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par Christophe De Mos le 19 avril 2021

Mars 1886 : révoltes ouvrières en Wallonie

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Article extrait du Monde libertaire n°1826 de mars 2021
La Wallonie, dans le dernier quart du XIXe siècle, constitue la partie la plus industrialisée et la plus prospère du jeune royaume de Belgique. Le pays compte d’ailleurs parmi les nations les plus avancées en matière de développement du capitalisme industriel. Le suffrage universel n’existe pas, c’est le suffrage censitaire qui prévaut (116 000 « repus » contre 5 à 6 millions « d’esclaves »). Quelques ébauches de protection sociale ont vu le jour, fruits des revendications et de l’organisation de la contestation au sein du monde ouvrier. Les classes dirigeantes entretiennent l’illusion d’un climat social apaisé. Les anarchistes, considérés comme des agitateurs et soupçonnés de complot contre l’État, sont dans le viseur des dirigeants.

Au cours de l’année 1885, la répression a posé sa grosse patte sur le mouvement anarchiste, du côté de Bruxelles. Une descente de police de grande envergure a eu lieu au mois de juillet, rue Notre-Seigneur, très disproportionnée eu égard aux résultats. On ne découvre pratiquement rien qui démontre une menace émanant des milieux anarchistes contre la Sûreté de l’État. N’empêche, plusieurs anarchistes étrangers sont expulsés, déforçant ainsi le mouvement dans la capitale belge. Les animateurs bruxellois dudit mouvement, Monier, Govaerts, Stuyck, Wysmans, entre autres, commencent à tourner leurs regards vers la Wallonie.

Le 10 janvier 1886, un meeting se tient à Liège. Il est organisé par le groupe anarchiste liégeois, à l’instigation d’Edouard Wagener, Jean-Joseph Rutters et François Billen. Wagener a un passé de révolutionnaire déjà chargé. Admirateur de Bakounine, il a été sous-officier mais rétrogradé, il finit par quitter l’armée. Tour à tour négociant, commissionnaire, fabricant de chaises, on le retrouve cabaretier en 1881, au Rivage à Herstal, une ville du bassin industriel liégeois. La même année, il prend la présidence de la fédération liégeoise de l’AIT, répondant au doux nom des « Va-nu-pieds ». Il semble faire partie des quelques-uns qui lancent, au début de l’année 1886, le Cercle des anarchistes de Liège. Débuts en fanfare pour le groupe liégeois, qui organise le 10 janvier un premier meeting : « Pourquoi nous sommes révolutionnaires, pourquoi nous sommes anarchistes ». En février, le groupe annonce qu’il va organiser des réunions hebdomadaires. Dans la foulée, des groupes se constituent dans les villes de Tilleur, Jemeppe et Flémalle, toujours le long du bassin mosan. Verviers, la « ville lainière », non loin de Liège, est dotée d’une implantation anarchiste plus ancienne, notamment autour du cercle L’étincelle. Bruxellois et Verviétois soutiennent leurs compagnons liégeois en envoyant des orateurs prendre la parole lors des meetings.




Peu avant le 18 mars 1886, le groupe des Liégeois annonce l’organisation d’un défilé suivi d’un grand rassemblement, à l’occasion des 15 ans de la Commune de Paris. L’appel est signé des noms de Rutters et Billen. Il est placardé sur les murs et l’on y lit : « Continuerons-nous à laisser nos femmes et nos enfants sans pain quand les magasins regorgent des richesses que nous avons créées ? Laisserons-nous éternellement la classe bourgeoise jouir de tous les droits ? » Pour autant, les anarchistes craignent que leur initiative ne rencontre guère de succès, au point qu’ils prévoient d’emblée un « plan B » si les participants ne se pressent pas au portillon… Les autorités communales, de leur côté, ne prennent guère au sérieux ce qu’ils considèrent comme les rodomontades de quelques factieux isolés. Aussi le dispositif policier prévu par le bourgmestre-sénateur Julien d’Andrimont est-il relativement modeste.

Le 18 mars au soir, ô surprise… la place Saint-Lambert, au cœur de la cité ardente (Liège) est noire de monde. Deux à trois mille manifestants se sont rassemblés : des hommes, des femmes, des enfants, mineurs, ouvriers, venus de Liège et des alentours, de Verviers, mais aussi des Flamands, des Allemands… Il y a de la fièvre révolutionnaire dans l’air. Le peuple est en colère, car la crise est sévère. Les possédants se plaignent, pourtant ce sont tous ces « meurt-de-faim » qui en subissent les conséquences : les journées de treize heures sont leur lot et la paye diminue régulièrement. L’hiver est rude cette année-là et le spectre du chômage hante les rangs ouvriers. Le défilé doit conduire le cortège jusqu’à la place Delcourt, en Outremeuse, au Café Le National, où les orateurs doivent prendre la parole. Sur le trajet, les chants fusent, on entend des « Vive la révolution !», des « Morts aux bourgeois !», des « Vive l’anarchie ! ». Autant dire que la température monte d’un cran en passant devant les vitrines des quartiers chics. Wagener se hisse sur les épaules d’un compagnon et harangue la foule : « Qui a produit ces richesses ? C’est vous, c’est l’ouvrier ! Vous les faites et vous n’en jouissez pas ! Vous mourez de faim avec vos femmes et vos enfants et vous laissez là toutes ces richesses... C’est que vous êtes des lâches ! » C’est l’étincelle qu’il faut pour mettre le feu aux poudres. Des vitrines sont brisées, on assiste à des scènes de pillage.

Pendant ce temps, le bourgmestre est en train de se taper des huîtres au cours d’une réception donnée en l’honneur du musicien Franz Liszt. Bientôt, les agapes sont interrompues par le tumulte d’une foule en colère qui s’est massée devant l’Hôtel de Ville. Un peu partout en ville, des foyers insurrectionnels inquiètent les bons bourgeois. Les autorités font intervenir en catastrophe un bataillon de gendarmerie tenu en réserve. Quarante-sept arrestations vont clôturer ce premier spasme insurrectionnel. Wagener lui-même, rentré tranquillement chez lui en train vers 22 heures, est arrêté le lendemain au saut du lit. Le surlendemain, le calme est revenu dans la cité ardente.

Il semble bien que la caste des possédants ait été incapable de détecter la capacité d’initiative des masses populaires. Le plus flagrant indice se fait jour si l’on considère que les quelques anarchistes organisés seront eux-mêmes pris de court par la tournure des événements et n’auront pas réussi à tirer parti de ce vent de révolte. C’est l’avis de l’anarchiste allemand Johann Neve, qui séjourne dans la région à la même période : « Je vous assure, écrit-il à Victor Dave, que s’il y avait eu un homme intelligent à cette manifestation, les insurgés auraient été les maîtres de la situation en deux heures de temps et les choses auraient pris une autre tournure. » Entre échauffourée et insurrection, les événements ont un avant-goût de révolution sociale manquée. Si ce n’est que la colère s’étend et déborde les limites de la ville de Liège proprement dites.



Peinture de Robert Koehler

En effet, à quelques kilomètres de Liège, à Seraing, des tensions se sont élevées entre les mineurs et la direction du charbonnage de la Concorde (Jemeppe). Les mineurs - les houilleurs - entrent en action le lendemain de l’émeute liégeoise, sans lien direct d’organisation avec elle. Des tracts anarchistes sont diffusés le 19 mars et, dans un premier temps, la situation reste calme. Le lendemain, en revanche, c’est jour de paye et les houilleurs cessent le travail, de Tilleur à Flémalle sur la rive gauche de la Meuse, et d’Ougrée à Seraing sur la rive droite. Les revendications tiennent en peu de mots : augmentation des salaires, réduction du temps de travail et amélioration des conditions de travail. Eu égard aux événements de l’avant-veille à Liège, du côté des autorités, on est échaudé ! Le couvre-feu est instauré dès le 20 mars. Le dispositif mobilisé est considérable. En plus des forces de gendarmerie, le gouverneur provincial sollicite l’envoi de troupes : bataillons et escadrons convergent vers le bassin houiller. Les bords de la Meuse fourmillent de bonnets de gendarmes à poil (ou de bonnets à poil de gendarmes, sur ce point, les avis divergent)... C’est un véritable état de siège ! Dans un tel climat, les tensions montent. Des petites échauffourées éclatent, des bris de vitrine, des dégradations de biens matériels. Finalement, les premiers coups de feu sont tirés par la troupe et les premiers blessés tombent.

« La grève au pays de Liège eut la violence, mais aussi la courte durée d’une bourrasque », dira l’historien Van Kalken. C’est que la répression allait s’avérer très dure, en termes de peines de prison. La grève constitue toujours à cette époque une action illégale. Une quarantaine de prévenus se retrouvent condamnés, dès le 24 mars, à des peines allant de quatre à seize mois, pour avoir pris part à « l’affaire des anarchistes du 18 ». C’est sans doute aussi le manque de ressources des grévistes qui eut raison de leur entreprise. Sur les revendications des ouvriers, comme il se doit, les patrons des charbonnages vont par ailleurs demeurer inflexibles.

Au premier regard, il s’agit d’une série d’émeutes à caractère insurrectionnel et de grèves ne répondant à aucune stratégie concertée. Les événements n’ont a priori aucun lien entre eux. Mais si l’on considère les choses du côté des détenteurs de la violence légale, gouvernants et possédants furent prompts à mobiliser des moyens impressionnants, lorsqu’ils prendront la mesure de ce qui menaçait de se dérouler. On peut bien parler d’une « grande peur » de la bourgeoisie d’affaire en 1886… et du moment où le monde ouvrier, en Wallonie, prend conscience de sa capacité à transformer ses conditions de vie et de travail en résistant à l’oppression. L’épisode liégeois constitue le premier acte d’une pièce dont les suivants allaient se dérouler un peu plus à l’ouest, à Roux, notamment, du côté de Charleroi.

PAR : Christophe De Mos
Groupe Ici & Maintenant Belgique
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le 12 mai 2021 16:04:21 par raspoutinix

merci de belgique, charleroi de la part d’un anarchiste depuis près de 30 ans qui n’avait pas connaissance de tous ces faits