Un pour mille : considérations diverses sur l’actualité israelo-palestinienne

mis en ligne le 3 novembre 2011
Le premier grand échange de prisonniers de ce siècle a eu lieu la semaine dernière en Israël. Des prisonniers qui retrouvent la liberté ne peuvent que nous remplir de joie. On pourrait s’arrêter là, comme l’on fait la plupart des médias, on pourrait aussi se convaincre qu’il y a deux gagnants : le pouvoir israélien d’un côté, le Hamas de Gaza de l’autre. Tentons de voir ce qui se cache derrière cet accommodement entre voisins.

L’échange de prisonniers
Selon Wikipedia, en trente ans, l’État d’Israël a libéré environ 7 000 prisonniers pour obtenir en échange la libération de dix-neuf Israéliens et récupérer les corps de huit autres. C’est donc une pratique habituelle, absolument nécessaire, indispensable, dans un pays engagé dans une guerre aberrante sans fin et où le service militaire est obligatoire, pour tous sans distinction de sexe. Il faut donner l’impression aux jeunes que l’on envoie au casse pipe que l’on tient à eux et qu’ils valent au moins un pour mille de ces Arabes. Mais ce n’est pas tout. Netanyahou, premier ministre israélien – remis en cause tout cet été par les indignés locaux – avait besoin de redorer son blason. Par ailleurs, cette libération d’un millier de prisonniers (selon l’organisation israélienne de défense des droits de l’homme B’Tselem, plus de 5 000 Palestiniens étaient détenus par Israël, dont près de 200 mineurs) permet de faire les économies nécessaires à la réponse aux revendications sociales populaires. En outre, cette libération permet également de soulager la pression qui s’exerçait à l’intérieur des prisons où se multiplient les grèves de la faim de prisonniers – plus de 200 – excédés par les brimades incessantes des gardiens. D’autre part, on ne sait pas si, parmi les libérés, il y aura des militants non-violents arrêtés près des villages en lutte contre le mur.

Renouveau des négociations ?
En faisant de Gaza – et donc du Hamas – les premiers bénéficiaires de l’échange, Netanyahou fait payer au pouvoir cisjordanien de Mahmoud Abbas ses manœuvres en faveur d’une reconnaissance d’un État palestinien. En refusant de libérer Marwan Barghouti, le pouvoir israélien fait ce qu’il faut pour empêcher l’arrivée au pouvoir d’une nouvelle génération palestinienne légitimée par son passage dans les geôles israéliennes et capable de résoudre les inimitiés entre Ramallah et Gaza. Pour Israël, l’unité palestinienne est un cauchemar à éviter à tout prix. Les négociations nécessaires à cet échange de prisonniers ont été menées via les canaux allemands et égyptiens. Comme quoi, en cas de besoin, il est possible de reprendre les discussions bilatérales. Mais il n’y pas l’ombre d’une intention du côté de Jérusalem, comme en témoigne ce dernier commentaire au sujet des colonies en Palestine publié dans le journal de gauche Haaretz après la libération de G. Shalit : « La création d’un nouveau quartier au-delà des frontières de 1967 rend vide de tout sens l’engagement de Nétanyahou à négocier sur toutes les questions clef, dont celle relative à la souveraineté à Jérusalem-Est. »

Le ghetto et les Juifs
La question de comprendre la situation israélienne, et d’en chercher l’issue, taraude bien des gens. Uri Avnery, un des plus célèbres pacifistes radicaux israéliens, tente d’y répondre dans son dernier texte, publié sur le site de Gush Shalom (Le Bloc de la Paix) et disponible en traduction française sur celui de l’association France-Palestine Solidarité en date du 15 octobre.
Il résume la situation en ces termes : « Vous pouvez sortir les Juifs du ghetto, mais vous ne pouvez sortir le ghetto des Juifs. Mais c’est exactement ce que l’on doit faire. » À plus d’un titre Avnery est en droit de poser ce type de diagnostic. Arrivé à 10 ans d’Allemagne, en 1933, il s’engage à 15 ans dans l’armée nationaliste juive – alors en lutte contre les Anglais – pour la quitter un an plus tard en se rebellant contre les positions anti-arabes et antisociales de l’organisation. Par la suite, ces prises de positions feront de lui la cible favorite des attaques de la droite extrême juive, attaques orales et physiques. Il se considère aujourd’hui comme « post sioniste ».
À propos de Herzl, le créateur de l’idée sioniste, il rappelle que ce dernier « n’a visité la Palestine qu’une seule fois, et dans le seul et unique but de rencontrer l’Empereur d’Allemagne qu’il souhaitait engager dans son entreprise. Le Kaiser insista pour le voir à la porte de Jérusalem, écouta patiemment ce qu’il avait à dire, puis il aurait alors fait ce commentaire à ceux qui l’accompagnaient : « C’est une grande idée, mais vous ne pouvez pas la mettre en œuvre avec des Juifs ! » ». Il voulait parler des Juifs qu’il connaissait, les membres d’une communauté ethnico-religieuse mondiale.
Avnery ajoute : « Herzl projetait d’en faire une nation moderne à l’image des autres nations modernes d’Europe. Lui, et ses successeurs, concevaient la nécessaire transformation comme une affaire de logistique. Faites venir les Juifs en Palestine et tout se mettra automatiquement en place. Les Juifs vont devenir un peuple normal, un peuple (« Volk ») comme les autres peuples. Une nation parmi les nations. Mais les Juifs de son temps n’étaient ni un peuple ni une nation. Ils représentaient quelque chose d’assez différent ».
Pour Uri Avnery, il est clair que les Juifs étaient, dans le fond, « une communauté ethnico-religieuse, vivant depuis des millénaires en minorité persécutée dans un environnement hostile, qui avait développé une mentalité qui lui est propre. […] Elle voit dans toute personne extérieure à la communauté un ennemi potentiel, sauf preuves du contraire (et encore). […] Tout cela imprègne leur vision du monde, leur religion et leurs traditions, transmises de génération en génération. »
Puis, il y a eu l’Holocauste, horreur qui traumatisa profondément les Juifs ayant rejoint la Palestine avant la Seconde Guerre mondiale. Areligieux, ils faisaient leur, pour la plupart, la position du professeur Leibowitz (1903-1994), Juif pratiquant qui soutenait que la religion juive était morte depuis deux cents ans.
Avnery continue ainsi : « L’Holocauste a réactivé pour de bon toutes les vieilles convictions juives. Les Allemands n’étaient pas les seuls coupables, mais aussi toutes les nations qui y avaient assisté sans lever le petit doigt pour sauver les victimes. Les vieilles idées étaient donc vraies après tout : le monde entier est contre les Juifs, nous devons assurer nous-même notre protection quoi qu’il en coûte, nous ne pouvons nous fier qu’à nous-même. L’attitude du Yishouv à l’égard de la judéité et de la diaspora fut une erreur terrible, nous devions nous repentir et adhérer à tout ce que nous méprisions hier encore : la religion juive, les traditions juives, le Shtetl juif ».
« Dès sa fondation, l’État d’Israël devint l’État de l’Holocauste. Mais nous ne sommes plus un ghetto impuissant – nous avons des forces armées puissantes, nous pouvons même faire subir aux autres ce que d’autres nous ont fait subir. Les vieilles peurs, méfiances, suspicions, haines, les vieux préjugés, stéréotypes, sentiments de victimes, rêves de vengeance qui avaient pris naissance dans la diaspora se sont superposés à l’État, créant un dangereux mélange de puissance et de victimisation, de brutalité et de masochisme, de militarisme et de conviction que le monde entier est contre nous. Un ghetto avec des armes nucléaires. »

Un tel État peut-il survivre et prospérer dans le monde moderne ?
« Les États-nations européens ont mené beaucoup de guerres. Mais ils n’ont jamais oublié qu’après la guerre vient la paix, que l’ennemi d’aujourd’hui peut très bien devenir l’allié de demain. Les États-nations demeurent, mais ils deviennent de plus en plus interdépendants, adhérant à des structures régionales, abandonnant de larges pans de leur souveraineté. »
« Israël ne peut pas faire cela. Les enquêtes d’opinion montrent que les Israéliens, dans leur grande majorité, pensent qu’il n’y aura jamais de paix. Ni demain, ni dans cent ans. Ils ont la conviction que « les Arabes » sont résolus à nous jeter à la mer. Ils voient le puissant Israël en victime entourée d’ennemis, tandis que nos « amis » sont capables de nous planter un couteau dans le dos à tout moment. Ils voient dans l’éternelle occupation des territoires palestiniens et la création de colonies belliqueuses dans toute la Palestine le résultat de l’intransigeance arabe et non sa cause. Ils ont le soutien, par une solidarité aveugle, de la plupart des Juifs du monde. »
« Presque tous les partis israéliens, y compris la principale opposition, insistent pour qu’Israël soit reconnu comme « l’État-nation du peuple juif ». Cela signifie qu’Israël n’appartient pas aux Israéliens (le concept même de « nation israélienne » est rejeté officiellement par notre gouvernement) mais à la diaspora juive ethnico-religieuse du monde entier, à laquelle on n’a jamais demandé si elle était d’accord pour qu’Israël la représente. C’est la négation même d’un État-nation capable de vivre en paix avec ses voisins et d’entrer dans une union régionale. »
« Il ne s’agit pas de changer telle ou telle caractéristique d’Israël, mais de changer la nature fondamentale de l’État lui-même. C’est beaucoup plus qu’une question de politique, de remplacement d’un parti par un autre. C’est beaucoup plus que de faire la paix avec le peuple palestinien, de mettre fin à l’occupation, d’évacuer les colonies. Il s’agit d’effectuer un changement fondamental de (ou « dans ») la conscience nationale, la conscience de chaque Israélien et de chaque Israélienne. »
Avnery termine en se demandant quel choc serait nécessaire pour sortir les Juifs de leur ghetto. Il se remémore la guerre de Yom Kippour en 1973 « qui ébranla Israël jusqu’à la moelle », mais aussi l’arrivée d’Anouar Sadate en 1977, et la poignée de mains entre Rabin et Arafat en 1993. Il considère que ce ne furent que des chocs mineurs en comparaison de ce qui est nécessaire aujourd’hui.
Serait-ce de la politique-fiction que d’imaginer les Palestiniens, pour une fois d’accord, demander leur intégration dans Israël avec les droits citoyens qui s’y rattacheraient ? On peut rêver. En attendant, la tragédie continue, sans relâche.