Série américaine. Chapitre I : La reprise sans emplois

mis en ligne le 3 mars 2011
C’est exceptionnel, mais cette fois-ci le policier qui contrôle les passeports à l’aéroport de Newark est plutôt bavard.
— Vous êtes électricien à la retraite ? Je suppose que vous faites toujours des petits travaux par-ci et par-là…
— Non, vraiment, je ne cours pas après…
— Vraiment ? Eh bien, moi, je ne dis pas non.
Il faut ensuite se soumettre au désagréable exercice du scan des doigts des deux mains.
— Vous savez, je l’ai déjà fait il y a deux ans. Depuis je n’ai pas changé mes mains…
— Certes, mais ILS veulent savoir si vous êtes bien vous.
— Allons-y…
— Eh bien, Big Brother dit que vous êtes bien vous ! Au revoir, faites un bon séjour.
Suis-je encore tombé sur un lecteur d’Orwell ? C’est peu probable, je penche plutôt pour un sympathisant du Tea Party.
Pour un début de séjour, c’est original…

La novlangue « Wall Street English »
Inaptes à prévoir les crises du capitalisme, les gouvernements ne manquent pas de faire du zèle lorsqu’il s’agit d’annoncer leur fin. Selon l’administration nord-américaine, la récession actuelle est terminée depuis plus d’un an. Cette précision des « spécialistes de l’économie » ne convainc pas ceux dont les fragiles conditions de survie continuent de se dégrader, en tout premier lieu, les chômeurs. Dans la foulée de la « croissance négative », nous avons désormais la « reprise économique avec maintien du chômage et augmentation de la pauvreté ». Dans la langue officieuse, le fameux Wall Street English, le taux de chômage se maintient aux États-Unis, en ce début de 2011, autour des 10 %. Si l’on y ajoute l’immense cortège des « découragés », les largués de la vie et la masse des « précaires » misérablement payés, on dépasse facilement les 16 millions de personnes. Et ceux que l’on considérait auparavant comme « travailleurs intégrés », la « classe moyenne » de la sociologie nord-américaine, glissent inexorablement vers la condition de « travailleurs pauvres », perdant en chemin leurs anciennes conditions de travail et de salaire, avantages sociaux, régimes de santé et de retraite. Ces avantages sont en effet garantis par les conventions collectives de branche et gérés par les ripoux des mafias syndicales qui les ont la plupart du temps joués au casino de la Bourse.
Traduite du Wall Street English, la formule « reprise économique sans reprise de l’emploi » veut dire que nous assistons à une reprise des profits financiers et spéculatifs dans une économie dite « réelle » qui continue à s’enfoncer dans la crise de rentabilité. Comme le confirme le fait que la récession actuelle se caractérise, aux États-Unis, par le plus fort déclin de l’investissement en biens de production depuis la grande crise de 1929. Crise après crise, le capitalisme relève d’un cran le niveau de ce qu’il est convenu d’appeler le « chômage structurel » − formule froide qui veut légitimer une situation de paupérisation croissante et d’inégalités tout aussi croissantes. Si « reprise » il y a, il faut la chercher du côté du grand patron de Goldman Sachs − la grosse banque d’affaires de Monsieur Geithner, un des proches d’Obama – qui vient de voir son salaire annuel passer de 600 000 à deux millions de dollars (bonus non compris).
Un aspect nouveau de la crise actuelle de l’endettement est la faillite annoncée des États de l’Union. L’ensemble de la dette de tous les États atteint, à la fin 2010, 140 milliards de dollars et deux d’entre eux, l’Illinois et la Californie, se trouvent au bord de la faillite, ce qui constitue une première depuis les années 1930. L’Illinois, naguère un des centres du capitalisme industriel nord-américain, lève de moins en moins d’impôts et, conséquemment, n’a plus les moyens de payer ses factures et ses dettes. Des administrations de cet État se font expulser des immeubles qu’elles occupent parce que les loyers ne sont plus payés, des centaines de travailleurs sociaux touchent leurs salaires en retard, des milliers de pharmacies privées font faillite faute de règlement des remboursements des services de santé. Incapables de régler une gigantesque dette de 4,5 milliards de dollars, les politiciens locaux ont cru trouver une solution au problème. Ils proposent de vendre une partie de la dette d’État à des investisseurs de Wall Street… Après l’immobilier, ce sont les dettes des villes et des États qui viennent alimenter la spéculation sur les créances pourries.

Retraités sans retraite
À la fin septembre 2009, dans la petite ville de Prichard, en Alabama, les 150 retraités des services municipaux ont eu une effrayante surprise : l’arrêt brusque du versement de leurs pensions de retraite dont le fonds était géré par la mairie. Un an plus tard, fin 2010, les médias nationaux se penchent enfin sur leur triste sort. Et ces retraités sans pension se découvrent à l’honneur en première page des grands quotidiens nationaux. Le message s’adresse, bien évidemment, à d’autres qu’eux : « L’impensable peut arriver ! », « Prichard, c’est le futur ! » On rappelle au passage que des États sont au bord de la faillite et que de grandes villes comme Philadelphie et San Diego pourraient bien suivre l’exemple de Prichard, que la ville de New York peine déjà à financer les pensions de ses employés, que l’État de Maryland augmente l’âge de passage à la retraite pour ses fonctionnaires, que plusieurs États prévoient une baisse des pensions, etc. L’avertissement est clair : les retraites publiques sont menacées !
Dans les années 1960, Prichard était une petite bourgade prospère de 45 000 habitants, avec deux grands magasins, deux cinémas, un petit zoo… Le déclin a été rapide ; en trente ans, l’activité économique s’y est effondrée, la ville a perdu la moitié de ses habitants, les magasins et le zoo ont fermé. En 1999, entre chute des rentrées fiscales, mauvaise gestion et corruption politique, la ville se déclare en faillite. Les politiciens locaux commencent par réduire les pensions des fonctionnaires municipaux. Puis, on déclare qu’il n’y a plus d’argent dans les caisses et que c’est fini : « No more pensions ! » La loi fédérale prévoit que si une entreprise privée fait faillite, le gouvernement fédéral doit prendre en charge le fonds de pension et assurer le paiement (parfois une partie seulement) des retraites. Mais cette loi ne s’applique pas aux travailleurs des services publics et municipaux. Alors ? Depuis septembre 2009, une dizaine de « retraités sans retraite » sont morts dans la détresse, les plus valides ont repris des petits boulots, d’autres encore se sont engagés dans une interminable procédure judiciaire de compromis, acceptant une baisse du montant des retraites qui leur sont dues. Certes, Prichard se trouve au fin fond de l’Alabama, et les choses ne se passeraient pas de la sorte en Californie ou à New York. Pourtant, cette résignation n’est pas exceptionnelle, elle est un cas extrême qui traduit l’état de paralysie du monde du travail aux États-Unis, assommé par les effets de la crise après des décennies d’intégration. Incapables de réagir, les travailleurs acceptent docilement de se laisser mourir au nom du profit.
À Prichard, il n’y a pas eu de protestations ou de manifestation. Seule action collective, fin décembre 2010 : une douzaine de retraités sont humblement venus demander au conseil municipal une aide pour passer les fêtes. Le maire était absent, probablement en vacances en Floride. Ils n’ont rien cassé, ils sont repartis comme ils étaient venus − sans retraites !

Faut-il sauver le soldat Manning ?
Les transformations des formes d’exploitation du travail s’accompagnent toujours de mutations des formes de domination sociale et politique. L’évolution autoritaire du système démocratique, sa progressive bureaucratisation, la concentration des pouvoirs au sommet de l’État sont à mettre en rapport avec les difficultés de rentabilité et l’accroissement de l’exploitation et la baisse des coûts du travail. La politique d’immigration est un aspect important de cette évolution. Aux États-Unis, d’importants secteurs de l’industrie, de l’agriculture et des services ne peuvent fonctionner qu’en ayant recours à l’exploitation des travailleurs immigrés, avec ou sans papiers. Or, les propositions xénophobes du Tea Party s’opposent ouvertement aux intérêts de ces secteurs capitalistes. D’où des clivages, plus ou moins importants, qui expliquent les blocages de la machine politique fédérale, forcée de chercher continuellement des compromis entre les différentes fractions de la classe dirigeante.
La mise en place de formes répressives, sans cesse plus agressives, caractérise la bureaucratisation du capitalisme moderne. C’est cette tendance qui se manifeste sous couvert de lutte « anti-terroriste » et d’« exigence sécuritaire ». La récente croisade, particulièrement virulente aux États-Unis, contre Wiki Leaks en est éclairante.
Si les révélations de Wiki Leaks ont montré les limites d’un journalisme respectueux des pouvoirs politiques, c’est avant tout le culte du secret dans la gouvernance d’un pouvoir politique centralisé qui s’est vu menacé. Dévoiler ce mode secret de fonctionnement, même sur des questions banales et apparemment inoffensives, fut officiellement présenté comme une « trahison envers le système ». La proposition de Mme Sarah Palin d’éliminer Julien Assange (« We should hunt him down, like Bin Laden », a-t-elle suggéré…) exprime la version caricaturale de cette préoccupation.
Comme on le voit depuis un certain temps en Chine, comme on l’a vu plus récemment en Tunisie et en Égypte, Internet est une puissante technique de communication et d’information qui peut mettre à mal la censure d’État. Plus encore, elle peut être utilisée comme un moyen de mobiliser la contestation. Le cas de Wiki Leaks montre aussi comment, y compris dans les États où domine la démocratie formelle, les nouvelles techniques de l’information permettent un accès relativement facile à des sources que les gouvernements veulent garder secrètes.
Par sa croisade, le pouvoir politique a très vite transformé cette affaire en un cas de culte de la personnalité. Et pendant qu’on se focalisait sur Julien Assange, la machine répressive s’est acharnée sur Bradley Manning, le soldat nord-américain censé avoir fourni à Wiki Leaks les 200 000 rapports diplomatiques sur la guerre en Afghanistan. En prison depuis juin 2010, confiné à l’isolement, torturé, il est à craindre que Manning paie chèrement cette atteinte au fonctionnement chaque fois plus secret des États démocratiques modernes. Malheureusement sans éveiller beaucoup de soutien dans la cohorte de celles et ceux qui ont vite succombé au culte de Julian Assange. De ce point de vue, la manipulation de la propagande officielle a une fois encore atteint son but.