L’enjeu de la décennie

mis en ligne le 9 décembre 2010
La notion d’« exception française » est agaçante. Cette façon ethnocentrique gauloise de se considérer à part, cette recette pour cultiver certaines niches culturelles, oscillant entre une vraie résistance à la globalisation marchande et une mascarade nationaliste, comporte trop d’ambiguïtés. Pourtant, la situation française ne manque pas d’originalité au sein des pays industrialisés occidentaux.
On y trouve en effet : un système de « protection sociale » issu du programme de la Résistance, donc d’un compromis, en gros, entre le gaullisme et la gauche ; un stalinisme fort historiquement qui, malgré Mai 68 puis l’amoindrissement du Parti communiste, continue à se faire sentir dans l’appareil cégétiste ; un postfascisme d’abord encouragé par l’ex-pétainiste Mitterrand – pour diviser la droite et réunir la gauche sous l’antienne d’un large front antifasciste, mobilisant même la jeunesse ; un écologisme bigarré qui troque son radicalisme pionnier à l’aune des strapontins politiques ou qui s’embrouille dans le catastrophisme décroissantiste. Tous ces ingrédients n’existent pas en même quantité ni de la même façon, dans les pays voisins.
Au Royaume-Uni, Thatcher a cassé le mouvement ouvrier et a ouvert la voie au blairisme suffocant. En Allemagne, l’écologisme dispute à une social-démocratie vieillissante la prime aux manœuvres d’alliances politiciennes. En Espagne, la transition postfranquiste a été menée de main de maître par une social-démocratie parée des atours de la rédemption, mais n’offrant d’autres perspectives que le néolibéralisme européen… Quant à l’Italie, prononcer le seul nom de Berlusconi suffit malheureusement à résumer la situation. Pour les États-Unis, celui d’Obama, qui a tant séduit les démocrates bobos du monde entier, devrait bientôt être synonyme d’illusion totale. Arrêtons la liste, et revenons à la France.

La France de Sarkozy à la pointe de la casse
La mission de Sarkozy est claire : anéantir les pans de protection sociale, les services publics (santé, éducation, transport…), et aligner la France sur les modèles libéraux dont les médias nous abreuvent, la mettre à la pointe de ces pays tant certaines mesures préfigurent la démocratie à la fois blindée et muselée. Soit pêle-mêle l’externalisation des tâches de l’État central sur les collectivités locales, que l’on prive au passage de moyens financiers (suppression de la taxe professionnelle) – ce qui mènera tôt ou tard au chaos ; le démantèlement des services publics reconfigurés à l’américaine, mais sans les moyens de l’Amérique ; la mise en concurrence exacerbée des communes, des villes et des campagnes, des associations laïques contre les nouveaux groupements privés ; la justice mise au pas, les médias télévisés présidentialisés…
La France sarkozyste est à l’avant-garde de la « stratégie du choc », récemment évoquée par l’essayiste Naomi Klein, et que je m’évertuais déjà à dénoncer depuis un bon moment dans ces colonnes en critiquant le catastrophisme véhiculé par les derniers marxistes-léninistes (un capitalisme qui s’effondrerait sous le poids de ses contradictions et de la baisse tendancielle du taux de profit) comme par les écologistes venus les remplacer auprès de la classe moyenne et de la jeunesse (un capitalisme qui s’effondrerait parce qu’il aurait trouvé ses limites physiques).
La chute du Mur de Berlin et la fin de l’Union soviétique devaient ouvrir un boulevard à l’anarchisme. L’amaigrissement des staliniens allait faciliter la vie syndicale. La confusion politicienne des écologistes devait ouvrir des espaces d’alternatives.
L’augmentation de l’absentéisme aux élections, qui abasourdit les démocrates sincères ne parvenant pas à se sortir de leur grille de lecture étatiste, donnait de l’espoir. Mais cela ne s’est pas passé comme prévu.
La nature politique a horreur du vide, et les anarchistes, tout matérialistes qu’ils soient, ont oublié que ce ne sont pas forcément les idées qui guident le monde, mais les pratiques concrètes. D’ailleurs, l’un des bilans de l’échec du marxisme est que les travailleurs ou les citoyens ne se laissent plus séduire aussi facilement par le dogme politique. Les pages prodigieuses d’un Bakounine ou d’un Malatesta ne suffisent pas à entraîner l’adhésion… Et c’est peut-être bien ainsi.

Le bilan malgré tout positif des deux derniers mois
Tout n’est pas perdu. La profondeur et, parfois, la détermination du mouvement social contre la réforme des retraites ouvrent de nouvelles perspectives. N’importe quel observateur honnête a pu constater que la colère dépassait la seule question des pensions. C’est pour cela que la plupart des médias se sont efforcés de revenir à un agenda classique – politicien – mais qu’ils ont eu bien du mal à masquer les expressions de ras-le-bol. C’est aussi pour cela que les directions et les bureaucraties syndicales ont freiné des quatre fers, et ont joué du grand écart. À court terme, elles semblent avoir gagné. À moyen terme, ce n’est pas sûr, à condition que les anarchistes ne campent pas sur l’Aventin.
En effet, de nombreuses pratiques d’action directe – pas nécessairement violentes – ont été menées : des piquets de grève (classiques), des blocages ciblés ou filtrants, visant moins les usagers que l’économie (preuve d’une maturité politique), des actions parodiques (qui agacent les puritains du mouvement ouvrier) et des coordinations issues de la base (cf. l’appel de Tours du 6 novembre). Différents secteurs, différentes générations se sont rejoints, souvent avec enthousiasme. La solidarité a été massive, immédiate.
Sans avoir lu une seule ligne de L’Insurrection qui vient, syndicats ou coordinations ont cherché à bloquer les flux économiques – pétrole, transport ferroviaire, tris postaux. Ils ont désigné les hauts responsables, les banques en premier lieu, dont les murs tagués ou encollés d’affiches ont goûté à d’autres joies que celles de la publicité pique-sous.
Beaucoup ont compris que la grève générale était au minimum un mot d’ordre à lancer, voire tenter. Que les directions syndicales ne l’aient pas relayé risque de leur coûter cher. Du moins, si l’on ne veut pas être trop euphorique, peut-on dénoncer le prétendu autisme de Sarkozy – qui n’est pas là pour écouter et prendre conseil auprès du peuple –, mais pour faire le sale boulot en le mettant sur le même plan que le prétendu autisme des bureaucraties syndicales – qui ne sont pas là pour faire gagner un mouvement, mais au contraire pour l’enterrer. À nous, anarchistes, d’enfoncer le clou, de les virer du paysage social.

L’impasse d’un référendum sur les retraites
À nous aussi de dénoncer la nouvelle manœuvre lancée par certains secteurs de gauche sous l’égide du magazine Politis qui appelle à un référendum sur la question des retraites et qui demande des signataires afin d’épauler d’éventuels députés, en vertu des nouvelles dispositions constitutionnelles. Certes, cet appel à un référendum sur les retraites semble de prime abord anodin, sinon sympathique, genre « démocratie directe ». Mais la victoire du « non » contre le traité constitutionnel européen a bien montré la valeur de ce type de consultation dans notre système : les dirigeants politiques et économiques refusent d’en tenir compte. Ils s’assoient dessus. Ils se débrouillent pour imposer leurs vues malgré tout, car ils en ont les moyens, eux. Ce qui a été rejeté par la porte rentre par la fenêtre. C’est bien ce qui s’est passé depuis sur l’Union européenne.
En outre, la victoire du « non » n’a pas entraîné une dynamique sociale suffisante pour inverser le cours des choses, contrairement à ce que certains espéraient. Cela s’explique facilement. Le « non » mêlait des motivations très diverses, et des électeurs provenant d’horizons politiques variés sinon antagonistes, puisant jusqu’à l’extrême droite. Dans les urnes, tous les bulletins se mélangent. En revanche, sur le terrain social, on voit tout de suite en quoi les pratiques sont à la hauteur des discours. Autrement dit, le référendum est largement une opération politique, pour ne pas dire politicienne. En France, on connaît ça depuis le bonapartisme, et avec le référendum de 1969, qui a permis aux giscardiens d’éjecter de Gaulle.
Enfin, il est significatif que, si cette possibilité constitutionnelle existe, il ne se soit pas trouvé un cinquième de parlementaires dans l’opposition pour la proposer et la mener à bien. Là encore, cela s’explique. Il faudrait en effet que les députés de gauche soient réellement opposés à la loi Sarkozy-Woerth sur les retraites. Or ce n’est pas une calomnie que de dire qu’ils y sont en majorité favorables (il suffit de lire certaines de leurs déclarations). En fait, ils souhaitent que la droite fasse le sale boulot en attendant 2012 pour lui ravir la place. D’ailleurs, en freinant des quatre fers, les directions syndicales ont placé la suite sur ce terrain-là – les élections présidentielles de 2012 – et certains l’ont même clairement dit.
Au final, l’appel à un référendum sur la question des retraites revient à consolider un système politique qui est en réalité discrédité, tant du côté d’un présidentialisme de plus en plus autoritaire, que d’un parlementarisme de plus en plus inopérant.
L’alternative ne se situe pas là. Le rapport de forces doit se réaliser dans les constructions économiques et sociales. D’ailleurs, le peuple ne s’y trompe pas puisqu’il déserte de plus en plus les urnes. L’y ramener reviendrait à le bercer encore d’illusions. À se tromper encore sur l’analyse politique, l’agenda, l’alternative. Ce référendum serait bien de la fausse démocratie directe, celle dont se gargarisent démagogiquement les élus pour se faire réélire (et se doter de belles retraites), y compris celui qui l’a fait mettre dans la Constitution : Sarkozy himself !
Que les déçus du « non » au traité constitutionnel européen y réfléchissent à deux fois… Et ne parlons même pas de l’hypothèse selon laquelle, grâce à un renfort médiatique massif (que l’on a déjà vu à l’œuvre…), le « oui » à Woerth-Sarkozy pourrait l’emporter ! Bref, le mouvement social contre la loi sur les retraites mérite une autre fin… si l’on considère qu’il est fini.

Le réveil de la lutte des classes
Face à ce qu’on doit appeler un réveil de la lutte des classes, le mouvement écologiste est démuni. Son programme tendance mani pulite, ou « nettoyons les écuries d’Augias », emmené notamment par Eva Joly, a un côté sympathique. Mais si jamais les écologistes arrivaient au pouvoir – après avoir avalé les couleuvres qui leur feraient édulcorer leur programme pour des alliances –, ils ne le pourraient pas. Demander à un banquier de ne pas spéculer est comme demander à un bandit de ne pas braquer. La force contre la force. Mais la force d’un État ne sera pas celle du mouvement social.
Pour autant, doit-on rester dans son coin à espérer une hypothétique révolution sociale ou à construire un petit groupe où l’on se tiendrait bien au chaud ? Cela nous apparenterait plus à une secte qu’aux forgerons de l’émancipation. Il ne faudrait rien faire parce que ce serait du « réformisme » ou que notre action serait « récupérée » ?
Les marxistes – les gauchistes mais aussi les communistes – ont vérolé le débat en opposant le réformisme et la révolution, tout en flattant démagogiquement, pour certains, les bouffées de jacqueries urbaines qui ont surtout conduit des jeunes dans ce pourrissoir qu’est la prison. Or cette opposition entre réformisme et révolution, si l’on relit bien les théoriciens anarchistes – Bakounine, Reclus, Malatesta, mais aussi Pouget, Rocker – ou les acteurs majeurs – Makhno, Garcia Oliver… – n’a jamais vraiment existé ni dans leur vocabulaire, ni dans leur analyse, ni dans leurs pratiques. Cela mérite discussion, mais du moins cela n’a pas été posé dans ces termes-là, à condition de ne pas confondre réformisme et parlementarisme, une confusion fréquente propagée par les léninistes.
En outre, après les dernières décennies du XIXe siècle et quelques autres épisodes, la dimension eschatologique supposant la révolution proche a laissé la place chez les anarchistes, une fois le bilan dressé, à une analyse et une pratique débarrassées de leur scorie catastrophiste (c’est en particulier le sens de la fameuse Lettre aux anarchistes de Fernand Pelloutier en 1899), certes un instant rallumée avec la Révolution russe dont on pensait qu’elle allait embraser le monde.
Si nous estimons que l’État est incapable de nous émanciper, ce n’est pas seulement en vertu d’une conviction quasi religieuse selon laquelle celui-ci incarnerait le mal, mais parce que l’État raisonne par le haut et non par le bas. Par le haut, c’est-à-dire par des institutions, des infrastructures héritées, des pensées figées, des logiques d’appareils, que ceux-ci soient politiques, syndicaux ou bancaires. Le fédéralisme libertaire raisonne et agit par le bas : par nous-mêmes, et d’abord par la commune. C’est la fédération des communes libres, de producteurs libres, des consommateurs libres et des associés libres (artistiques, sportifs, ludiques…) qui dessinent le mouvement.

Développer les Amap et les Sel
Autrement dit, l’action anarchiste se situe à ce niveau, en fonction de la possibilité de chacun : dans tel syndicat s’il est plus combatif ou si la perspective est meilleure, dans telle Amap ou telle association, sans perdre de vue la fédération, non seulement des luttes, mais aussi, ce qui est certes plus difficile, des fonctions (production, consommation, vie).
La mission historique de l’anarcho-syndicalisme peut trouver un second souffle. Notre nouvelle tâche est tout aussi importante dans le mouvement de base des Amap ou des Sel. Bien sûr, et c’est facile, on peut estimer que ceci ou cela n’est pas assez révolutionnaire, et qu’il faut s’en écarter. Ce serait une erreur. Ce mouvement est parti de la base et sans forcément l’action des anarchistes, ce qui prouve fondamentalement la pertinence de l’idéal anarchiste, de l’humanité qui s’émancipe d’elle-même. Que des individus, des groupes, aient jugé bon de se débarrasser des liens socio-économiques actuels, de prôner les circuits courts et une agriculture non polluante, de remplacer même dans certaines Amap comme en Alsace, la monnaie par une autre circulation fiduciaire, est fondamentalement réjouissant. Que cela ne soit pas parfait, c’est évident car la perfection relève du religieux, pas de l’humain, ni de l’anarchisme.
Du moins, peut-on améliorer les choses. Or trois dangers guettent le mouvement des Amap. Il existe un intégrisme bio qui refuse toute transition dans le mode de production agricole et qui ne raisonne qu’en qualité de produit (ce second aspect étant intégrable dans le capitalisme). La techno-bureaucratisation, sous couvert de certification et autre labellisation, risque ensuite de réduire les liens de confiance entre producteurs et « consomm’acteurs » et, surtout, elle débouche sur une fonctionnarisation dont on a vu les dégâts avec les permanents syndicaux. Enfin, la politisation par des partis intéressés à récupérer militants et électeurs passe par les financements issus des assemblées régionales, en particulier.

Vers le municipalisme de base
Il faut amplifier le renouveau syndical ou parasyndical, à l’image des coordinations intersecteurs qu’il faut structurer à partir d’une base autonome interrégionale. Il faut réaliser sa jonction avec le mouvement des consomm’acteurs et des paysans, des coopératives ouvrières ou de consommation, sans oublier le tissu associatif, artistique et sportif à mettre dans la boucle. La perspective est un municipalisme de base, concret et dégagé des enjeux politiciens.
C’est, au moins en France, l’enjeu qui se dessine, sans attendre une hypothétique taxe Tobin ou une illusoire réforme du capitalisme promise par Sarkozy et peut-être prochainement adoubée par Strauss-Kahn. Les individus laminés par le système, et qui vont être de plus en plus nombreux, avec les effets du sarkozysme doivent y vivre, et en vivre. Car pour paraphraser Errico Malatesta, qui transcendait le clivage réforme-révolution, l’anarchie n’est pas pour demain, dans dix ans ou dans mille ans, mais pour ici et maintenant.