La Chute du Mur (partie 3)

mis en ligne le 12 novembre 2009
De la nature du régime soviétique

Depuis 1948, Cornélius Castoriadis, tout d’abord au sein de la revue Socialisme ou Barbarie puis seul, a mené une réflexion de fond sur la nature du régime soviétique et de la bureaucratie. Communiste critique au départ de sa réflexion, le développement de ses analyses l’a progressivement éloigné du marxisme-léninisme, puis du marxisme. Aujourd’hui, les idées qu’il a toujours défendues (la bureaucratie comme classe dominante, le système soviétique comme capitalisme bureaucratique, le soi-disant « socialisme » comme système d’oppression et de répression…) semblent des lieux communs. Il faut se rappeler qu’elles ont été élaborées en grande partie à la fin des années quarante et dans les années cinquante, à une époque où le PC exerçait en France un quasi-monopole sur la pensée « de gauche » et où toute critique de l’URSS ne pouvait qu’être de droite.
Les analyses de Castoriadis ont été développées sans aucun lien, à ma connaissance, avec la pensée anarchiste. Elles ont ceci de particulier cependant qu’elles ne sont à aucun moment en contradiction avec les idées libertaires. Cela suffit à expliquer l’influence qu’elles peuvent avoir dans le mouvement.
Dans son livre Devant la guerre Castoriadis rompt avec ce schéma, et la thèse avancée est très neuve : les analyses sur la bureaucratie conviennent parfaitement pour la totalité de la société à l’époque stalinienne. Depuis, l’armée considérée comme corps social a pris une place prépondérante (économique, politique, idéologique) en URSS et le système bureaucratique « classique » a été relégué au secteur civil de la société, dans un rôle d’application essentiellement et non plus de décision. Aujourd’hui, l’URSS est séparée en société militaire et société civile, avec prépondérance de la première sur la seconde, mais sans que ce soit l’armée qui soit directement au pouvoir.
Il est intéressant de voir comment Castoriadis en est venu à postuler une dichotomie de la société russe. En s’interrogeant sur la puissance réelle de l’armée russe, il s’est aperçu que tout ce qui la concerne (matériel, organisation, transmission…) est qualitativement différent de ce qui existe dans la société civile. La bureaucratie vit sur un trucage général des chiffres toujours surévalués, surévaluation qui se répercute à tous les niveaux quant à la quantité et à la qualité des matières premières, sources d’énergie, produits et biens manufacturés, services. Des problèmes d’organisation (circuits de distribution par exemple) amplifient encore le phénomène. Enfin les travailleurs eux-mêmes, face à leurs mauvaises conditions de vie et de travail, travaillent le moins possible.
Le secteur militaire, par contre, est très performant. L’armement soviétique (chars, avions, missiles, navires) est équivalent en qualité à son homologue occidental. La recherche spatiale, la technique informatique, la technologie en général de l’armée russe sont elles aussi à un niveau équivalent. L’idée du retard des Soviétiques dans le secteur militaire provient du fait qu’on assimile la production civile de mauvaise qualité à la production militaire.
Castoriadis fait le contraire. Partant de la bonne qualité de tout ce qui est produit dans le secteur militaire contrastant avec l’incurie du civil, il postule qu’il existe un complexe militaro-industriel qui fonctionne uniquement pour l’armée, et d’une façon qualitativement différente de l’industrie civile.
Cette « militarisation » de la société est très profonde et très différente de ce que l’on peut entendre habituellement par ce mot. Il ne s’agit pas de la prise en main de l’administration civile par l’appareil militaire ni d’une influence profonde de ce même appareil sur l’éducation, la culture (le politburo, véritable centre du pouvoir en URSS, est composé en grande majorité de civils). Mais la politique générale du pays, intérieure comme extérieure, est définie et appliquée en fonction des intérêts de l’armée. Le Parti n’est plus réellement prépondérant en URSS car l’idéologie communiste est morte dans ce pays : plus personne n’y croit, ni hors, ni dans le Parti.
Le moteur de la société n’est plus une société sans classe idéale qu’il faut atteindre le plus tôt possible, mais l’aspiration à étendre l’empire soviétique au maximum.
C’est le seul but qui reste au régime, et c’est pourquoi l’armée a pris cette importance.