Les diggers de San Francisco, Californie (1965-1968)

mis en ligne le 23 juin 2011
1641DiggersÀ la fin des années soixante est apparu un phénomène à la fois connu de tous et profondément méconnu dans sa réalité.
Le mouvement hippie a fait couler beaucoup d’encre, et rarement encre aura coulé aussi stupidement. Il faut dire que le mouvement commence en 1966, et se dissout à l’automne 1967. La presse commence alors à en parler, créant littéralement le mouvement dans les média, avec l’idéologie flower power, fleur au fusil et tendez la joue gauche.
La réalité est fort différente, et le vaste mouvement de ras-le-bol généralisé qui eut lieu à ce moment-là recouvrait des choses diverses. Au milieu des pleurnicheries des non-violents, la plupart du temps mystiques, des apôtres de la défonce libératrice et des gourous imbéciles, il y eut quelques actions tout à fait radicales, sur lesquelles un silence intéressé a été posé. C’est d’une de ces actions qu’il sera question ici.
Cette dernière est partie d’une troupe de théâtre fort connue en ce temps-là, la San Francisco Mime Troupe, dirigée par RG Davies. Elle était sise dans le fameux quartier Haight-Ashbury, qui a donné son nom au mouvement hippie (Haight-Ashbury Independant Property – HIP : décontracté dans le coup ; des tas d’autres sens). Au sein de la troupe, quelques individualités, dont la plus marquante est Kenny Wisdom (1944-1978), plus connu sous son nom d’écrivain, Emmett Grogan.
Grogan a déjà un passé chargé : bagarreur, défoncé au dernier degré (il a décroché de l’héroïne qu’il s’envoyait depuis l’âge de 13 ans), voleur et révolté permanent (il fricotera un temps en Irlande avec l’IRA). Grogan a bourlingué, réfléchi ; il est malin, il s’ennuie. Il n’est pas très excité par ce qu’il se passe à San Francisco, mais le terrain est favorable. À la suite d’un casse, il est, avec ses amis, en possession d’un certain paquet de fric. Il trouve finalement en quoi il va le transformer.
– De la bouffe ! s’écrie-t-il dans un éclair de génie.
Il fonce aux halles dans la périphérie de la ville, et remplit son break Ford de cageots de légumes et de fruits, de poulets et de dindes. Ses copains et lui volent deux grands bidons de lait de 90 litres, dans lesquels ils font cuire tout ça.
À 16 heures, ils sont au Golden Gate Park où ils attendent les habitants, prévenus par le tract suivant : « Repas gratuit : ragoût chaud, fruits frais. Apportez un bol et une cuillère à Ashbury street devant le parc à 16 heures. Repas gratuit tous les jours. Gratuit, parce que c’est à vous ! Les diggers. »
Cette signature n’est énigmatique que pour les ignorants. Il s’agit bien sûr d’une allusion aux anciens diggers, les laboureurs anglais qui formaient l’aile gauche de l’armée de Cromwell. Grogan a aussi beaucoup lu. Il a mis ça sans trop réfléchir. Mais il vient de lancer une des plus belles tentatives autogestionnaires de l’histoire des États-Unis.
Les gens arrivent, une cinquantaine, quelques uns portent un bol pendu à leur ceinture. Cela va devenir rapidement le signe de reconnaissance permanent des fidèles des diggers. Les cinquante premiers ne restent pas seuls longtemps. Ils seront deux cents, ce jour-là. Toute la semaine, Grogan et sa bande continuent à nourrir les affamés, les marginaux, les paumés, les junkies, les profiteurs, les clochards, les fugueurs, les passants, les hippies, les curieux. À aucun moment, ils ne voudront dire qui ils sont, ni d’où ils viennent. Les journaux underground, nombreux à cette époque, entretiendront le mystère.
Tout le monde est intrigué. On cherche les motifs. Quel peut bien être leur intérêt ?
Des donateurs arrivent de partout, des désintéressés, mais surtout des gens intéressés.
Pour toute réponse, Grogan et ses amis acceptent les dollars et les chèques, puis les brûlent.
Les amis de Grogan, les diggers permanents, s’appellent Billy Landout, Slim Minaux et Butcher Brooks. Un photographe qui possède un vieux minicar Volkswagen jaune qu’on appelle le « sous-marin jaune », sur lequel est écrit : « Le chemin des excès mène au palais de la sagesse. » C’est dans ce minicar que la bouffe est transportée, avec les filles qui la préparent. Des filles qui vivent en communauté se sont proposées pour les relayer à la préparation des repas. Suzanne Naturelle, Fyllis, Cindy, Bobsie, NanaNina, ce sont les noms que Grogan donne dans son autobiographie étonnante, Ringolevio.
Il arrive que Butcher Brooks s’amuse à faire le tour du quartier plusieurs fois, passant sous le nez des amateurs, afin de bien leur montrer que tout ceci ne leur est pas dû. Grogan, lui, s’occupe de trouver la bouffe, la récupère ou la vole, le matin pour l’après-midi (les diggers n’ont pas de frigo). Ils finissent par louer un garage à Page street, où leurs amis Simoléon Gary, John-John et Richie-la-Moto organisent le premier magasin gratuit : le Free Exchange Market, ainsi que l’indique la grande enseigne peinte au-dessus. Les diggers organisent aussi des spectacles, gratuits également, avec la San Francisco Mime Troupe.
On y voit Ken Kesey, Neil Cassady. Kesey prête son car multicolore pour le ramassage scolaire (sur son pare-brise, il y a une banderole avec « En avant » écrit dessus).
Les amis de Grogan, ceux qu’il appelle Le Hun et Coyote, animent les spectacles. Cinq marionnettes vivantes se voient intimer l’ordre de circuler par la police. Aussitôt, le Hun, Grogan et Slim Minaux, qui sont les marionnettes, jouent avec les flics et improvisent. Ils finiront au poste, avec Butcher Brooks.
Emmett Grogan joue alors un rôle capital dans la formation de l’imagerie hippie, un peu malgré lui. Les hippies, il n’en a rien à foutre, mais c’est lui qui aurait inventé le fameux signe des doigts en V, que les journaux ont pris pour une référence à Churchill, alors qu’il s’agissait du signe V inversé, que ceux de l’IRA utilisent pour dire Fuck you !
Après ces épisodes, Grogan écrit deux livres, des chansons, devient militant antinucléaire, fait du cinéma, avant de mourir d’une crise cardiaque dans le métro en avril 1978.
Parallèlement à l’activité des diggers, certains continuent leurs spectacles théâtraux, que Grogan et Landout ont laissé tomber. En particulier, ce sont eux qui jouent La Mort de l’argent, en compagnie des Hell’s Angels. Grogan y participera et, aussitôt après, finira encore au poste, il s’était fait poisser en train de faucher de la viande. Lors du procès, son avocat aura beau jeu de montrer que Grogan ne vole pas pour lui-même ni pour revendre la viande, « mais simplement pour la partager avec les pauvres et les affamés qui envahissent Haigh Ashbury ». Il est condamné à six mois avec sursis
Les Hell’s Angels organisent en retour une fête le 1er janvier 1967. Ils payent la bière, la sono, le camion-scène, et invitent les Greateful Dead et la Holding Company (qui jouait alors avec Janis Joplin). C’est le premier festival de rock gratuit de l’histoire. La police se cache.
Le parc appartient à tout le monde, ont dit les présents.
Le rôle des femmes dans tout cela est déterminant. Grogan dira : « Elles représentaient la véritable force de la communauté de Haight-Ashbury, c’était elles, les vraies diggers. Faire cuire deux ou trois bidons de cent litres de ragoût pour cent personnes, c’est peut-être marrant si on fait ça une fois par an, mais essayez donc de vous y coller deux ou trois jours de suite, pendant deux ou trois semaines, deux ou trois mois. Sans être payé, sans toucher un rond. C’est tuant ! »
Le système s’installe, il marche bien. Landout s’en va un temps, il y a trop de bruit autour pour lui. Les services sanitaires de la ville exproprient le Free Exchange Market. Ils s’installent alors à Frederick street, où ils ont une cuisine, une salle de bains, un sous-sol.
Là, ils hébergeront en permanence des tas de gens sur des matelas posés sur le sol. Il y a une vitrine sur laquelle Grogan repeint leur enseigne.
Leurs cars sont morts. C’est Richard Brautigan, bien connu depuis comme romancier « dans le coup », qui débarque alors et leur fait offrir une camionnette Chevrolet 58 par une fille riche de ses amies, Flame (Grogan la désigne ainsi sans doute à cause de sa longue chevelure rousse). La camionnette sert d’autobus gratuit et prend des passagers dans toute la ville, ceci quand elle ne sert pas à la bouffe.
À l’intérieur du Free Exchange Market, il y a un magasin gratuit, rempli de « denrées libérées », c’est-à-dire libérées du monde de l’argent et de la « marchandise », pour reprendre le concept situationniste. Les paumés de passage, ceux que les média appellent sans vergogne la love generation, s’écroulent dans le salon.
Les quakers proposent alors à Emmett Grogan la somme de dix mille dollars par an pour faire exactement la même chose, mais au profit de leur église. D’autres églises concurrentes accourent avec des propositions tout aussi malhonnêtes. Chaque fois, les diggers leur suggèrent de commencer en montrant l’exemple eux-mêmes, et de distribuer leur fortune, qui est immense, aux déshérités.
Dans le même ordre de racket, un gros trafiquant de LSD offre dix mille sachets d’acides aux diggers. Ceux-ci les distribuent aussitôt, mais gratis pour casser le coup du dealer, ainsi que les soixante quinze dindons offerts avec.
Les grandes vedettes de l’underground, les sympas et les débiles, débarquent pour se montrer : Ginsberg, Leary, Alpert. Il arrive qu’ils se fassent virer comme des malpropres.
La maison d’à côté est occupée par un swami qui y a installé un magasin krishna. Les rapports sont très hostiles. Un jour, le swami, qui prêche la non-violence, appelle carrément la police à cause du bruit. Sautant sur le prétexte, la police débarque. Le brigadier-chef amène lui-même des seringues pour être plus sûr de les trouver, là où ça l’arrange. Grogan assomme le flic avant de se faire assommer lui-même à coups de matraque. Le Free Exchange Market est réduit en miettes par la police, qui piétine la bouffe, jette de l’eau dessus et badigeonne tous les vêtements avec de la peinture.
Au nouveau procès, ils sont relaxés, le juge ayant eu peur de se ridiculiser devant la presse.
Ils organisent alors le grand happening humain avec les stars du psychédélisme et du gauchisme de l’époque : Jerry Rubin, Leary Gary Snyder, les commerçants HIP, des groupes rock : Quick Silver, Jefferson Airplane, Grateful Dead. Le service d’ordre est assuré par les Hell’s Angels, les seuls à avoir de l’autorité dans ces sortes de rassemblements. Au menu : des sandwich à la dinde sur lesquels on a jeté une sauce qui n’est autre que du LSD. Grogan est assez contre tout ça, il trouve, à juste titre, que cela profite surtout aux commerçants et que ça entretient les illusions des paumés, qui croient vivre dans Haight-Ashbury une pauvreté heureuse, alors qu’il ne s’agit que d’un cache-misère.
Une soirée avec des poètes, Snyder, Ginsberg, Brautigan est organisée « au profit des diggers ». C’est gratuit, mais les poètes font une quête. Grogan déclare : « Le bénéfice des diggers est ce qui profite à tout le monde. » Il convertit aussitôt le résultat de la quête en tournées générales au bar.
Puis c’est la mémorable fête dans l’église méthodiste de Glide. La presse présente ne trouve personne pour répondre à ses questions. Tellement ahurie par ce qu’elle voit, elle ne soufflera mot de cet événement.
Les diggers ne pensent pas qu’à la fête et au plaisir, mais aussi à organiser des choses utiles à tous. Des crèches pour les adolescents sont implantées dans la ville, et tout le monde y est accueilli, sauf si on y vient avec des armes ou des seringues.
Mais peu à peu, le mythe les dévore. Des milliers de jeunes en mal de société, en plein drame ou en pleine crise, accourent, croyant trouver chez eux la solution de tous leurs problèmes. L’espoir de vivre autre chose les anime et il est impossible de leur faire entendre raison. La police commence les rafles pour arrêter les mineurs en fugue. Lorsqu’ils retrouvent un de ces pauvres adolescents en danger, ils commencent toujours par le rassurer à coups de matraque, pour le protéger sans doute contre les mauvaises pensées.
Le centre de santé du Free Exchange Market est un modèle : les soins sont gratuits, certains médecins vont soigner à domicile, en particulier chez les Noirs et les Chicanos. Il s’agit de jeunes médecins des environs, qui sympathisent avec cette contre-société grignotant la ville de l’intérieur. Des infirmiers ou des internes détournent des médicaments pour les offrir gratis à ceux qui en ont besoin : le système Grogan fait des petits.
Il faut « libérer » les produits aliénés dans la société de consommation pour leur donner leur véritable emploi, les sauver de ce monde pourri en les confisquant et leur donner une vraie vie, comme on libère les oiseaux de leur cage. Malgré cela, le directeur des services de santé de San Francisco prend ça très mal. Il envoie inspecteur sur inspecteur vérifier les conditions d’hygiène, encourage les bourgeois du quartier, propriétaires des lieux, à se servir de ce prétexte pour mettre dehors les locataires. Certains d’entre eux ne s’en privent pas : virer des hippies fauchés pour y installer les bourgeois riches qui veulent s’encanailler un brin est une affaire juteuse.
Il faut dire que le cinéma commence à s’emparer du phénomène et vient tourner sur place des scènes à sensations. Le grand commerce s’empare de ce coin brusquement rentable, et boîtes de nuit et boutiques « hippies » fleurissent au milieu des offices débitant des love flowers.
Diggers et commerçants HIP ne s’entendent pas du tout. La municipalité ferme le Free Exchange Market. Ils s’installent alors dans Cole street dans un magasin à étage. Mais ce n’est plus pareil.
Tout le monde cherche à les exploiter, à se servir d’eux. Souvent, les gens qu’ils cherchent à aider. Un jour, Grogan repère deux grosses femmes noires qui raflent dans le magasin gratuit tout ce qu’elles peuvent, puis vont le revendre ailleurs. Il les engueule. « Vous le donnez, alors que ça peut vous foutre ce qu’on en fait, répliquent-elles. »
C’est parallèlement le début de certaines dissensions entre eux. Les médias les utilisent malgré eux. Cela crée des jalousies. Grogan s’en va six semaines respirer un peu.
D’un commun accord, bien que sans être consultés, ils vont tous profiter de l’occasion pour laisser croire aux médias qu’Emmett Grogan n’existe pas, que c’est un mythe, un nom collectif utilisé par eux tous, que chacun d’eux est Grogan. Malgré son départ, ça continue sans lui. À son retour, il reprend le collier.
Un nouveau concert de rock gratuit est organisé dans un parc, avec deux camions-scène dos-à-dos et deux projecteurs géants. Le Grateful Dead, Country Joe & the Fish, Janis Joplin et Big Brother & Holding Company viennent jouer sous les projecteurs multicolores. C’est un gros succès.
Grogan reçoit des menaces bizarres et repart. C’est à ce moment que se déroule ce qu’on a appelé le Love Summer, pendant lequel les médias s’en donnent à cœur joie. Les concerts organisés par les diggers, qui ne revendiquent jamais rien, sont attribués à d’autres, tout fiers de cette renommée qui ne leur coûte rien.
Grogan est à Londres, où il rencontre Alexandei Trocchi, un ancien situationniste qu’il admire. Il participe à un débat sur la dialectique de la libération. Il est en compagnie d’intellectuels minables qui se prennent pour des grosses têtes. Il fait alors un discours vibrant, qu’il a tout simplement copié sur un discours d’Hitler, très démagogue sur la révolution, le socialisme, la vie communautaire, etc. C’est une ovation. Il ne lui reste alors plus qu’à révéler la supercherie. La fureur des participants et des spectateurs est à son comble, et il se fait virer. Il voyage alors va voir les provos hollandais de près, visite les Kommune 1 et 2 à Berlin, se glisse dans mai 1968 à Paris, passe à Prague, avant de fréquenter ceux du Black Panther Party.
De retour à Haight-Ashbury, il s’occupe de distribution de repas gratuits à domicile, avec ce slogan d’une grande évidence : « C’est gratuit parce que c’est à vous ! » Au bout d’une semaine, il a cent noms sur sa liste, et il se retrouve seul à s’en occuper. Certains le boudent, d’autres s’approprient les mérites de cette action dans laquelle il reste soigneusement anonyme. Le climat se dégrade, il en a assez, il arrête tout.
Cette désillusion produit l’effet inévitable : il replonge dans la drogue dure. Il ne peut plus assumer son « travail ». Ses amis les plus fidèles prennent le relais, mais ça ne marche pas terrible. Grogan se désintoxique une nouvelle fois.
Il reprend la même idée avec le soutien des Black Panthers et monte des petits-déjeuners pour les enfants noirs d’Oakland (capitale du BPP). Il fournit le lait et les provisions, que les Panthers de la ville distribuent. Épuisé par tout cela, il quitte la Californie en janvier 1970.
Avec lui, le mouvement digger disparaît, après plus de deux ans de fonctionnement.
Quel parti politique peut se vanter d’une réussite semblable ?

Yves Frémion
Avec l’aimable autorisation de l’équipe du site Increvables anarchistes, dont le présent texte est tiré.