Pour en finir avec toutes les prisons

mis en ligne le 7 juillet 2011
Des peines toujours plus longues
Si de 1945 à 1950, l’évolution allait plutôt dans le sens d’un assouplissement du régime des peines (souvenirs des camps nazis, élus sensibilisés à la condition pénitentiaire, force des mouvements sociaux, etc.), c’est ensuite une logique d’enfermement systématique propre à encadrer les restructurations économiques qui s’est amorcée. Ce processus s’est accéléré depuis 1978 – date de la création des peines de sûreté. Portés par les orientations de l’Europe, les gouvernements successifs ont durci, réforme après réforme, le Code pénal et son application. Les socialistes au pouvoir n’ont pas freiné cette logique : c’est entre autres sous la direction de Badinter que les juristes ont conçu le nouveau Code pénal de 1994. La guillotine qui avait tué 19 personnes entre 1958 et 1981 a été remplacée par des peines de sûreté jusqu’à la mort, avec tout un système de non-confusion des peines, de multiplication des circonstances aggravantes, de disparition des circonstances atténuantes, de diminution des remises de peine, etc., qui constitue un substitut de la peine de mort performant, propre et respectueux des droits de l’homme. Le nombre des prisonniers de plus de 60 ans a triplé entre 1990 et 2000 ; il y a un mort tous les trois jours en détention ; jamais il n’y a eu autant de condamnés à perpétuité. Les prisonniers n’ont pas été dupés par l’hypocrisie de la gauche plurielle : en 1984, 73 prisonniers de Fleury adressaient l’appel qui suit : « Voltaire réveille-toi, les humanistes au pouvoir sont devenus fous… La gauche humaniste se montre répressivement plus efficace que la droite. Michel Foucault est mort en serrant la main de Badinter, en toute confiance ! Sartre avait effleuré le livre noir de la pénitentiaire avec un peu d’espoir… La Ligue des droits de l’homme est aux abonnés absents, le Syndicat de la magistrature s’est endormi dans ses promotions hiérarchiques, vive la gauche ! Les intellectuels mangent dans la main des maîtres socialistes et se taisent. Et pourtant le haro au laxisme de l’opposition, et l’œuvre réactionnaire d’une gauche empressée de se purger de ce pseudo-laxisme accouchent d’une réalité répressive jamais connue en France. Les chiffres : 392 condamnations à perpétuité en 1984… plus d’une par jour. Les peines de réclusion à temps se sont aggravées d’un tiers, les peines d’emprisonnement correctionnel ont triplé. […] À l’heure où la France applique la barbarie civilisée et une répression sans précédent sur le chômeur-délinquant, nous sommes amers, mais ni fauves, ni assassins. Saint Badinter, sois gentil, démissionne ! »

L’échelle des peines
Le système pénal est organisé autour de ce que le jargon juridique appelle « l’échelle des peines ». Évidemment qu’il n’y a pas que des longues peines en prison, mais l’actuelle multiplication des courtes peines participe de l’allongement des peines. Garofalo, un criminologue italien du xixe siècle, décrivait déjà ce processus avec la froideur caractéristique de la langue du droit : « La société a tarifé les délits par ce qu’on appelle l’échelle des peines, c’est-à-dire qu’elle oppose à chaque délit la mesure plus ou moins grande d’une souffrance présumée et conventionnelle. » Chaque allongement de peine a un retentissement sur la pénalisation de toutes les infractions. Toutes les peines sont tirées vers le haut : si on prend une amende quand on fume dans un lieu public, il paraît normal – pour un juge – de condamner un prévenu à trois ans de prison pour un simple vol, et tout à fait envisageable d’administrer des peines éliminatrices de trente ans pour des crimes. C’est tout le système pénal qui se durcit. Plus les peines se multiplient, plus elles s’allongent ; plus elles s’allongent, plus elles se multiplient. De la loi qui renforce « la lutte contre la violence routière » à la pénalisation de l’évasion, le déferlement législatif actuel crée sans cesse de nouvelles infractions et donne aux juges une marge de manœuvre toujours plus grande pour punir. Ils ont beau se plaindre de l’encombrement des tribunaux et de la surpopulation carcérale, ils n’ont jamais joui d’un tel pouvoir. Loin d’offrir une échappatoire à cette logique, les peines de substitution nous y enferment un peu plus : les travaux d’intérêt général et les « jours-amendes » ne sortent personne de prison, ils viennent le plus souvent remplacer de simples amendes. De même, le bracelet électronique permet de condamner à la prison hors les murs des personnes qui auraient auparavant écopé d’un sursis, et dans le cadre de mesures de suivi socio-judiciaire strict obligeant les condamnés au travail et d’étendre la durée de la peine au-delà de l’emprisonnement requis par le juge.

Le temps de la peine
La misère des temps fait que l’opinion publique ne parvient même plus à se représenter ce que sont vingt ans d’enfermement : tout simplement parce que le temps économique a gagné l’ensemble des vivants, que le temps passe sans qu’on en ait conscience. Vingt ans, c’est devenu une unité économique, calculée, rentabilisée : le temps d’un crédit immobilier, celui de l’« éducation » d’un enfant… Même le fait de condamner quelqu’un à trente ans d’enfermement ne choque quasiment plus personne. L’image du monstre et celle de la victime fonctionnent à plein, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur des prisons. Il y a toujours un coupable trop peu condamné et la souffrance d’une victime qui a besoin de peines pour faire son deuil. Dans les années 1970, le monstre, c’était le trafiquant de drogue ; c’est « pour lui » qu’on a remis en vigueur « l’association de malfaiteurs », prolongé la garde à vue et transformé en crime puni de la perpétuité des infractions qui n’étaient jusqu’alors inscrites que dans le Code de la santé publique. Dans les années 1990, les violeurs d’enfants ont pris le relais : « pour eux », on a instauré la perpétuité réelle. Les « terroristes » et les « nouveaux barbares » ont permis de justifier les lois sécuritaires qui ont suivi. Et comme toujours, le « monstre » légitime les premières mesures – présentées comme exceptionnelles, mais qui ne tardent pas à se généraliser – et masque les véritables buts du durcissement du système carcéral et judiciaire. Cette comptabilité insensée trouve son équivalent dans les rapports mortifères que l’argent fait régner dans la société. Tout a un prix et tout le monde est à vendre. On peut sans rougir préférer sa voiture à la vie d’un homme ou se sentir « violé dans son intimité » après avoir été cambriolé, et aller se consoler chez le psy ! Suivant cette arithmétique universelle, selon le tarif, on paie de son temps – c’est-à-dire de sa vie. Des vies entières à crédit ou en prison selon le chemin emprunté. Une voiture vaut cinq ans de crédit ou trois ans de prison. Quelques milliers d’euros valent une vie de travail ou trente ans de prison. Les macabres tables de calcul de la loi et de l’économie font défiler leurs colonnes jusqu’à l’épuisement. Rien n’est oublié : l’économie et le droit ont horreur du vide. Ce sont des vies entières arrachées. Seuls celles et ceux qui l’endurent ou leurs proches sont à même de témoigner de ces ravages qui ne se mesurent pas, de cette mutilation qui le plus souvent se tait, parfois se chuchote, quand elle ne se crie pas dans un ultime acte désespéré. S’il est rare que des écrits ou des révoltes de l’intérieur s’en prennent aux peines elles-mêmes, c’est peut-être qu’il est difficile, voire dangereux, pour un prisonnier de se pencher sur l’absurdité de sa peine : il risque de plonger rapidement dans une logique du « plus rien à perdre », de la vie ou de la mort. Un mois, une année, une décennie, perpétuité…, chaque prisonnier tente d’effacer le trop-plein de ce temps vide, de tuer le temps ; mais c’est le temps qui le tue.