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par Philippe Paraire le 20 septembre 2021

Tout a commencé avec des chansons. Témoignage…

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Article extrait du Monde libertaire n°1830 de juillet/août 2021
Merci à Brassens, à Ferré, à Brel, à Dylan, à Paco Ibanez et aux Rolling Stones

Comment ne pas remercier tous les artistes qui ont dérouté l’enfant que j’étais, de l’ennuyeuse voie royale que le conformisme me promettait ? Je ne parlerai pas seulement en mon nom, mais aussi en celui de beaucoup de ceux qui avaient quinze ans, ou un peu plus, en 1965. Parce que je sais positivement, pour l’avoir vu, que l’évolution de ma conscience et de mon engagement politiques s’est faite avec la découverte de quelques chansons pas forcément toutes « anarchistes », mais libertaires et libératrices, de même que pour mes copains de l’époque. La marque en a été, pour eux comme pour moi, le plus souvent indélébile. Woody Guthrie avait bien eu raison d’écrire sur sa guitare This machine kills fascists (« Cette machine tue les fascistes »).

La France des années soixante, celle de Charles et Yvonne de Gaulle, était un pays où les femmes allaient à la messe voilées et où le mari, qui faisait tant le fier auprès de son épouse qu’il opprimait et de ses enfants qu’il impressionnait, filait droit, tête baissée, casquette à la main, quand la voix du patron tonnait dans les ateliers. Et il ne contestait pas non plus les directives des dirigeants syndicaux marxistes qui lui disaient quoi lire, quoi penser et où défiler, en bon ordre.

Brillantine et "tiens-toi droit !"

Vous avez tous oublié, vous les jeunes, parce qu’on s’est contenté de vous le dire, mais les années 60 en France étaient extrêmement conformistes. L’obéissance était une règle absolue. On mettait des blouses grises aux écoliers, les filles avaient des jupettes plissées et des chaussettes blanches et de stupides sandales de plastique noir brillant. Lorsqu’à la fin de 1966 je laissai mes cheveux couvrir (à peine) mes oreilles, le proviseur de mon lycée de province me demanda un jour « si je voulais ressembler à ces voyous anglais » ! Pour la plupart, vous les jeunes, pour lesquels j’écris, vous confondez la France de 1975 et la France de 1965. Les cheveux longs, la fumette, les jolies filles en jean avec des lunettes rondes, c’était 1975, ça : l’affaire Lip, le Larzac, Malville, etc. Ce monde-là ne pouvait apparaître qu’après que le précédent eut été détruit. Nous, en 1965, on avait sur le dos des anciens de l’Algérie qui crânaient, des curés omnipotents, des professeurs agressifs et autoritaires, et, politiquement, le choix entre de Gaulle, Lecanuet, Mitterrand, et Waldeck-Rochet : ça fait frémir. Une France servile prise en tenaille par des syndicats soit bidons soit à la botte, bossait en silence pour des clopinettes, croyant que ses chefs allaient au moins leur jeter l’os de la croissance, après avoir mangé la viande.

Et ce qui a fait sauter ce tas de merde, ce sont des chansons. Pas croyable, oui, des chansons. J’en suis témoin : des chansons ont libéré nos cerveaux de leurs chaînes, elles ont fait le travail de sape, cassé le barrage, et l’eau a tout emporté.

Personne ne peut imaginer aujourd’hui à quel terrible bourrage de crâne les adolescents de l’époque étaient confrontés. Réussir, être comme les autres, trouver une petite femme ou un petit mari, faire des enfants, bien bosser jusqu’à la retraite, et mourir satisfait. La France de de Gaulle s’était rapidement remise, en silence, des 28 000 hommes perdus en Algérie et encore plus facilement des 600 000 qu’elle avait tués en face. Et les chansons intelligentes étaient censurées à la radio, où l’on entendait des yé-yé idiots essayer de remplacer Luis Mariano et Colette Renard. Les Trente Glorieuses furent des années d’oppression et de soumission, diffusant en permanence le poison dans les têtes.

The answer, my friend...




Mais la révolte couvait : nous avions l’oreille collée aux haut-parleurs des tourne-disques Teppaz, à la recherche d’autres paroles et d’autres sons. Comment vous dire ? J’ai eu l’impression de commencer à vraiment penser en écoutant les chansons de Bob Dylan, Joan Baez, Georges Brassens et de Léo Ferré. Et mes potes aussi. On a appris péniblement la guitare, en autodidactes. D’un seul coup, cet instrument nous a donné une vraie autonomie par rapport au système musical dominant, et aux shows télévisés de Guy Lux, sur la chaîne unique en noir et blanc de la télévision française. On s’est mis à essayer de comprendre Masters of war de Bob Dylan, on a chanté Le déserteur de Boris Vian, on a traduit The times they are a changing et We shall overcome, on a siffloté Strange fruit, cherché les accords de Street fighting man des Stones, appris à chanter Hasta siempre,



on a chanté à tue-tête Les bourgeois c’est comme les cochons. Le poison de la liberté était en nous, ça commençait au marché de Brive la Gaillarde, ça a continué à la prison de l’île de Ré avec Merde à Vauban, de Léo Ferré, on a retrouvé les paroles de La chanson de Craonne, ou des chants de la guerre d’Espagne. Paco Ibanez nous a aidés pour ça, on a galopé avec lui, sur les pavés qu’on a appris à décrocher. L’essence, ce n’était pas pour nos voitures, on n’en avait pas encore. Et on avait des casques, alors qu’on n’avait pas de moto, et des bâtons qui n’étaient pas de pèlerin ; les mouchoirs en toile, c’était pour les lacrymos.
On avait compris que ces chants libérateurs nous demandaient d’agir. Et on l’a fait, on a tué ces stupides années cinquante et soixante assommées par tous ces crétins réactionnaires gaullistes, socialistes et communistes, on a agrandi le champ des libertés à conquérir. De cette époque, je garde l’idée que l’on ne peut rien penser si on ne peut pas le chanter, et qu’on ne peut rien réussir si l’on ne chante pas, ensemble, les mêmes chants de colère et d’espoir.
Pour la nôtre, je dis qu’il faut recommencer à chanter. Pour commencer…

Philippe Paraire

Philippe Paraire est l’auteur de 50 ans de musique Rock (Bordas, 1989) et de Philosophie du Blues (Éditions de l’épervier, 2012). Avec Michael Paraire, de La Révolution libertaire (Éditions de l’épervier, 2008)
PAR : Philippe Paraire
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