Canada : s’étendre ou bien (ré)fléchir ?

mis en ligne le 22 décembre 2011
Les mises en garde formulées par Aidan Rowe (voir article ci-après) trouvent un certain relief outre-Atlantique, non pas seulement aux États-Unis mais également au Québec. Montréal, par exemple, a vu son mouvement « Occupy » s’installer, en octobre, sur le square Victoria rebaptisé « place des Peuples » par les occupants, au cœur du quartier financier. Émilie E. Joly, dans un article paru dans Le Couac (journal satirique québécois) 1 en novembre dernier, évoquait « un impressionnant mélange bigarré de participants et d’organisations. Des milices patriotiques québécoises faisaient virevolter leurs drapeaux de patriotes, aux communistes libertaires dénonçant le système capitaliste. Des trotskistes distribuant The Militant, aux joueurs de tam-tam. Du contingent “Décolonisons Montréal” dénonçant l’occupation des territoires autochtones de l’île de la Tortue, aux hippies arborant leur pancarte “Free Hugs” [«accolades/embrassades gratuites »] ».
« Unité ». Tel semblait être le mot d’ordre dominant l’assemblée spontanée et populaire d’Occupy Montréal. Unité des « 99 % », ce pourcentage désignant la masse des exploités et des « tannés », pour reprendre un terme québécois, dont la cohérence idéologique n’est, c’est le moins que l’on puisse dire, pas évidente. « L’unité, écrit encore Émilie E. Joly, fait en effet de très belles images, reprises par les médias – officiels comme alternatifs – qui s’assurent de relayer l’ambiance festive de l’occupation, montrant fièrement des photos de participants d’assemblée générale votant au poing levé, oubliant toutefois de mentionner la cacophonie ambiante, les procédures déficientes et l’ironie incroyable de se retrouver à essayer de voter – à majorité ? – sur la prise de décisions à majorité ou par consensus. »
Plus loin – et plus grave : « On se retrouve également, au nom de l’unité, à piler sur des acquis militants chèrement établis, tel le respect de la diversité des tactiques. D’une assemblée sous-peuplée tenue bien avant le début de l’occupation, Occupy Montréal se décrète “contre quelconque violence, incluant la violence verbale” – n’avons-nous donc même plus le droit de sacrer 2 ? – et considère les forces de l’ordre/de police “comme des alliés potentiels au mouvement, et non comme des adversaires”, ceux-ci étant ultimement “redevables au peuple”. »
Certes, des organisations plus radicales ont immédiatement protesté contre cette main tendue, tel le contingent Decolonize Montréal qui, dans un communiqué, en a justement profité pour « rappeler à la mémoire collective la tradition sanglante de meurtres policiers et d’impunité policière à Montréal ». À Montréal et, ajouterons-nous, partout ailleurs.
Cela n’est qu’un exemple parmi d’autres des difficultés auxquelles se heurte un mouvement aussi large qu’hétéroclite. Car des difficultés, il y en a d’autres. Occupy Montréal doit affronter la municipalité dont le maire, Gérald Tremblay, a d’abord vanté les « valeurs » de la ville, « valeur d’entraide, de solidarité, de respect, de confiance, de dignité humaine, de justice sociale et de paix », reconnaissant au passage la « noble cause » défendue par les occupants de la place des Peuples : « Il y a un fondement d’injustice sociale, d’injustice économique. Ça devient d’une certaine façon notre conscience » (Le Devoir, 7 novembre 2011). Des formules creuses qui ne mangent pas de pain et qui s’accordent bien avec les belles images médiatiques dont parle Émilie E. Joly. En arrière-plan, Tremblay compte sur deux alliés : le « général Hiver » qui rend les conditions d’occupation de plus en plus précaires, et le concept de sécurité qui, sous prétexte de protection civile, permet d’entraver voire d’interdire tout campement qui ne serait pas étroitement contrôlé par la municipalité.
On peut d’ores et déjà tirer de précieux enseignements sur le risque à « fixer » une action durable – ici une occupation – dans un espace à ciel ouvert. Il y a loin entre l’Afrique du Nord et le Canada, entre la place Tahrir et le square Victoria, entre le printemps et l’hiver…
La frustration et l’écœurement des exploités et des laissés-pour-compte que canalise le mouvement global d’Occupy et des Indignés n’en restent pas moins respectables. Mais comment faire pour élargir ce mouvement sans diluer ses aspirations à changer le monde ? Comment lui donner des perspectives révolutionnaires si les intérêts les plus divers, voire les plus divergents, cohabitent en son sein ? Comment étendre le mouvement aux lieux de travail, sans faire le jeu des centrales syndicales qui sont passées maîtresses dans l’art de neutraliser les actions de masse ? Comment conjurer les risques de récupération politicienne alors que les partis de gauche, certains en campagne pour l’élection présidentielle, pointent déjà leur nez ?
Et quelle place réelle y occupent les anarchistes du monde entier ? Compte tenu de notre faiblesse numérique, comment imprimer cet élan qui amènerait enfin le vrai problème – le système capitaliste lui-même – sur l’ultime et vaste terrain de la guerre des classes ?
En vérité, beaucoup de questions sans réelle réponse de notre part. Peut-être parce que nous, anarchistes d’aujourd’hui, manquons d’imagination.
Hier, Bonnot et ses compagnons, dans leurs puissantes voitures, se jouèrent de la police parce qu’ils avaient fait le choix de la vitesse quand les flics n’avaient que des guimbardes minables, des vélos et leurs guibolles. Ils eurent ainsi, et durant un certain temps, une longueur d’avance.
Pourquoi un tel exemple ? Parce que le plus intéressant, chez Bonnot, ce ne sont pas les braquages. C’est le choix tactique.

Stéphane, groupe Claaaaaash de la Fédération anarchiste




1. www.lecouac.org/
2. « Jurer » en québécois.