Boycotter Israël ?

mis en ligne le 11 février 2010
Dans quelle mesure le boycott de l’Afrique du Sud a-t-il réellement contribué à la chute du régime raciste ? Cette semaine, je me suis entretenu avec Desmond Tutu sur cette question qui me préoccupe depuis longtemps.
Personne n’est mieux placé pour répondre à cette question que Tutu, archevêque anglican de l’Afrique du Sud et prix Nobel de la paix, qui fut l’un des leaders de la lutte contre l’apartheid et, plus tard, président de la commission Vérité et réconciliation, qui enquêta sur les crimes du régime. […] La question du boycott est réapparue après la publication dans le Los Angeles Times d’un article de Veve Gordon appelant au boycott mondial d’Israël. Il citait l’exemple de l’Afrique du Sud pour montrer comment un boycott mondial pouvait forcer Israël à mettre fin à l’occupation, qu’il comparait au régime d’apartheid. Je connais et respecte Neve Gordon depuis de nombreuses années. Avant de devenir professeur à l’université Ben Gourion de Beer Sheva, il avait organisé de nombreuses manifestations contre le Mur à Jérusalem, auxquelles j’ai participé.
Je regrette de devoir dire que je ne puis être d’accord avec lui cette fois, ni sur la similitude avec l’Afrique du Sud ni sur l’efficacité d’un boycott d’Israël. Les opinions divergent quant à la contribution du boycott au succès de la lutte anti-apartheid. Pour certains, il a joué un rôle décisif. Pour d’autres, son impact a été marginal. […].

Mieux que la lutte armée ?
Il faut se souvenir que, contrairement à Mandela, Tutu défendait la lutte non-violente. Durant les vingt-huit années pendant lesquelles Mandela a croupi en prison, il aurait pu être libéré à n’importe quel moment si seulement il avait accepté de signer une déclaration condamnant le « terrorisme ». Il a toujours refusé. Tutu explique : « L’importance du boycott n’a pas été seulement économique, mais aussi morale. Par exemple, les Sud-Africains adorent le sport. Le boycott, qui a empêché leurs équipes de participer à des compétitions à l’étranger, leur a fait très mal. Mais le plus important a été que cela leur a donné le sentiment que nous n’étions pas seuls, que le monde entier était avec nous. Cela leur a donné la force de continuer. » Il me semble que la réponse de Tutu souligne l’énorme différence entre la réalité sud-africaine et celle qui est la nôtre aujourd’hui. La lutte des Sud-Africains a été celle d’une large majorité contre une petite minorité. Au sein d’une population de plus de 50 millions de personnes, les Blancs ne représentaient qu’à peine 10 %. Cela signifie que plus de 90 % des habitants du pays étaient pour le boycott, même si on pouvait dire qu’il leur a fait mal aussi. En Israël, la situation est exactement l’inverse. Les Juifs représentent plus de 80 % des citoyens d’Israël, et ils constituent une majorité de plus de 60 % entre la Méditerranée et le Jourdain. 99,9 % des Juifs sont opposés au boycott d’Israël. Ils n’auront pas le sentiment que « le monde entier est avec nous », mais bien que « le monde entier est contre nous ». En Afrique du Sud, le boycott mondial a aidé à renforcer la majorité et à la mobiliser pour la lutte. L’impact du boycott d’Israël serait l’exact opposé : il pousserait la grande majorité des gens dans les bras de l’extrême droite et créerait une forteresse mentale contre le « monde antisémite ». (Bien entendu, le boycott aurait un effet différent sur les Palestiniens, mais ce n’est pas l’objectif de ses défenseurs.) Les peuples ne sont pas identiques partout. Il semble que les Noirs d’Afrique du Sud soient très différents des Israéliens, et aussi des Palestiniens. L’effondrement du régime oppresseur et raciste n’a pas provoqué de massacre, comme on aurait pu le prévoir, mais au contraire la création de la commission Vérité et réconciliation. Le pardon et non la vengeance. Ceux qui ont comparu devant la commission et reconnu leurs méfaits ont été graciés. […] J’ai dit à l’archevêque que j’admirais non seulement les dirigeants qui avaient choisi cette voie mais aussi le peuple qui l’avait acceptée.

Différences profondes des conflits
Des siècles de pogroms ont gravé dans la conscience des Juifs la conviction que le monde entier en a après eux. Cette idée a été renforcée à la puissance cent par la Shoah. Chaque enfant juif apprend à l’école que « le monde entier a été silencieux » quand les six millions de Juifs ont été massacrés. Cette idée est ancrée au plus profond de chacun. Même quand elle est dormante, il est facile de la réveiller. C’est d’ailleurs cette conviction qui a rendu possible l’accusation par Avigdor Lieberman que tout le peuple suédois avait coopéré avec les nazis, à cause d’un article imbécile paru dans un tabloïd suédois. Il est fort possible que cette conviction (« Le monde entier est contre nous ») soit irrationnelle. Mais dans la vie des nations comme dans celle des individus, il est irrationnel de ne pas tenir compte de l’irrationnel. La Shoah aura un impact décisif sur tout appel au boycott d’Israël. Les dirigeants du régime raciste d’Afrique du Sud sympathisaient ouvertement avec les nazis et ont même fait de la prison pour cela après la Deuxième Guerre mondiale. L’apartheid était fondé sur les théories raciales qui inspiraient Hitler. Il était facile d’appeler le monde à boycotter un régime aussi répugnant. Les Israéliens, en revanche, sont perçus comme les victimes du nazisme. L’appel au boycott rappellera à beaucoup, de par le monde, le slogan nazi « Kauft nicht bei Juden ! » (« N’achetez pas chez les Juifs ! »). Cela ne vaut pas pour n’importe quel boycott. Il y a onze ans, le mouvement Goush Shalom, où je milite, a appelé au boycott des produits des colonies. L’intention était de séparer les colons de l’opinion israélienne et de montrer qu’il y a deux sortes d’Israéliens. Le boycott était destiné à renforcer ces Israéliens qui s’opposent à l’occupation, sans devenir anti-Israélien ni antisémite. Depuis lors, l’Union européenne a travaillé dur pour fermer ses portes aux produits des colons, et presque personne n’a parlé d’antisémitisme. L’un des théâtres principaux de notre lutte pour la paix est l’opinion israélienne. Aujourd’hui, la plupart des Israéliens pensent que la paix est souhaitable mais impossible (à cause des Arabes, bien sûr). Nous devons les convaincre que la paix serait bonne pour Israël et qu’elle est faisable et non irréaliste. […] Quiconque entretient cet espoir ne peut pas soutenir le boycott d’Israël. Ceux qui appellent au boycott le font par désespoir. Là est la racine du problème. Neve Gordon et ses partenaires ont désespéré des Israéliens. Ils sont parvenus à la conclusion qu’il n’existe aucune chance de changer l’opinion publique en Israël. Selon eux, aucun salut ne pourra venir de l’intérieur. Il faut donc ne tenir aucun compte de l’opinion israélienne et se concentrer sur une mobilisation mondiale contre l’État d’Israël. […]. Je ne partage aucune de ces opinions – ni le désespoir à l’égard du peuple israélien, auquel j’appartiens, ni l’espoir que le monde se soulèvera et forcera Israël à changer contre sa volonté. Pour que cela se produise, le boycott devrait gagner en dynamique, les États-Unis s’y joindre, l’économie israélienne s’effondrer et le moral de la société israélienne se briser.

Combien de temps cela prendrait-il ?
Je crains que nous n’ayons affaire ici à un exemple de diagnostic erroné menant à un traitement erroné. Pour être précis : l’hypothèse erronée selon laquelle le conflit israélo-palestinien ressemble à l’expérience sud-africaine mène à un choix erroné de stratégie. Il est vrai que l’occupation israélienne et l’apartheid sud-africain ont certaines caractéristiques similaires. En Cisjordanie, il y a des routes « réservées aux Israéliens ». Mais la politique d’Israël ne se fonde pas sur des théories raciales, mais sur un conflit national. Petit exemple, mais parlant : en Afrique du Sud, un homme blanc et une femme noire (ou le contraire) ne pouvaient pas se marier, et les relations sexuelles entre les deux étaient un crime. En Israël, il n’existe pas d’interdiction de la sorte. En revanche, un citoyen arabe israélien qui épouse une femme arabe des territoires occupés (ou le contraire) ne peut pas faire venir son épouse en Israël. La raison : préserver la majorité juive en Israël. Les deux cas sont répréhensibles, mais fondamentalement différents. En Afrique du Sud, il y avait un accord total entre les deux côtés sur l’unité du pays. La lutte concernait le régime. Les Blancs comme les Noirs se considéraient comme des Sud-Africains et étaient déterminés à préserver l’unité de l’Afrique du Sud intacte. Les Blancs ne voulaient pas de partition. D’ailleurs, ils ne pouvaient pas la vouloir, car leur économie reposait sur le travail des Noirs. Dans ce pays, les Juifs israéliens et les Arabes palestiniens n’ont rien en commun : ni sentiment national, ni religion, ni culture, ni même la langue. L’immense majorité des Israéliens veut un État juif (ou hébreu). L’immense majorité des Palestiniens veut un État palestinien (ou musulman). Israël, de plus, ne dépend pas de la main-d’œuvre palestinienne – au contraire, les Palestiniens perdent leur travail. Pour toutes ces raisons, il y a aujourd’hui un consensus mondial selon lequel la solution réside dans la création d’un État palestinien à côté d’Israël. Bref, les deux conflits sont fondamentalement différents. Il s’ensuit que les méthodes de lutte doivent, elles aussi, être différentes.

Uri Avnery
Militant des droits des Palestiniens et pacifiste convaincu, il appartient à Goush Shalom, le Bloc de la paix. On peut aussi lire son article complet sur Divergences, revue libertaire en ligne (divergences.be).