Non, ce n’est pas intenable

mis en ligne le 5 juin 2010
Ce n’est pas une bonne moitié des 50 000 frères du Grand Orient de France (GODF) qui étaient favorables à l’initiation des femmes, mais une petite moitié, si l’on veut faire référence à la moitié. Et ce n’est pas la même chose. En effet, tous les votes intervenus ont toujours été défavorables à cette proposition.
Je passe sur les guillemets devant les frères et les sœurs, et je dis que l’affirmation selon laquelle « il n’aura fallu que 237 ans au GODF pour admettre que la moitié féminine du genre humain pouvait avoir une âme maçonnique » est dénuée de sens et fausse.
Dans ce vieux débat sur la mixité du Grand Orient de France, certains tiennent finalement pour acquis l’inéluctabilité de l’initiation de femmes dans nos loges. Ce faisant, ils évacuent les raisons profondes et anciennes de ce conflit fratricide et pour le moins étonnant chez des hommes – nos frères – pour qui l’égalité absolue de tous les êtres humains entre eux, par-delà les races, les origines ou le sexe, est à la base de leur engagement maçonnique.
Car c’est bien la seule question qui mérite d’être posée dans cette affaire : pourquoi des frères qui partagent ainsi des valeurs fondamentales, se déchirent-ils sur un sujet qui peut, pour un observateur profane des mœurs maçonniques, paraître à juste titre totalement incongru et anachronique ? Cette question n’est en effet jamais posée et la réponse simplificatrice des tenants de la mixité, « surfant » sur la « modernité » de leur position, alimente un discours amusé, pour ne pas dire indigné, dans le public qui ne voit dans la franc-maçonnerie qu’un repaire d’affairistes ou, au mieux, de conservateurs frileux.
Il semble important de poser publiquement cette question et d’y apporter une réponse. Elle est celle de frères qui ont placé la démarche initiatique au cœur de leur vie maçonnique et tient dans une dimension de la franc-maçonnerie totalement occultée dans ce débat : ce qui fait la spécificité fondamentale de la franc-maçonnerie et qui en fait un rassemblement d’hommes et de femmes radicalement différent de toute autre association profane, c’est sa dimension initiatique. La franc-maçonnerie n’est pas un parti politique, ni un syndicat, ni une association militante ! La franc-maçonnerie est une société initiatique qui place au cœur de sa réflexion la symbolique de l’initiation. C’est une école de vie qui offre à tout frère, à toute sœur la possibilité d’accéder à une philosophie de l’existence. En ce sens, elle s’inscrit dans une filiation qui remonte aux écoles philosophiques antiques, et relève d’une tradition qui la place en retrait de la société et de ses certitudes temporaires. Chaque frère, chaque sœur peut, s’il (ou elle) le souhaite, agir dans le monde profane – et ils sont nombreux à le faire – mais la franc-maçonnerie, en tant que société initiatique, ne peut que rappeler les valeurs universelles qu’elle défend, sans s’impliquer dans des affrontements qui ne la concernent pas. Elle ne doit pas se considérer comme un « lobby », comme un groupe de pression qui essaierait de « faire passer », par les appuis dont elle dispose, des lois qui viseraient à faire évoluer la société dans un sens « progressiste ». Car nous sommes au cœur du sujet : beaucoup de nos frères sont nostalgiques d’une franc-maçonnerie « IIIe République », représentation pour une large part mythique, et qui s’enracine dans l’article premier de la Constitution du Grand Orient de France qui évoque la nécessité pour tout franc-maçon d’améliorer à la fois l’homme et la société. On peut, comme ils le font, considérer cette proposition de foi progressiste comme la vérité indépassable de la franc-maçonnerie, sans voir à quel point cette position est un parti pris idéologique qui n’a rien à faire dans une société initiatique. Ce n’est pas le cas de ceux qui pensent que, comme pour la question de la mixité de l’obédience, ce n’est pas la franc-maçonnerie qui a changé la société, mais que c’est bien l’inverse qui s’est produit et que ce fameux article premier se rattache plus à l’air du temps qu’à la tradition initiatique. Et, dans cette affaire, le problème est toujours posé par les tenants de la mixité de l’obédience, en des termes manichéens, simplificateurs, ignorants de la complexité : le progrès, l’évolution inéluctable est du côté de la mixité du Grand Orient de France, chacun étant sommé de choisir son camp, les partisans de la masculinité stricte de l’obédience étant renvoyés à leur ringardise et leur conservatisme.
Or, pour ceux qui ont opté pour la masculinité du Grand Orient de France, la franc-maçonnerie n’est pas masculine, féminine ou mixte. Elle est une œuvre humaine qui cherche à répondre à des besoins, à des questionnements universels. Réponse qui peut prendre des aspects différents selon que l’on est un homme ou une femme, ce qu’ont très bien compris nos sœurs de la Grande Loge féminine de France, qui n’a, semble-t-il, pas l’intention de devenir mixte !
Le choix de la masculinité du Grand Orient de France est donc, pour eux, un choix éthique. Ce n’est pas un choix machiste fait de mépris pour nos sœurs ou les femmes qui aspirent à le devenir, mais c’est un choix qui revendique l’idée qu’un parcours initiatique peut être différent selon que l’on est une femme ou un homme, sans que cela préjuge en quoi que ce soit d’une quelconque supériorité ou infériorité, ces catégories nous étant, par ailleurs, radicalement étrangères.
La franc-maçonnerie française, dite « libérale », est composée d’obédiences féminines, mixtes et masculines. Les loges féminines n’initient que des femmes et reçoivent, peu souvent, des frères dans leurs travaux. Les loges mixtes initient hommes et femmes. Les loges masculines n’initient que des hommes et la plupart de ces loges accueillent, régulièrement, des sœurs d’obédiences féminines ou mixtes.
On le voit donc, la « palette maçonnique » est large qui s’offre à un homme ou une femme qui souhaite s’engager sur le chemin initiatique. Toutes ces obédiences ont d’excellentes relations entre elles et on comprend donc mal l’acharnement de ces frères qui finiront, s’ils arrivent à leurs fins, par vider le Grand Orient de France des frères rétifs à cette vision idéologique de la maçonnerie, mais aussi par semer la discorde entre obédiences.
Dans ce débat passionné, certains ont donc fait le choix de l’éthique et il n’est pas inintéressant de citer Paul Ricoeur qui écrivait : « Il nous faut faire advenir la liberté de l’autre comme semblable à la mienne. L’autre est mon semblable dans l’altérité, autre dans la similitude. » Je reconnais donc ma sœur comme semblable à moi, franc-maçon, dans sa loge féminine, différente de moi, femme, dans son appartenance à la franc-maçonnerie universelle.
Par ailleurs, un autre débat consiste à savoir s’il est compatible d’être, à la fois, anarchiste et franc-maçon. Est-il besoin de rappeler qu’un nombre important d’anarchistes, et non des moindres, ont été francs-maçons, ce qui tendrait à apporter la réponse. Citons, au hasard : Sébastien Faure, Francisco Ferrer, Eugène Pottier, les Reclus, Louise Michel, Jules Vallès, Jean-Baptiste Clément, Pierre-Joseph Proudhon, Michel Bakounine, Vsevolod Eichenbaum dit Voline, et tant d’autres.
Enfin, on ne saurait trop recommander la lecture du très bel ouvrage de Léo Campion, Le Drapeau noir, l’équerre et le compas, paru aux éditions Alternative libertaire (Bruxelles).

Jacques Betry
Membre individuel de la Fédération anarchiste et franc-maçon du GODF