Les Dix commandements

mis en ligne le 3 août 2003

entretien avec Anne Morelli

Anne Morelli est enseignante en histoire à l'université libre de Bruxelles[[Université qui a accueilli Élisée Reclus]]. En 2001 - avant le 11 septembre -, elle a rédigé un livre, Principes élémentaires de la propagande de guerre, utilisables en cas de guerre froide, chaude ou tiède. Cette œuvre est inspirée par les travaux de Pon Sombi sur la Grande Guerre (écrits en 1928). Au-delà de son actualité, ce livre permet à tous et à toutes de décrypter les discours et les actes de propagande appliqués à toutes les guerres, mais aussi aux « conflits » sociaux et sécuritaires… Anne Morelli a été reçue par l'émission « Pas de quartier » à Radio libertaire.

Radio libertaire : Pourquoi dix commandements ?

Anne Morelli : Je ne suis pas la première à en avoir prescrit, il faut trouver un titre mémorisable. Enfin, je pense que les « dix commandements » que je propose suffisent à ma démonstration sur la propagande guerrière. Au-delà de la guerre, ce que je propose est une grille d'analyse « critique » des discours politiques portés par les médias. Mon but est purement pédagogique, obliger les individus à utiliser le doute vis-à-vis de la propagande. Je dois dire que depuis quelque temps j'ai la satisfaction de rencontrer beaucoup de mes élèves qui se disent étonnés de voir combien ces préceptes sont malheureusement d'actualité.

Radio libertaire : Justement comment se fait-il que la propagande guerrière utilise encore aujourd'hui les « combines » les plus éculées ?

Anne Morelli : Prenez James Shea - responsable de la propagande de l'Otan - lors de la guerre contre la Yougoslavie (l'affaire du Kosovo), c'est un historien. Il a pris comme sujet de thèse : la propagande pendant la première guerre, il connaît parfaitement les travaux Pon Sombi à partir desquels je suis partie. Depuis l'invasion de la Gaule par Jules César jusqu'à la deuxième guerre - annoncée - contre l'Irak, invariablement les gouvernements décidés à faire la guerre ont utilisé les mêmes leviers de propagande. Depuis longtemps, les peuples savent que la guerre est meurtrière. Pour les gouvernements, il faut créer une émotion courte mais importante qui permette de faire adhérer l'opinion publique aux objectifs et de faire passer la mort au second plan.

Radio libertaire : Prenons un de tes préceptes, le premier…

Anne Morelli : Il est essentiel de faire croire qu'un État est en « état » de légitime défense. Ce sont les autres qui nous agressent. « Nous » sommes obligés de nous défendre. C'est pourquoi G. W. Bush affirme avoir des preuves des liens entre l'Irak et Ben Laden. L'invasion de la Pologne par les nazis est issue d'une provocation. Nous savons que des soldats allemands déguisés en Polonais ont « agressé » leurs compatriotes, ce qui a permis à Hitler d'affirmer qu'il ne faisait que se défendre. Dans les cours d'école, nous avons tous connu une bagarre dans laquelle un des protagonistes disait : « Ce n'est pas moi qui ai commencé, c'est lui ! » Un dictateur, pour mobiliser ses futurs soldats, est obligé d'user de la propagande. Hitler, encore lui, a envahi la Tchécoslovaquie pour sauver le peuple sudète. Personne n'a jamais dit : « Nous allons faire la guerre pour nous emparer de la sidérurgie ou des champs de pétrole. » Les peuples ne marcheraient pas. Autre exemple, les guerres coloniales, quand la Belgique s'empare du Congo (Zaïre), c'est pour « sauver » les populations locales des esclavagistes arabes. À aucun moment, les gouvernements ne font la guerre pour instaurer l'économie de marché. Il y a une cause humanitaire : libérer la femme afghane des affreux « barbus ». À ce propos, plus personne ne parle du sort des femmes afghanes aujourd'hui.

Radio libertaire : Il faut aussi un monstre en face.

Anne Morelli : D'ailleurs, être le salaud de service est très souvent un statut intérimaire. Regardez Saddam, il a été l'enfant chéri de l'Occident pendant sa guerre contre le diable de l'époque : l'Iran des mollahs. Milosevic était reçu en grande pompe dans toute l'Europe, avant d'être diabolisé et accusé de posséder la troisième armée du monde. Sadam ou Milosevic sont des « salauds », mais tant qu'ils servaient les intérêts du capitalisme, ils n'avaient rien à craindre. Le Kaiser avant la guerre de 14 était respecté. La situation peut aussi s'inverser : d'anciens dictateurs deviennent des partenaires (économiques). Tout est propagande (comme dans 1984), aucun pays n'a de ministère de l'Attaque, mais des ministères de la Défense.

Radio libertaire : Comment les services de propagande utilisent-ils les atrocités de la guerre pour conforter le militarisme ?

Anne Morelli : Les atrocités ne sont que le fait de l'ennemi. En Belgique, pendant la guerre de 14-18, un bobard énorme a circulé : les soldats allemands coupaient les mains des petits enfants. Il a tellement bien marché qu'un milliardaire américain a donné des sommes fabuleuses pour construire des hôpitaux spéciaux pour abriter ces enfants. C'est un bobard qui a servi à la propagande anti-allemande aux États-Unis : « Comment vous, le peuple américain, pouvez-vous rester indifférents au sort de ces enfants mutilés ? » L'objectif était que le gouvernement américain participe à la guerre aux côtés des Britanniques et des Français. En 1990, il y a eu cette pseudo-infirmière qui, à la télévision américaine, décrivait comment les soldats irakiens sont entrés dans une maternité au Koweït, et ont assassiné les nouveau-nés et ont sorti les prématurés des couveuses. Horreur ! Nous avons appris que l'infirmière était la fille de l'ambassadeur du Koweït à Washington et que cette opération a été montée par une agence de publicité. L'essentiel est de créer une émotion, un sentiment de révulsion qui justifie la guerre. La guerre n'a malheureusement pas besoin de ces manipulations pour être scandaleuse.

Radio libertaire : « Nos » soldats n'ont jamais commis d'atrocité !

Anne Morelli : C'est ce que j'appelle le soldat baby-sitter ! J'ai vu dernièrement à Bruxelles une campagne de propagande en faveur de l'armée[[Une campagne similaire était dernièrement sur les murs de nos villes.]]. Que nous dit-elle ? Que nous montre-t-elle ? Des soldats - belges - qui ont des enfants dans les bras, ils leur servent des tartines ou ils donnent des biberons. Pour un peu, on pourrait distinguer des couches dans leur paquetage. Pas une arme n'apparaît. Cette affiche, je l'ai retrouvée pendant la Seconde Guerre mondiale (c'était un Waffen SS), la Première Guerre mondiale et un peu partout sur la terre. James Shea n'a-t-il pas utilisé la notion de dégâts collatéraux pour décrire le bombardement d'un hôpital à Belgrade ? Quand un jeune meurt dans une cité, c'est au pire une « bavure » !

Radio libertaire : Tout ce que tu nous décris pose le problème de la presse et des journalistes.

Anne Morelli : Bien évidemment, nous pouvons dénoncer les liens entre les journalistes et les pouvoirs économiques, politiques… Mais, au-delà d'un conformisme intellectuel ou, comme vous le dites, d'une certaine servilité, je crois que les conditions dans lesquelles ils travaillent, les mettent dans l'impossibilité de recouper l'information ou de faire de l'investigation. La pression du temps, du scoop, les obligent à prendre une info sans avoir le temps de la recouper. Concentration de la presse dans quelques grands groupes. Réduction des effectifs, évidemment, les gouvernements, les militaires, les patrons le savent. Ils leur livrent des informations toutes prêtes à être consommées qui arrivent par fax ou dans des dossiers de presse.

Il y a aussi l'argent. Le gouvernement Bush a ouvert d'énormes crédits afin de lancer une campagne vers les médias. Objectif : donner une meilleure image de la politique des États-Unis vers l'opinion européenne. Des journalistes ont été payés pour faire cette propagande.

Jocelyne, François, Wally, groupe Louise-Michel

Karim,groupe Idées noires