Plus de mensonges et moins de pensions

mis en ligne le 25 février 2010
Plus de moins disant social et fiscal
Analyser la problématique des retraites par répartition n’a de sens que si on l’inscrit dans un champ beaucoup plus large. Historiquement, la révolution conservatrice dans les pays riches a eu pour premiers chefs de croisade Ronald Reagan aux États-Unis et Margaret Thatcher en Grande-Bretagne. L’évangile de ces fanatiques du capitalisme tenait en peu de mots : une marche accélérée vers toujours plus de moins disant social et fiscal était la condition sine qua non pour permettre aux forces du marché d’être libérées des chaînes qui les entravaient, étant entendu que cette « libération » était la voie unique d’accès à la prospérité pour tous…, à l’exclusion de tous les individus se complaisant dans l’« assistanat ».
Le terrain s’y prêtant merveilleusement bien – vu la liquéfaction morale et politique des forces dites de gauche, à partir des années 1980 –, les gouvernements européens adoptèrent cette nouvelle doxa au point d’en faire l’ethos des temps modernes. Leur feuille de route adopta un caractère invariable, il fallait : casser les syndicats ou, variante, les domestiquer définitivement ; démanteler les services publics pour les offrir aux intérêts du privé – forcément plus efficaces ; laminer les protections sociales collectives ; susciter une envie perpétuelle du chacun pour soi et du tous contre tous, etc.
Abstraction faite des effets de tribune ou de divergences largement superficielles, cette conversion au libéralisme des mandataires du capitalisme – autrement appelés gouvernements – donna une nouvelle impulsion à la guerre du capital contre le travail, d’où une répartition de plus en plus inégalitaire de la valeur ajoutée entre les deux camps (en France, le montant des dividendes versés aux actionnaires a augmenté de 5,2 points de PIB depuis 1982, au détriment des salaires).
Les cotisations sociales versées par les salariés et les patrons constituent la part du salaire socialisé ; aussi, qualifier de « charges » les cotisations patronales n’est pas neutre en ce qu’il permet de banaliser un véritable abus de langage.
Le détournement des mots interagit dans les représentations symboliques qui peuplent notre cogito, itou il vise à donner sa légitimité à l’idéologie et au discours des dominants. La somme et la répétition des fausses évidences sont ravageuses en ce qu’elles se fixent pour objectif d’acclimater dans nos esprits l’idée selon laquelle l’allongement de notre espérance de vie ne peut que déboucher sur les solutions proposées par le binôme Medef/gouvernement.
À cet égard, plusieurs facteurs concourent à affermir un discours du type « union sacrée pour sauver les retraites en danger ».
C’est que, dame, pour éviter de plonger encore plus dans la dépression ou la récession, d’alourdir la dette publique, d’obérer l’avenir de nos enfants, de préserver la compétitivité de nos entreprises (pour un emploi détruit aujourd’hui, deux seront créés quand le soleil se lèvera à l’ouest), pour toutes ces raisons donc, la prise de mesures contraignantes (mais « justes et équitables ») est un impératif de salut public. De plus, serions-nous moins déterminés que Zapatero, Merkel, Papandréou, Cowen (liste non exhaustive), alors que tous ces dirigeants ô combien courageux n’hésitent pas présentement à saigner leurs troupeaux pour leur faire recouvrer « demain » la santé ! ?
Si les procédés utilisés pour nous voler une part supplémentaire de notre dû sont particulièrement grossiers, il n’en demeure pas moins qu’à sous-estimer leur efficacité, nous commettrions une erreur impardonnable.
L’espace d’un instant, braquons nos caméras sur la scène hexagonale, que voyons-nous à travers son œil ? Une foultitude d’ectoplasmes, tous nous cassant les burnes devant les urnes alors qu’ils mériteraient mille et une fois que nous les flanquions à la retraite anticipée à grands coups de lattes dans le fondement. La prime de l’hypocrisie revenant aux socialauds, les uns peaufinant leur image de « présidentiables » en tenant un discours « réaliste et sans tabous », les autres jurant la main sur le cœur qu’en temps voulu ils descendront dans la rue (mais pas trop loin de leur voiture de fonction avec chauffeur).

La progression de la régression
Rappelons que:
– La« réforme » Balladur-Veil de 1993 portant sur le régime général des salariés du secteur privé a augmenté la durée de cotisation de 2,5 annuités (de 37,5 à 40). Pour pimenter la sauce, elle a fait passer le nombre des meilleures années de dix à vingt-cinq ans. Depuis cette brillante « rénovation », l’évolution des retraites n’est plus indexée sur les salaires mais sur les prix.
– Le Conseil de l’emploi, des revenus et de la cohésion sociale (CERC) évalue la baisse du pouvoir d’achat des retraites de la fonction publique à 0,5 % par an et celle des retraités du secteur privé à 0,9 % (0,3 % pour le régime général et 0,6 % pour les complémentaires).
– Les « réformes » de 1993, 1994, 1 996 et 2003 des retraites complémentaires (Arrco pour l’ensemble des salariés et Agirc pour les cadres) se sont traduites par une augmentation du prix d’achat de la valeur du point et une baisse de la valeur du point servant de base au calcul de la retraite, et donc par une baisse du montant des retraites
– À l’heure actuelle, plus d’un million de retraités vivent sous le seuil de pauvreté et 50 % des retraités ont une retraite inférieure à 1 000 euros.
– Les femmes subissent une « double peine ». En effet, alors que leurs retraites sont déjà inférieures de 40 % à celles des hommes, elles sont de plus en plus pénalisées par l’allongement de la durée des cotisations et par la sévérité des décotes. Notons aussi qu’une retraitée sur trois reçoit moins de 700 euros par mois.
– Le Medef, la droite et aussi une bonne partie de l’« opposition » en font des tonnes sur l’allongement de l’espérance de vie (à 35 ans un cadre peut espérer vivre 46 ans et un ouvrier 39 ans) pour mieux nous bananer. Eh oui, ces escrocs se gardent bien de préciser que l’espérance de vie « en bonne santé », c’est-à-dire sans incapacité majeure, n’est que de 64,2 ans pour les femmes et 63,1 ans pour les hommes, selon une note récente de l’Insee !
– Le taux d’emploi des plus de 50 ans continue à être désespérément bas (37,8 % pour les 55-64 ans en 2005. Source : la Documentation française).
– Fin 2009, toutes catégories confondues et DOM inclus, Pôle Emploi totalise 4,688 millions d’inscrits. La progression annuelle s’élève à 19,4 %, ce qui correspond à une augmentation annuelle de 762 000 personnes.
– Depuis des décennies, une part importante des cotisations sociales a été soustraite du financement du régime par répartition avec l’explosion des exonérations fiscales, lesquelles représentent près de 65 milliards d’euros dont une bonne partie n’est pas compensée par l’État (ce qui n’empêche nullement une flopée de trous de balle de gémir sur le « trou » de la Sécu !).

La « pédagogie » de la soumission
L’homme qui ne ment pas (mais seulement quand il dort, a-t-il omis de préciser) indique qu’il n’est ni pour une augmentation des cotisations (lire patronales), ni pour une baisse des pensions. Une sarkonnerie cachant facilement des saloperies – aussi bien des anciennes que des nouvelles –, nous constatons que depuis 1993, les salariés ont été soumis simultanément à l’augmentation des durées de cotisation et à la baisse du niveau des pensions. Si l’imagination du Medef et du gouvernement est limitée, inversement, immense est leur désir d’envoyer une nouvelle grosse torpille pour provoquer une nouvelle voie d’eau dans le pauvre rafiot des retraites par répartition.
Le gouvernement indique qu’il ne veut pas faire passer ce dossier en force. L’aile de la sagesse l’aurait-il effleuré ? La réalité est beaucoup plus prosaïque. Claude Guéant, le deus ex machina de N. S. considère que la réussite de cette énième « réforme » des retraites sera le marqueur du quinquennat de son taulier. Or, d’un point de vue stratégique, le gouvernement et le Medef n’ont pas lieu de précipiter le mouvement. Les raisons sont simplissimes. En effet, au cours des mois à venir il n’y aura pas plus de reprise de l’économie que de beurre en broche, nonobstant les déclarations triomphalistes ou bravaches de tel ou tel second couteau du gouvernement. L’emploi continuera à se dégrader. Plus que jamais les autres pays européens cogneront comme des sourds sur le monde du travail en utilisant leurs arguments habituels, c’est-à-dire la nécessité de résorber les déficits publics (et la dette) et d’améliorer la compétitivité des entreprises. En somme, plus le tableau sera noir chez nos voisins, plus il sera facile à nos élites dirigeantes d’assombrir la situation dans notre pays, ceci en vue de nous convaincre – pour le bien de tous ! – de nous résigner à accepter sans trop regimber la « réforme » en question. Bref, dans les semaines et mois à venir, soyons sûrs que des bataillons de porte-voix du capital (tous vivant dans le confort et assurés de toucher des retraites confortables) s’efforceront inlassablement de nous faire avaler l’idée selon laquelle la « réforme » des retraites n’est pas de l’huile de ricin mais le plus savoureux des miels.
Que feront les syndicats entre-temps ? Leur pitoyable comédie est bien rodée. Ils menaceront de boycotter telle ou telle séance de négociation, nous inviteront à dépoussiérer nos banderoles en battant le pavé tous ensemble à condition que ce soit plutôt… séparément.
À l’occasion, le gouvernement fera mine de leur donner un os à ronger, par exemple en relançant le débat sur la pénibilité, ou bien en promettant des mesurettes pour améliorer les pensions des femmes…
Thibault jouera la carte du rassembleur avec un air pénétré. Si le front vient à lâcher, il dissimulera ses propres renoncements en chargeant ses petits camarades et déplorera aussi la faible combativité des salariés.
Jaune de plaisir après sa réélection à la tête de la CFDT au mois de juin, Chérèque proposera l’adoption d’un autre système de retraite (par points ou par comptes notionnels). Lire : une usine à gaz dans laquelle le calcul de la pension prend en compte l’intégralité de la carrière, ce qui aboutirait à une baisse du niveau des pensions et mettrait un terme à la solidarité intergénérationnelle. Enfin, après avoir dévidé ses propositions, progressistes sur la forme mais franchement régressives sur le fond, et bien gonflé son auditoire, le barbichu à voix de crécelle fera comme d’habitude, il signera les torchons qu’on lui placera sous le nez.
Mailly, vexé d’être considéré comme quantité négligeable, poussera quelques gueulantes. En raccourci il fera du Blondel, la faconde et le cigare en moins.
Ici, chers lecteurs, complétez la liste de ceux qui tournicoteront également autour de Fillon et Parisot, puis, à l’issue du cycle des négociations, s’évertueront à nous persuader que, grâce à leur pugnacité, nous l’avons échappé belle au motif que nous ne prendrons qu’un seul coup de poing dans la gueule alors que le patronat et le gouvernement comptaient nous en mettre deux.

Borner notre horizon ou l’élargir ?
Oui nous devons revendiquer :
– L’âge de départ à taux plein à 60 ans, avec un départ à 55 ans pour les salariés ayant effectué des travaux pénibles et le maintien des régimes spéciaux.
– L’indexation des pensions sur les salaires afin de maintenir la parité d’évolution des revenus entre actifs et retraités.
– L’indexation des « salaires portés au compte » pour le calcul du montant de la retraite sur l’évolution des salaires.
– La garantie d’un taux de remplacement de 75 % du salaire calculé sur les six derniers mois pour tous, secteur privé et public.
– 37,5 annuités de cotisations pour avoir une retraite à taux plein et en premier lieu l’abandon de la règle adoptée en 2003 qui affecte les deux tiers de la croissance de l’espérance de vie à l’augmentation de la durée de cotisation.
– La validation des périodes de chômage et d’étude dès l’âge de 18 ans.
– Pas de retraite inférieure au Smic
Comment financer ces mesures ? La fondation Copernic et Attac (deux belles boîtes à outils et à idées utilisées par les rares syndicats qui se battent pour favoriser l’émergence d’un monde plus juste… mais aussi par ceux qui prétendent partager cette démarche) partent d’un constat très simple : il faut rééquilibrer la part des salaires dans la valeur ajoutée. Cela pourrait prendre la forme d’une augmentation de la part des cotisations sociales qui serait compensée par une baisse des dividendes versés aux actionnaires, ce qui permettrait de ne pas toucher à l’investissement productif.
Fort bien, tout ceci est très réaliste et parfaitement atteignable sous réserve que le camp du travail se donne les moyens de faire plier le patronat et le gouvernement. À supposer que ce soit le cas, chose dont nous serions les premiers à nous réjouir pour une infinité de raisons, nous n’aurions remis en question le système capitaliste qu’à la marge.
Approfondissons la question. Les analyses de Copernic s’inscrivent dans un cadre théorique qui s’appuie sur des piliers rarement remis en question, parmi lesquels figurent en bonne place la répartition de la valeur ajoutée, le temps de travail, les évolutions démographiques et le PIB, étant entendu que les travaux de Copernic et sa « parentèle » portent sur bien d’autres champs avec une rigueur et une qualité de réflexion dignes de la plus grande estime.
Sauf – sinon « en creux » ou alors à de très rares moments – que Copernic et la majorité des syndicats ne remettent pas en question la propriété privée des moyens de production, les buts de la production, le contrôle de l’économie, pas plus que le salariat d’ailleurs.
Pour autant, ne caricaturons pas, reconnaissons que le discours de nos amis ne fait pas l’apologie du productivisme. N’empêche… le fait d’indiquer qu’une croissance continue du PIB (sous réserve d’une meilleure répartition de la valeur ajoutée, bien entendu) permettrait – parmi d’autres mesures positives – de verser des retraites correctes à tous les salariés nous enserre dans des limites passablement étroites, celles d’un réformisme volontariste voire radical, mais qui, politiquement, ne tire que très imparfaitement les conclusions du beau slogan des « alter » : le monde n’est pas une marchandise.
Néanmoins, remarquons la cohérence factuelle des propositions élaborées par les producteurs d’idées qui se positionnent soit dans l’environnement immédiat de la gauche de la gauche, soit à gauche de la gauche (vous suivez toujours ?), si l’on veut bien admettre qu’en l’état actuel du système capitaliste un ralentissement du taux de croissance, et a fortiori sa baisse, générerait immanquablement des catastrophes sociales.
D’où il appert, pour les anarchistes, l’impérieuse nécessité – maintenant plus que jamais – d’actualiser en profondeur puis de porter un discours alternatif sur l’autogestion, l’entraide, la coopération, l’échange, le partage, la prise en compte des limites de la planète…
Mais nous ne devrons jamais perdre de vue que la pertinence et la crédibilité de nos idées seront jaugées à l’aune de l’application que nous en faisons au quotidien et de notre présence active dans les luttes présentes et à venir.

Alen Somiador