Le mitard

mis en ligne le 31 octobre 1991
Le mitard est la cellule de punition de la prison, dont la durée maximale de sanction est fixée à 45 jours. Les détenus y sont privés de visites, souvent empêchés de se laver et de se changer, ne peuvent plus correspondre qu'avec leur famille, sont interdits de matelas dans la journée.
Le mitard est l'âme de la prison, la quintessence de l'enfermement. Dès franchie l'enceinte qui le sanctuarise, il se révèle impudique sans sa nudité et cynique dans sa temporalité. Dépouillé des artifices de l'aliénation, il s'ouvre d'abord aux sens.
C'est avant tout une odeur. Celle du béton que le soleil ne réchauffe jamais et sur lequel se plaque en sclérose un humus fangeux que l'humidité fait croître et pourrir. S'y mêle la puanteur des cadavres d'insectes qui, interdits partout ailleurs, trou¬vent en ces lieux reculés la jungle qui les fait vivre et mourir. L'acidité des urines que les désinfectants s'épuisent vainement à diluer alourdit encore la pestilence de sa senteur empoisonnée. Par dessus plane l'empreinte malodorante des matelas fatigués.
Puis, c'est le silence. Comme en embuscade, il s'abat brutalement dès le signal donné par le pêne qui claque. Il s'étend alors sournoisement, glisse sur le sol, puis s'infiltre dans chaque orifice du corps qu'il isole de sa surdité. L'oreille se révolte et se braque pour capter le décibel égaré, mais seul l'écho du cœur et le gémissement des poumons résonnent dans la cavité. Parfois, venant de loin, un son qui fut familier perce le blindage ouaté. L'attention alors s'éveille, tente de retenir l'agonie du bruit, mais trop vite s'épuise sous l'assaut du vide.
Puis, c'est la vue. L'espace réduit se casse en angles brisants sur lesquels l'œil percute et les dimensions confinées écrasent la cornée d'une pression régulière jusqu'à comprimer le cerveau. L'ombre dispute à la lumière le carré d'un vasistas puis aligne, réguliers sur sol et murs, des intervalles coupés par l'acier forgé. Le spectre lumineux, devenu bichrome, tranche nettement en nuances ternes le fer à béton, comme pour souligner l'absence d'autres matériaux.
Sans fard ni fleurs, le mitard s'exhibe dans son ascèse ricanante. Les chaînes à nu, il proclame haut et fort sa fonction aliénante et, sans humeur et sans doute, il enferme le récalcitrant.
Alors s'installe la durée. Arbitrairement limitée, elle se détache de l'écheveau des Parques et ouvre une bulle intemporelle que le souffle de la sentence vient gonfler. Et le temps s'y meut, comme la mouvance des sables, chaque grain chu¬tant pour en l'instant reprendre place. D'artificiel, le calcul se fait alors naturel, quand la mécanique devient biologie. La ponctuation crantifiée de l'horloge fait place aux contractions chimiques de l'estomac pour rythmer l'écoulement. La faim tierce les deux douzaines et le rot ponctue la journée.
Sans heurt et sans jour, le mitard s'étale dans sa fausse éternité. Le mouvement altéré, il tire sans effort sa peine en durée et, ni course ni pause, il entraîne le récalcitrant.
Cette attente sourde et aveugle du dernier repas est celle du paysan en hiver qui espère le printemps. Mais floraison ou gel, la terre est composée de terre, seconde ou éternité, le temps est composé de temps.

Édouard Tarquin