Corruption et pouvoir politique

mis en ligne le 8 avril 1999
Les exploits frauduleux de l’ex-maire de Paris, aujourd’hui protégé par de plus hautes fonctions, et plus encore l’affaire Dumas, alimentée par une « putain de la République » avide de confidences et relayée par des médias ravis de l’aubaine, ont remis à la une de l’actualité la question de la corruption en matière politique, et notamment aux niveaux les plus élevés de l’institution républicaine.
Cette dernière affaire, même si elle se distingue nettement de quelques autres par la personnalité du principal intéressé, par l’importance considérable des sommes évoquées, par ce côté vaudeville que ne déteste pas une opinion publique mise en joie par l’étalage de secrets d’alcôve, n’est pas la première à salir la famille socialiste. Laissons encore une fois à leur incorrigible naïveté les gogos qui, la rose au poing et la bouillie dans le cerveau, avaient cru la gauche capable de mettre fin aux inévitables dérives vénales qui, depuis la nuit des temps, touchent l’exercice du pouvoir.
Avant cette affaire, en effet, quelques petits ou gros poissons du PS, quelques « bureaux d’études » aussi, avaient offert leurs noms à une actualité qui nous rappelle régulièrement que la fonction fait le corrompu, et l’argent douteux la joie des trésoriers des partis politiques « responsables ». On aura remarqué, d’ailleurs, sur cette affaire en cours, que l’opposition parlementaire, par définition si prompte aux querelles et chamailleries de toute sorte avec ses adversaires, aura conservé sur le sujet un silence prudent, interrompu seulement par quelques timides demandes de démission, formulées par principe et comme à regret. Pour autant, les actuels scandales autour des locataires de l’Élysée et du Conseil constitutionnel, qui s’équilibrent et s’évanouissent dans une discrétion mafieuse partagée, ne feront pas oublier les Michel Noir et les Carignon, les « avions renifleurs », les diamants de Bokassa, les prouesses multiples du pouvoir giscardien en la matière et, avant lui, des périodes pompidolienne et gaulliste, tout aussi fournies en affaires sordides ayant fait le bonheur du Canard enchaîné.

Tous pourris
Cette constatation que la corruption accompagne inévitablement tout pouvoir politique, ignorant superbement les frontières de clans, de partis et de convictions, pourrait amener assez facilement ses adversaires résolus à verser dans un confortable et apparemment indiscutable « tous pourris ». Les anarchistes réfléchis ne sauraient toutefois céder à cette tentation commode, et cela pour plusieurs raisons.
D’abord parce que le mouvement libertaire, même si les cas furent beaucoup plus rares et les sommes dérobées bien moins considérables qu’en haut lieu, a parfois hébergé des militants dont l’éthique de comportement ne fut pas toujours des plus exemplaires. Ensuite parce qu’il n’est pas vrai, dans ce fameux « tous pourris », que tous le soient, précisément, et les globalisations hâtives, les généralisations souvent réductrices, ne devraient jamais figurer parmi l’arsenal des moyens mis à disposition pour dénoncer et convaincre. Ensuite encore parce qu’il ne faut pas oublier, sans être stupidement obsédé par un danger fasciste plus fantasmatique que réel, que l’antiparlementarisme haineux et le désir d’en finir avec la République honnie, « cette vieille putain agonisante, cette garce vérolée », comme l’écrivait le nazifié Brasillach, ont amené l’extrême droite, depuis toujours, à pousser ce cri, jusqu’à en faire l’un des points forts de sa propagande populacière la plus vulgaire. Force est donc de prendre quelques précautions avant d’entonner ce refrain qui transforme la représentation politique en autant de « vendus » qu’il y a d’élus. Et cela même si l’on sait que cette extrême droite a eu beau jeu de se présenter en grand prix de vertu dans la mesure où elle est restée longtemps à l’écart des lieux de pouvoir, et même si elle a démontré depuis, aussitôt confrontée à la gestion municipale, que son « mains propres et tête haute » n’était qu’un slogan électoral parmi d’autres, vide de sens et mensonger.

Tous intègres
Enfin et surtout parce que l’analyse du pouvoir, avec la condamnation irrévocable de son exercice comme de sa conquête, établie de manière fort argumentée par les théoriciens anarchistes dans la seconde partie du XIXe siècle, et complétée ensuite par nombre de leurs successeurs, ne s’est jamais fondée sur les dérives corruptives qu’il entraîne nécessairement, mais sur sa nature profonde. Tous ces penseurs libertaires ont assez mis en lumière ce qu’avaient de fondamentalement nocif la délégation et la représentation politiques de métier dans tout système où l’inégalité sociale et économique prédomine, au point d’ailleurs que le maintien de cette inégalité demeure invariablement le premier souci de cette représentation politique, « légitime » ou non.
Or donc, quand bien même les postes de décision, des plus modestes aux plus importants, seraient confiés à des représentants vertueux, des incorruptibles, cela n’enlèverait rien à la pertinence de l’analyse libertaire du pouvoir, absolument parasitaire, en tous points nocif, garant des inégalités entre individus et groupes sociaux, et cela par essence et non parce que certains profiteurs se remplissent les poches grâce aux fonctions qu’ils occupent. C’est dire que la formule « le pouvoir corrompt et le pouvoir absolu corrompt absolument », si elle reste en grande partie avérée et agréable à entendre, n’en constitue pas pour autant l’idée centrale de la critique anarchiste du pouvoir, sauf à étendre l’acception du terme « corruption » à l’avilissement même des idées de liberté, d’égalité et d’entraide, dès lors que le devenir de ces notions reste l’affaire exclusive d’une autorité quelconque.
Bien davantage que la chasse à l’homme corrompu, même s’il faut dénoncer vigoureusement la dilapidation de l’argent public et l’amoralité des Saint-Just autoproclamés, c’est évidemment sur cette nocivité fondamentale du pouvoir politique, même « propre », que doivent porter notre propos et nos coups.
C’est en cela aussi que notre propos se distingue nettement, s’il en était besoin, de celui tenu par les actuels tenants d’une radicalité de façade, situés, avec Bourdieu, « à gauche de la gauche » et dans un « utopisme réaliste », ces grandes consciences qui ne cessent de mettre l’accent sur une « morale citoyenne » indispensable au personnel politique, afin de rallier les mécontents à une économie de marché moins agressive, attentive aux problèmes des plus démunis, acceptable car enfin débarrassée des profiteurs véreux et des requins les plus gourmands. Une propagande qui ne sera jamais la nôtre, car elle tend à convaincre qu’une inégalité économique et sociale « douce », nouvel objectif « raisonnable » des radicaux assagis, pourrait enfin trouver sa légitimité pour peu qu’elle soit incarnée par des hommes intègres.
Un pouvoir propre dans une économie de marché moralisée n’est en rien notre credo. Si l’on veut de la morale, on ne la trouvera pas là où règne l’inégalité, si minime soit-elle, à supposer même qu’elle soit préservée de la corruption. Liberté et égalité exigent, en revanche, un permanent recours à la morale, qui les enrichit à son tour. Pas le pouvoir. Jamais.

Hélène Roman