À chacun ses priorités

mis en ligne le 10 avril 2003
En ce moment, par chez nous, mieux vaut être riche et malade que pauvre et sans logement. Car tandis que Chirac attire sur lui les sunlights en déclarant la guerre au cancer et aux chauffards (deux « priorités nationales »), d'autres s'agitent dans l'ombre et peaufinent la casse des systèmes d'entraide sociale. Logement, éducation, santé... Les restrictions budgétaires pleuvent sur les domaines sensibles, notamment ceux qui touchent l'extrême pauvreté. Pourtant, le même Chirac a rappelé il y a peu que la lutte contre l'exclusion restait également une « priorité nationale ». Alors, qu'est-ce-qui différencie une priorité d'une autre, comment se fait-il qu'une priorité soit plus ou moins prioritaire ? La réponse coule de source : la première des priorités étant le fric, le flouze, la fraîche, sera prioritaire ce qui rapporte le plus en coûtant le moins cher possible. Ainsi en est-il du cancer. Ah, la bonne affaire que voilà...

Modèle de démagogie, les mesures annoncées ne peuvent que faire grimper encore la cote de popularité de celui qui se pose comme étant son principal initiateur, j'ai nommé not'bon président. Et quand la clique des chercheurs-médecins-fondateurs de fondations lui emboîtent le pas (avouons qu'ils auraient tort de cracher dans la soupe), c'est toute la France qui, les métastases au garde à vous, salue le courage du Chef. Diantre ! 640 millions d'euros engagés dans la lutte, si c'est pas un signe, ça ! Dans ce concert de louanges et de brosses à reluire, il faut aller chercher l'entrefilet en bas de page du journal quotidien pour apprendre que la guerre contre le cancer sera, « en grande partie », financée par une hausse des taxes sur le tabac. Le coût pour l'État sera proche de celui d'un demi-char Leclerc, et ce sont les fumeurs qui régleront la note, et ni vu ni connu j't'embrouille, tu crois quoi, qu'on allait raquer ta chimio ? Inutile de s'appesantir sur cette autre « priorité » qu'est la lutte contre l'insécurité routière. Si le projet est noble en soi, on peut se demander pourquoi on ne s'y attaque qu'aujourd'hui, et si la répression, sonnante et trébuchante, suffira à contrer des décennies de culture automoto-débilifome. Là encore, les recettes de la « guerre » (durcissement à outrance du système des amendes), combleront largement les dépenses engagées.

Venons-en maintenant à ce qui nous préoccupe vraiment, à cette autre soi-disant priorité nationale que serait la guerre contre l'exclusion. Là, forcément, ça coûte, y faudrait endeuiller les liasses de quelques gros billets, et ça rapporte rien, en plus, les pauvres sont pas solvables, d'ailleurs c'est à peine s'ils votent. Aussi, dans sa chasse aux économies l'État a cru bon de : baisser de 20 % les crédits en faveur de l'hébergement d'urgence (ce qui va se traduire, à court terme, par la fermeture pure et simple de dizaines de centres) ; geler 130 millions d'euros initialement destinés à la réhabilitation de logements sociaux ; laisser courir le nombre d'expulsions locatives, lesquelles ont connue en deux ans une hausse de près de 25 %... On sait pourtant depuis des lustres qu'une véritable politique de lutte contre l'exclusion repose, essentiellement, sur des actions concrètes en matière de logement. Un toit, c'est ce qui nous reste, ou ce qui devrait nous rester, quand on a presque tout perdu. Or nous vivons dans un pays où des gens qui travaillent, où des enfants scolarisés, des familles, dorment dehors. Où des édiles locaux préfèrent payer de lourdes amendes plutôt que d'appliquer la loi et de construire des logements sociaux, parce qu'une majorité de leurs électeurs n'en veulent pas. Un pays dans lequel on construit chaque année 50 000 de ces logements, alors que, selon les estimations d'ATD-Quart-Monde, il nous en faudrait un million ! Pourtant le droit au logement est inscrit dans la loi de 1998, et chaque personne qui se voit refuser ce droit peut recourir à la justice. En théorie, bien sûr... En pratique, nous voyons des maires, des députés, inaugurer des lieux d'hébergement temporaire, et ce qui devrait être une honte est non seulement devenu la norme, mais aussi un motif de fierté. Quant au pauvre qui y trouvera l'habituelle « soupe chaude » et un lit pour trois nuits, c'est pas lui, c'est sûr, qui râlera sur la hausse du paquet de clopes où la pugnacité des radars sur l'A6. Comme on dit à Passy : à chacun sa priorité.