Élire au lieu d’agir ou agir au lieu d’élire

mis en ligne le 3 mai 2012
1671PasdElu— Tu vas voter, toi ?

— Et toi, qu’est-ce tu fais pour les élections ?

— Moi ? De toute façon, je ne vote pas. Il est hors de question que je participe à cette mascarade, que je cautionne cette entourloupe ! Je n’y crois pas, je n’y crois plus à cette bande de politicards et à leur alternance incessante au pouvoir. La leçon a deux siècles maintenant. Une droite ou une gauche ? Ben non, je ne suis pas maso. Même d’en parler, là, tu vois, j’ai l’impression de déjà les cautionner parce qu’en prime, ils enrobent tout ça de fastueux spectacles médiatiques dont les coûts pourraient déjà soulager une partie de bien des misères!

— Bon, ouais, d’accord, mais quoi ? La réalité t’en fais quoi ? C’est quand même eux qui vont décider à nouveau de notre sort pendant un paquet d’années.

— La réalité ? Mais rien ne nous oblige à la garder cette réalité. Je te ferai remarquer que tu dis toi-même qu’ils vont « à nouveau » décider de nos vies ! Tu vois bien que d’être aller voter aux « dernières » t’a pas rapporté grand-chose. Quand je dis « toi », c’est façon de parler, y’a pas que toi. Toi et tous ceux qui y ont été aussi et qui ne croient pas beaucoup plus que toi que ça changera quoi que ce soit. Alors, pourquoi y aller ?

— Parce qu’on peut rien faire d’autre. Y’a rien d’autre.

— Ce n’est pas une raison suffisante en ce qui me concerne et, même, en admettant, ce n’est pas non plus une raison pour participer à une mise en scène qui ne nous berne plus depuis longtemps.

— Oui, mais on va quand même pas renoncer au peu de pouvoir qu’on a une fois de temps en temps.

— Pouvoir ? Là, tu te fous de moi. Ou alors de toi. Mais, justement, c’est ça que je ne veux pas valider : de croire que ça nous donnerait du pouvoir. Faire semblant de croire à leur jeu. Et pour faire plaisir à qui ? À des gens qui n’en reviennent pas eux-mêmes qu’on y aille encore. Regarde ceux dans ton cas, ceux qui y vont voter, tu crois que ça leur donne du pouvoir ? Quel pouvoir ? Ils rentrent dans un jeu auquel ils ne croient pas eux-mêmes, dont ils savent qu’ils seront toujours les nombreux et grands perdants, jeu dont les règles sont falsifiées, les dés pipés. Et tu dis que c’est du pouvoir ça ? Un vrai droit ça ?

— Oui, mais ceux qui votent pas, ils n’ont carrément plus rien à dire après !

— Alors, là, il faut m’expliquer ta logique ; si tu donnes ta voix, c’est que tu acceptes de déléguer ton pouvoir, ton pouvoir de décision. C’est pour ça que ça ne donne aucun pouvoir de voter. Alors, qui c’est qui n’a plus rien à dire ? Celui qui a participé au vote ou celui qui n’a pas participé pour justement préserver son libre arbitre ?

— T’es un petit malin toi ! De toute façon, toi, si je comprends bien, tu fais confiance à rien ni personne ?

— Alors, là, tu me comprends très bien ; non seulement tous ces types me débectent tout autant qu’ils me fichent les jetons mais ça, c’est rien, c’est le système qui va pas. C’est dans cette organisation de la société que je n’ai pas confiance. Moi, je suis pour une société autogérée et anticapitaliste.

— Ben oui, mais restons réalistes, tu ne peux pas refuser toute organisation. Et, de toute façon, quelle que soit l’organisation de la société, il faut bien faire confiance à ceux qui en seront responsables, sinon c’est le bordel.

— Et pourquoi faire confiance comme si ça relevait du devoir et non de la jugeote ? Et puis responsables, mais on l’est tous responsables. On est tous majeurs non ? Adultes quoi. On sait s’organiser.

— Facile à dire.

— Et pour ton histoire de confiance, justement, je peux être quelqu’un de confiant et de confiance mais je sais aussi que le pouvoir concentré pervertit. Pas permettre le pouvoir de se concentrer sur quelques-uns, pas vouloir le prendre non plus et ne laisser quiconque le prendre, voilà pour moi ce que devrait être notre première préoccupation ! Notre responsabilité première.

— Oui, mais, y’en a qui essayeront toujours de le prendre le pouvoir, on peut pas empêcher ça.

— Sauf si l’organisation de la société l’exclut de ses principes. Un individu veut prendre tel projet en mains; pourquoi pas. Il est alors mandaté par décision en assemblée générale. Celui qui est choisi devient le maître d’œuvre du projet ; projet décidé au consensus. On lui en donne les moyens, certes, mais là s’arrête son pouvoir; la décision, elle, de poursuivre, choisir les projets ne lui appartient pas. Elle n’appartient d’ailleurs à aucun individu, elle est concertée. Mais, c’est sûr que c’est pas en continuant d’aller voter en attendant le miracle du prochain vote que l’on découragera les intérêts personnels, même s’ils sont contraires aux intérêts collectifs.

— C’est pas que je ne suis pas d’accord mais ton système de décision conduit par les bases, ça me paraît pas réaliste.

— Pour moi, le vote, c’est ça qu’est pas réaliste ; en plus, c’est déjà le début de la « servitude volontaire ». Tu sais au moins qui a dit ça?

— Prends-moi pour un idiot tant que t’y es. C’est La Boétie. Attends, n’importe qui ne peut pas conduire les affaires. Ces mecs-là, les mecs de pouvoir, ils ont fait des études quand même !

— Et voilà, ce sont des spécialistes ? C’est ça ? Comme si les hommes du peuple ne savaient pas s’organiser entre eux, trouver des solutions pour répondre à leurs besoins.

— Et alors, comment tu les mets d’accord entre eux ? Si chacun donne sa petite solution, tu fais comment après?

— Ça, c’est encore une autre question mais déjà ça demande que l’on prenne conscience qu’on est tous capables d’organiser nos vies, individuellement et collectivement et, en ça, les exemples pullulent. On y reviendra mais déjà est-ce que tu peux reconnaître qu’on est tous adultes et qu’on a tous la capacité de connaître et de définir nos besoins et désirs, et des idées d’organisation pour les atteindre ?

— Faut bien des gens qui s’y connaissent pour les choses techniques, spécialisées ?

— Oui des spécialistes mais qui n’ont pas le pouvoir de décision. Faut pas confondre, la décision, elle, n’a pas besoin de spécialistes comme tu dis. Et puis, tu sais, si tu réfléchis, on est plus ou moins tous spécialistes dans quelque chose, même des petites choses. Et encore, on a du mérite dans cette société qui nous bride dans nos désirs, dans nos élans créatifs, en nous volant notre temps. Mais encore une fois, il est indispensable de prendre conscience qu’on est tous capables de penser nos vies, individuellement et collectivement, à condition d’y croire, d’y réfléchir et de s’appuyer sur les exemples du passé proche et lointain.

— Peut-être, mais les gens s’en fichent ! Ils se déplaceraient même pas pour réfléchir à tout ça. Déranger leur petite vie et se prendre la tête alors que d’autres sont formés pour ça…

— Formés pour ça ou pour embobiner le populo ? Et tu trouves qu’ils ont l’air heureux les gens aujourd’hui ? Tu trouves ça normal, toi, que les gens se mettent à se suicider maintenant sur leur lieu de travail? Comme pour dire que leur terrible mal-être trouve son origine non pas dans une problématique individuelle mais bien collective. Ils s’en fichent ou ils renoncent ? Et nous qui restons, tu trouves ça naturel, toi, ce désintéressement des populations pour tout ce qui les concerne pourtant de près, individuellement et collectivement ; et, de l’autre côté, l’abus et l’outrance du pourvoir ? Pourquoi voudraient-ils alors se débarrasser de ce système et décider par eux-mêmes. Encore faudrait-il qu’ils acceptent l’évidence, c’est-à-dire que l’on peut s’organiser à l’horizontale, que l’on sait faire parce qu’on l’a déjà fait à des époques et dans des circonstances bien différentes.

— Alors, explique-moi pourquoi, quels que soient les régimes, monarchiques, autocratiques, despotiques ou bien sociaux-démocrates ou démocrates libéraux, pourquoi c’est toujours un pouvoir centralisé qui s’installe ? Si les humains savaient réelle•ment faire comme tu dis, la vraie démocratie, la démocratie directe, pourquoi ne voit-elle jamais le jour ? Depuis le temps, quand même!

— Ils savent, mais en même temps, ce que toutes les époques ont en commun, et je dirais même de plus en plus, c’est de persuader le peuple, par tous les moyens – propagande, discours, dressage, persuasion, séduction factice – que le seul moyen de s’organiser, c’est de s’en remettre aux autres. Qu’il y a des spécialistes pour ça. Et voilà, on en revient à notre histoire de spécialistes.

— On est quand même libres dans nos pays d’aller chercher l’information là où on veut, d’échapper à la propagande. On a l’instruction, l’éducation aujourd’hui et on a les moyens technologiques à disposition pour ne pas se laisser embobiner.

— Peut-être, mais ce qu’on a toujours pas, c’est la maturité politique. Et tu veux que je te dise pourquoi ? Parce que depuis l’école, on a toujours appris que la politique c’est tabou, que c’est une affaire de spécialistes, que ce n’est pas la peine de vouloir jouer dans la cour des grands quand on est un homme du peuple, sans études supérieures, sans « relations ». Et que notre vrai droit et notre vrai devoir, c’est de filer droit et de filer notre voix, sans condition. Et qu’après, on a plus qu’à la boucler parce que de toute façon, nous pour le coup, c’est sûr qu’on sait pas faire, n’est-ce pas ? Ce n’est pas ça qu’on nous dit ? La prise de conscience, y’a que ça de vrai ! Ce sera notre première arme pour imaginer et passer à la suite : l’après-capitalisme, l’autogestion en petits groupes de taille humaine, fonctionnant sur un système de décision horizontal en assemblées générales et fédérées.


Un dialogue imaginé par Flora, cercle libertaire Jean-Barrué de la Fédération anarchiste