Toujours plus à droite !

mis en ligne le 28 juin 1984
À la veille du 10 mai 1981, les deux grandes coalitions qui s'opposaient, l'union de la gauche et les « partis de la majorité », représentaient, la première le réformisme modéré, la seconde le conservatisme moderniste. Mais la poursuite et l'aggravation de la crise mondiale, dont on ne sait pas vraiment si elle n'est qu'une crise du capitalisme ou si elle est une crise de la civilisation industrielle du gaspillage, ont brutalement contraint les dirigeants de l'union de la gauche à mettre un terme aux réformes sociales qu'ils avaient d'abord entrepris de réaliser. Ces réformes, si modérées qu'elles soient, sont considérées officiellement comme ajournées et on leur a substitué la politique de la « rigueur ». De même qu'en 1793, la Convention montagnarde, après avoir adopté la Constitution démocratique de l'an I, décida que le gouvernement serait « révolutionnaire », c'est-à-dire dictatorial, « jusqu'à la paix », de même aujourd'hui la législature de gauche garde en réserve son programme de réformes modérées et pourrait dire que sa politique sera celle de la « rigueur jusqu'à la reprise de la production et des échanges ». Autrement dit, si l'union de la gauche maintient solidement un pied sur la position du réformisme modéré, elle a posé l'autre sur celle du conservatisme moderniste.
Si les idées seules comptaient, un tel glissement devrait réjouir les dirigeants de l'opposition nationale, comme s'intitulent maintenant les partis de l'ancienne majorité. On devrait assister à une réconciliation générale des frères ennemis de l'Assemblée nationale. Et il est vrai que face aux initiatives typiquement de droite de ce gouvernement issu de la gauche et de sa majorité parlementaire, les principaux porte-parole de la droite en titre sont assez embarrassés ; au fond, ils sont furieux. Les uns se réfugient dans l'invective, les autres, tout en approuvant ces initiatives, émettent des doutes sur leur résultat parce que ceux qui les prennent ne sont pas politiquement qualifiés pour le faire. Il ne suffit pas que les mesures soient bonnes, disent-ils en substance, il faut encore bénéficier de la « confiance ». Il s'agit, bien entendu, de la confiance des dirigeants d'entreprise, actionnaires et technocrates d'un côté et patrons de l'autre. Nous ne prendrons pas parti dans cette querelle qui ne nous concerne pas. Nous constatons seulement que les représentants du conservatisme moderniste s'acharnent à rechercher de nouvelles raisons de combattre le gouvernement dit de gauche quand celui-ci empiète sur leur domaine. On voit clairement ici l'intérêt de parti et l'intérêt personnel de politicien l'emporter sur l'intérêt idéologique. Ce comportement conduit forcément à un reclassement des forces politiques.
Ne pouvant néanmoins abandonner à l'union de la gauche l'ensemble de la position de la droite conservatrice moderniste, qui est depuis le début du siècle dernier celle de la conception libérale de la vie sociale, les centristes et les chiraquiens se voient contraints, pour tenter de se distinguer de leurs concurrents, de se tasser à son extrémité droite. Les premiers, les chiraquiens, ont abandonné le projet de « nouvelle société » qui contenait la pensée sociale du gaullisme dont ils sont issus. Après eux, les coalisés giscardiens ont renoncé au libéralisme « social » dont ils se réclamaient sous le septennat précédent. Face à ce qu'on pourrait appeler indifféremment la « nouvelle société » ou le « libéralisme social » de l'union de la gauche, les uns et les autres se veulent également des libéraux intransigeants, radicaux, purs et durs, ne se distinguant plus guère que par leur conception de l'union européenne.
Mais pour mieux marquer la différence existant entre eux et l'union de la gauche et, par conséquent, justifier aux yeux du peuple leur maintien comme forces politiques distinctes, les centristes et les chiraquiens doivent dramatiser sans cesse le débat politique, présenter chaque initiative de leurs concurrents au pouvoir comme une catastrophe nationale et veiller à ce que le ton de la polémique reste à la hauteur de la note la plus aiguë. Mais comme les questions financières et les thèmes économiques n'ont jamais enflammé les foules, c'est tout naturellement sur les sujets politiques essentiels de liberté et de sécurité qu'ils portent contre l'union de la gauche leurs attaques les plus vives. C'est ainsi que des projets aussi anodins que les lois sur la presse et sur l'enseignement ou des assouplissements légers, beaucoup plus apparents que réels, de la répression policière et judiciaire (qui est la tâche quotidienne et ordinaire de l'appareil de l'Etat sous la « gauche » comme sous la droite), deviennent soudain des initiatives terribles qui font courir au peuple français un danger effroyable. Les bonnes gens sont bruyamment incitées à se dresser contre un gouvernement qui diminue la liberté tout en l'élargissant dangereusement. La contradiction est surprenante, mais seulement dans la forme. C'est pourquoi personne ne s'en soucie, chacun acceptant comme une chose allant de soi que le mot liberté soit pris dans le sens de privilège ou dans celui de licence, selon la qualité des personnes dont il est question. Bien entendu, ce ne sont pas là que gesticulations de politiciens. Les centristes et les chiraquiens, qui sont incontestablement démocrates, savent fort bien que les socialistes, présentement possesseurs du pouvoir, ne le sont pas moins qu'eux, de même qu'une partie d'entre eux l'est davantage. Il est vrai que la présence, aux cotés de ceux-ci, de communistes qui n'ont toujours pas abandonné officiellement l'idéologie marxiste-léniniste et les règles du « centralisme démocratique », et qui seront peut-être les derniers à le faire en Europe occidentale, est une source inépuisable d'arguments faciles pour les centristes et les chiraquiens.
Mais le jeu des politiciens est une chose et les sentiments du peuple en sont une autre. Les personnalités isolées et les chefs de parti peuvent dire, avec constance, le contraire de ce qu'ils pensent sans cesser d'être lucides. Le peuple (électeurs, sympathisants ou même militants de base des partis), lui, croit sur parole ceux qu'il a accoutumé de considérer comme ses guides politiques. Et sa spontanéité naturelle le porte à estimer que les actes de ceux-ci doivent être en accord avec leurs propos. Une fois mis en mouvement, il ne tolère plus longtemps qu'il y ait contradiction à cet égard. S'il voit qu'elle subsiste, il ne tarde pas à se détourner de meneurs jugés décidément trop mous et à se rassembler autour de chefs nouveaux qui, eux, préconisent une politique déduite logiquement des discours tenus par les précédents.
C'est ainsi que les Chirac, Pons, Veil, Lecanuet, Gaudin, Giscard d'Estaing et leurs séides jouent les apprentis sorciers en menant, sur un mode constamment tragique, leur opposition systématique au gouvernement issu de la gauche réformiste modérée, en faisant flèche de tout bois, en soutenant sans réserve les intérêts idéologiques et matériels de l'Église catholique dans leur forme traditionnelle, ce qui doit aboutir tôt ou tard à la remise en cause officielle de la laïcité de la République française, et surtout en s'adressant continuellement aux instincts les plus primitifs de l'homme : la méfiance, la répulsion et la haine contre les étrangers, surtout ceux que trahissent leur apparence physique et leur accent. Ils jouent les apprentis sorciers en dénonçant sans cesse l'« insécurité croissante » qui serait due au « laxisme » du gouvernement et de l'appareil judiciaire, ce qui sous-entend forcément l'exigence du développement de la répression de toute forme de révolte contre l'injustice que la société libérale secrète en permanence.
Ils jouent les apprentis sorciers parce qu'ils ne sèment ce vent mauvais que dans le but de susciter, en leur faveur, un mouvement électoral suffisamment puissant pour qu'il leur rende le pouvoir, qu'en réalité ils risquent fort de récolter, en même temps que leur rivaux de l'union de la gauche (ainsi que tous les milieux progressistes et révolutionnaires de gauche), une tempête nationaliste qui pourrait ébranler dangereusement les fondements de la démocratie, si elle ne les détruit pas complètement. Ils jouent les apprentis sorciers parce que, tout en étant eux-mêmes démocrates, ils font le lit du césarisme.
Plus d'un politologue, débordant de connaissances, a commis cette erreur grossière et pour cette raison tout à fait surprenante de juger que l'état des forces politiques, dans la période où il l'étudie, implique forcément l'impossibilité, pour chacune d'entre elles, de connaître ultérieurement le retour à un état plus ancien où elle était plus importante ou moins importante, voire inexistante. À tout le moins, certaines analogies aussi savantes de contenu que péremptoires de ton donnent-elles cette impression. Or il ne suffit pas d'admettre que dans l'Histoire, comme dans la nature, comme dans l'univers, tout est toujours en mouvement, tout est en perpétuelle évolution, il faut aussi reconnaître que le changement reste constamment possible aussi bien comme création de quelque chose de nouveau que comme restauration de quelque chose qui s'était affaibli ou même qui avait disparu. C'est vrai, par exemple, pour les peuples, pour les religions, pour les régimes politiques et les formes de société, c'est vrai pour les partis.
Il y a quelques années encore, certains affirmaient avec une certitude tranquille que l'extrême droite autoritaire n'existait plus qu'à l'état de « minces filets » et qu'elle était sur le point de disparaître de la scène de l'histoire dans notre pays. Aujourd'hui, l'un de ces « filets », le courant nationaliste conservateur, qui tend à encadrer la société libérale dans un système césarien de gouvernement, et dont la principale organisation est le Front national – parti de Le Pen – est redevenu une rivière d'une certaine importance. Son chef, après avoir végété dans l'ombre durant de nombreuses années, est devenu du jour au lendemain une personnalité d'envergure nationale aux yeux des journalistes de la grande information et, par leur intermédiaire, à ceux de l'opinion publique, grâce à quelques succès électoraux assez spectaculaires. La propagande indirecte, qui résulte de cette notoriété elle-même, lui permet de gagner chaque jour de nouveaux adeptes dans la masse des bonnes gens qui, jusqu'alors, ne le connaissaient pas et qui se découvrent plus proches de lui que d'un monsieur comme Chirac.
On peut être certain du fait qu'une victoire électorale des nationalistes conservateurs au détriment des communistes ne sera pas sans lendemain. Elle sera d'autant plus durable, avec les graves conséquences qui en résulteront pour la liberté politique, que l'argument anticommuniste, si important qu'il soit dans la propagande nationaliste, reste tout de même secondaire par rapport à l'arsenal d'arguments racistes, xénophobes ou de pure intolérance dans lequel elle puise constamment et aux propositions autoritaires qu'elle avance. Autrement dit, ce succès des nationalistes conservateurs aux élections européennes est grave parce qu'il signifie que l'évolution vers la droite, que le peuple a amorcée dès l'année 1982, s'est non seulement poursuivie mais elle s'est encore accentuée. Et si elle devait continuer à progresser, si elle se renforçait encore, jusqu'où cela risque-t-il de nous mener ?
Que dans le camp de tous ceux qui luttent contre ce danger précis, chacun fasse de son mieux, avec ses propres armes idéologiques. Nous, anarchistes, nous développerons notre propre propagande en faisant entendre partout, et de toutes les façons, la voix sans maître du mouvement libertaire.

Gilles Gauvain