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par Bérangère ROZEZ le 17 mai 2021

Sous haute surveillance

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article extrait du Monde libertaire n°1827 d’avril 2021

Surveillé.e.s, nous ? Sûrement pas… Pourtant, régulièrement notre ordinateur – vulgaire machine qui finira trop rapidement dans une recyclerie – nous demande à nous, humains, de prouver que nous ne sommes pas des robots… Alors, surveillé.e.s ? (Le Monde libertaire)




Illustration Lison

Dans cette société hyper-consumériste, il faut rentabiliser le temps. Le temps c’est de l’argent. Profits, placements financiers, investissements, dividendes… Produire quelles que soient les circonstances, « quoi qu’il en coûte » – phrase chère au président Macron –, quoi qu’il en coûte aussi aux travailleurs assujettis, scrutés et surveillés en permanence…

Des ordinateurs et des individus sous contrôle
Depuis le confinement, des entreprises françaises ont fait installer à leurs salarié.e.s en télétravail le logiciel américain Hubstaff qui calcule leur « temps effectif » de travail en enregistrant les mouvements de souris. Le temps du travailleur est comptabilisé minutieusement. La course à la rentabilité n’a pas de prix, sinon celui qu’elle rapporte… Et puis en télétravail, les salarié.e.s seraient sûrement tenté.e.s de faire semblant de travailler, ou de ne pas travailler tout court (…) Surtout garder la mainmise sur la masse salariale qui pourrait avoir l’idée de fuir, ou du moins, d’esquiver le contrôle. L’épier, la cadrer pour que sage, elle exécute conformément aux diktats du système, qu’elle produise davantage, en silence et sans moucheter. Le logiciel mouchard le fait déjà à sa place.

« Une liberté individuelle conditionnée et conditionnelle… est-ce éthiquement acceptable ? »

Les étudiant.e.s. ne sont pas épargné.e.s non plus… Car il faut, on le sait bien, « éduquer » ces jeunes, faire en sorte qu’ils rentrent correctement dans le moule. Alors que bon nombre d’examens de l’enseignement supérieur se sont déroulés à distance, HEC (1) a mis en place un système de surveillance détectant le moindre mouvement des yeux « grâce à » un logiciel filmant chaque candidat chez lui, analysant ses moindres faits et gestes. Si l’étudiant n’acceptait pas ce « contrat » ? Il était automatiquement radié de la session des examens de juin… Près de 300 des élèves d’HEC ont signé une lettre fin mai 2020 contre cette surveillance des examens qu’ils ont jugé intrusive et portant atteinte à leur intimité.
Des étudiants éduqués à « bien penser », des travailleurs conditionnés à « bien travailler ». Des individus sous pression, cadrés et dominés par d’autres, par le biais de truchements technologiques.
Surveillance. Pression. Chantage. Assujettissement. Contrôle. Une liberté individuelle conditionnée et conditionnelle… est-ce éthiquement acceptable ?





Une société sous surveillance est-elle encore une société libre ?
De nos jours sur la toile du web, la plupart de nos données sont trackées et stockées.
Elles le sont d’abord par les services commerciaux en ligne et les fameux GAFA – Google, Apple, Facebook et Amazon –, qui appliquent une forme de « capitalisme de la surveillance ». Leur objectif est d’amasser le plus de données sur les utilisateurs afin de les profiler et de fournir ces informations aux annonceurs publicitaires.
Le second niveau de surveillance a été révélé par Edward Snowden (2) en juin 2013, démontrant que la NSA et ses alliés opèrent dans l’ombre des surveillances de masse – de tous les individus n’importe où dans le monde. Des surveillances qui passent par les communications téléphoniques ou les connexions internet. Les révélations d’Edward Snowden ont montré que les collectes massives d’informations par la NSA, concernant des citoyens du monde entier, dépassaient le cadre de la lutte nécessaire contre le terrorisme ou contre les autres risques géopolitiques. Et la tentation est grande de transposer cette surveillance dans d’autres domaines…
Une société sous surveillance, c’est le point de départ d’un État de contrôle, policier et totalitaire. Des philosophes se sont déjà penchés sur la corrélation entre l’omni-surveillance et la limitation des libertés individuelles. Dans son ouvrage Surveiller et punir, Foucault dépeint une société repliée sur elle-même, semblable à une prison dans laquelle un seul et unique gardien parvient en permanence à surveiller tous les individus en même temps. Et il écrit : « De là, l’effet majeur […] : induire […] un état conscient et permanent de visibilité qui assure le fonctionnement automatique du pouvoir. Faire que la surveillance soit permanente dans ses effets, même si elle est discontinue dans son action ». Une surveillance extrême qui pourrait aboutir à une sorte de formatage de l’être humain et à la pensée unique…
Tout connaître, tout filtrer, tout enregistrer des activités des individus. C’est l’idée du « panoptisme » du juriste réformateur et philosophe britannique Bentham (3) (1748-1832) : appellation dont l’étymologie grecque traduit l’idée de « voir partout ». C’est la conception d’une société garantissant l’inculcation forcée du point de vue utilitariste, fondée sur le principe de discipline sociale et de contrôle le plus pénétrant au cœur même de l’individualité de chacun. C’est faire du droit un instrument de contrôle social, et légitimer une institution à caractère limitante et oppressante, voire répressive.
L’universalisation panoptique du pouvoir assure sa totale dématérialisation. Ainsi délocalisé, le pouvoir obéit à une dynamique auto-entretenue dont personne n’a plus la maîtrise. Le dispositif dans toute sa technicité, génère, de façon strictement nécessaire et mécanique, une situation sociale où chacun surveille les autres, est surveillé par eux, et finalement se surveille lui-même.
Où l’on voit se profiler les contours d’une société ultra-sécuritaire dans laquelle les individus enfermés et renfermés n’auront plus le choix de penser et d’agir, s’interdisant de faire, de réfléchir et de dire, scrutant les moindres faits et gestes de leurs voisins…

Des données enregistrées et financiarisées : une fausse liberté « achetée » ?
En apparence, le stockage des données semble gratuit… On hésite, puis finalement on est tenté d’aller sur tel site, on entre quelques données personnelles en apparence « banales », on clique, ça n’engage à rien puisqu’on ne paye rien. Erreur.
Ces services en ligne, en apparence gratuits, sont en réalité financés par le profilage des utilisateurs. Ces derniers troquent en quelque sorte leurs données personnelles contre un service facile, dévoreur d’identités... Si l’on prend l’exemple de Facebook sur téléphone portable, les utilisateurs lui donnent accès à toutes les données de leur smartphone de façon tout à fait légale, contre un service qui coûte au réseau social à peine 6 dollars par an et par individu... Cet échange « données contre service » apparaît complètement démesuré et disproportionné, et fait croire aux personnes que le service obtenu est gratuit. Plus nous naviguons, réagissons, commentons sur les plateformes numériques, plus elles améliorent leur ciblage. Le modèle économique de ces réseaux « non payants » repose précisément sur la collecte de données pour vendre de la publicité.

« Que peut être une liberté surveillée sinon une aliénation ? »

Les nouvelles technologies et les nouveaux outils de mesure via l’intelligence artificielle – dont les objets connectés et les interfaces vocales font partie – évoluent vers une captation grandissante des affects. Les émotions marquent les esprits dans un monde où nous sommes sur-sollicités et débordés d’informations, et deviennent le terrain de jeu des géants du numérique, des acteurs du marketing et de la data, comme en témoigne le lancement récent de Halo, bracelet créé par Amazon qui promet de mesurer les émotions. A l’appui d’évolutions technologiques, nos réactions émotionnelles – nos joies, nos peurs, nos colères qui auparavant étaient de l’ordre de l’intime – sont détectées, sondées, analysées, évaluées puis exploitées. Les neurosciences le confirment : plus l’expérience émotionnelle est importante, plus elle a de chance d’être mémorisée. Utile pour créer de l’adhésion à un produit, une entreprise, un politique ou une actualité. Tout en donnant des recommandations pour reprendre le contrôle, ces nouvelles technologies qui reposent sur des mécanismes de récompense pour capter l’attention et générer davantage de données, peuvent se révéler ainsi manipulatrices, en fonction des usages qui leur sont faits.
Quand il n’y a pas d’argent en jeu, on pense à tort qu’on ne peut être ni trompé, ni perdant. Leurre. En réalité on perd toutes nos données nous appartenant. Sans possibilité de les récupérer.
L’on croit être libre alors que l’on est sous contrôle invisible… Que peut être une liberté surveillée sinon une aliénation ?

Du musellement individuel au domptage collectif
Ne pas laisser les idées nouvelles se confronter, ne pas les laisser se diffuser… Surveiller, museler… Les applications pour maintenir les foules dociles se multiplient. Haute surveillance généralisée 2.0. Ce sont les plébéiens que l’oligarchie autoritaire veut dompter et soumettre avec son déploiement de lois liberticides et de traçages numériques.
Objectif étatique : contrôler les masses et restreindre, voire annihiler la liberté d’expression.
Mépris et défiance d’en haut à l’égard du « petit peuple », les misérables d’en bas qui ne sont rien ou si peu.
Or, c’est bien au peuple qu’il est fondamental de faire confiance. Ce n’est pas du sommet de la pyramide que viendront les solutions. Seul le peuple a les capacités de changer les choses, dans une coopération bienveillante hors des systèmes pesants d’une bureaucratie jupitérienne dévoreuse de libertés.
L’avenir est aux gens de la base, à ceux qui choisiront la solidarité et l’entraide pour une société juste et équitable où les enjeux ne seront ni le flicage ni la rentabilité, mais où il sera question simplement de vivre ensemble, en toute liberté.

« Le seul moyen d’affronter un monde sans liberté est de devenir si absolument libre qu’on fasse de sa propre existence un acte de révolte. » (Albert CAMUS)

Bérangère ROZEZ

1) https://www.francetvinfo.fr/societe/education/admission-post-bac/video-telesurveillance-des-examens-hec-enregistre-les-mouvements-des-yeux-de-ses-etudiants_3990953.html
2) https://fr.wikipedia.org/wiki/Edward_Snowden
3) https://www.cairn.info/revue-francaise-d-histoire-des-idees-politiques1-2004-1-page-3.htm

Bibliographie :
Surveiller et punir de Michel Foucault (Éditions Gallimard, 1975)
Sur le panoptisme de Jeremy Bentham de Guillaume Tusseau dans Revue Française d’Histoire des Idées Politiques 2004/1 (N° 19)
Un monde sous surveillance : Edward Snowden en 7 émissions
(Https://www.franceculture.fr/numerique/un-monde-sous-surveillance-edward-snowden-en-7-emissions)
PAR : Bérangère ROZEZ
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1

le 18 mai 2021 10:18:28 par Luisa

- « Le progrès technique est comme une hache qu’on aurait mis dans les mains d’un psychopathe. » - Albert Einstein

2

le 18 mai 2021 10:42:59 par Luisa

Sincèrement, je me demande qui est le plus inquiétant : les psychopathes qui nous surveillent continuellement où les crétins finis qui l’ignorent
Encore bien sincèrement, je pense que ce sont les deux ! Ce n’est pas très réjouissant je sais .....

3

le 15 juin 2021 15:02:35 par claudio

Quelles solutions pour éviter l’espionnage de masse pratiqué de toutes parts?
D’ailleurs y a t-il une vraie solution ?
Étonnement, il n’est pas fait mention des cartes de crédits, des bornes de téléphone portable qui sont autant de moyens de connaitre les habitudes de consommation pour les premiers et de déplacement pour les autres.
Doit-on en revenir à l’âge des Amishs chère au Président Micron?
Doit-on poursuivre en n’utilisant plus ces moyens ?
Bref ... difficile est la solution comme dirait Yoda