de l’illégitimité des pouvoirs de l’actuel système capitaliste, remise en cause de la « représentation ‘‘démocratique’’, c’est-à-dire des élections, et de toutes les institutions qui en découlent, rejet global de la classe politique y compris de ceux qui continuent de se réclamer du ‘‘socialisme’’ autoritaire, que presque plus personne ne considère comme une alternative souhaitable » 3. Changer le système de l’intérieur comme le propose la gauche classique depuis des lustres, justifiant ainsi son intégration à ce système par un « pragmatisme » consistant à être une opposition légale, contrairement aux indignés accusés de n’être pas opérationnels par leur manque de programme et leur obstination à conserver un fonctionnement antihiérarchique, rappelle un refrain déjà entendu du côté de la droite qui reproche à ces indignés d’être des rêveurs pour ne pas avoir ni vouloir de dirigeants ou de porte-parole, pour leur obstination à rejeter les partis y compris ceux qui se situent à gauche de la gauche.
Malgré tout, comme nous le disons plus haut, certains indignés, « las de ne pas être pragmatiques » et voulant se recycler dans la politique traditionnelle, ont décidé de présenter le Parti X, retombant ainsi dans les illusions passées en créant un mouvement enraciné à gauche pour participer aux élections communales de 2015. Comment oublier les enseignements de l’histoire ancienne et récente ? Comment croire encore qu’on puisse transformer le système de l’intérieur ? Qu’est-ce qu’un mouvement comme le 15M a à gagner en participant au système politique traditionnel, c’est-à-dire en renonçant à ce qui, jusqu’à maintenant, lui a permis d’exister et de s’inscrire dans les luttes sociales du moment ? Le rejet des élections n’est pas une question de principe, mais la certitude que, dans le système actuel, elles ne servent qu’à persuader les citoyens que les changements ne peuvent venir que d’en haut, et non d’eux-mêmes. L’anti-électoralisme de la plupart des indignés du 15M est la conséquence logique du rejet du système actuellement en vigueur, et non une croyance en un dogme. Croire qu’en participant aux élections on fait avancer la lutte anticapitaliste et antiautoritaire, croire qu’au cri de « Ils ne nous représentent pas », on peut substituer une « réalité légale », serait retomber dans les chimères de la conquête du pouvoir ; pouvoir que les nouveaux maîtres confisquent toujours très rapidement à ceux qui accomplissent les véritables révolutions.








1. Parti socialiste ouvrier espagnol.
2. Parti populaire.
3. Octavio Alberola sur le site de Rojo y Negro (18 janvier 2013).



COMMENTAIRES ARCHIVÉS


cbrb

le 11 février 2013
bisous