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par Louis janover le 19 février 2022

Félix Pyat, polémiste parmi nous

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Comme introduction biographique, et pour éclairer le lecteur sur qui fut Félix Pyat, il suffit de reprendre les termes des charges retenues contre lui lors de son procès au lendemain de la Commune :
« JURIDICTION MILITAIRE
3e CONSEIL DE GUERRE DE LA PREMIÈRE DIVISION MILITAIRE (séant à Versailles)
Présidence de M. le colonel DULAC
Séance du 28 mars 1873 AFFAIRE DU SIEUR FÉLIX PYAT, MEMBRE DE LA COMMUNE. – ATTENTAT CONTRE LE GOUVERNEMENT. – COMPLICITÉ DANS L’ARRESTATION ET L’ASSASSINAT DES OTAGES, LA DÉMOLITION DE LA MAISON DE M. THIERS ET DE LA COLONNE VENDÔME.
– CONDAMNATION À MORT.
Le 3e conseil de guerre jugeait aujourd’hui par contumace Félix Pyat, l’un des membres de la Commune, accusé :
1. D’avoir dirigé les bandes qui ont commis en mars, avril et mai 1871, à Paris, les crimes mentionnés aux articles 87, 88, 91 et 96 du Code pénal ;
2. De s’être rendu complice de l’arrestation et de l’assassinat des otages en mai 1871 et de la démolition de la maison de M. Thiers et de la colonne Vendôme, en votant les décrets au moyen desquels ces crimes ont été commis. Crimes prévus par les art. 59, 60, 302, 311, 342, 357 et 4 37 du Code pénal.
Le casier judiciaire de Félix Pyat est un véritable résumé chronologique de tous les événements qui ont bouleversé la France, et l’on peut dire sans exagération que depuis un quart de siècle, la main de cet homme se retrouve dans toutes les révolutions, dans toutes les agitations qui ont troublé et ensanglanté la France.
»

Peut-on trouver meilleur résumé chronologique de toutes les répressions et contre-révolutions qui ont troublé et ensanglanté la France ? Ce qui est au premier abord déconcertant dans cette condamnation, c’est qu’elle inverse le sens des responsabilités, et ne dit mot de « la main » par laquelle ont été commis des crimes qui se retrouvent dans toutes les contre-révolutions, dans toutes les répressions qui ont troublé et ensanglanté la France.

Le texte de Félix Pyat sur la présidence nous ramène à la question centrale : quel régime politique pouvait prendre corps à la suite de la défaite des Journée de Juin et de la répression qui a noyé la Commune dans le sang et ouvert la voie à la IIIe République. C’est ce à quoi Félix Pyat nous permet de répondre, mais pas seulement, car les textes rassemblés sous le titre « Contre la présidence » ne sont pas sans susciter notre étonnement. Ils semblent qu’ils parlent de notre propre système de représentation, et avec un degré de réalisme tel que l’on pourrait croire Félix Pyat parmi nous, prenant pour cible la présidence et la constitution qui lui a donné ce pouvoir de nuisance.

« Un président, au contraire, un président nommé, comme le veut le projet de constitution, par la majorité absolue des suffrages du peuple, aura une force immense et presque irréversible. Une telle élection est un sacre bien autrement divin que l’huile de Reims et le sang de saint Louis. L’homme ainsi investi de cette magistrature, s’il est ambitieux, et il ne faut pas tenter Dieu encore moins l’homme, le président, enfin, pourra dire à l’Assemblée : “ Je suis plus que chacun de vous, autant et plus que vous tous. Chacun de vous n’a été élu que par un département, non par la France ; chacun de vous n’a été élu que par la majorité relative, et moi à la majorité absolue ; vous n’êtes, en fait, que les neuf centièmes du peuple, je suis, à moi seul, le peuple entier ; tous ensemble vous avez moins de votes que moi ; j’ai six millions de suffrages ; je vaux, à moi seul, plus que toute l’Assemblée ; je représente mieux le peuple, je suis plus souverain que vous”. »

C’est cette continuité dans le mode politique de domination qui éclaire d’une certaine manière les fondements économiques de notre contrat social, les raisons pour lesquelles le système politique a toujours eu pour but de maintenir l’exploitation de l’immense majorité dans l’intérêt d’une infime minorité. Rousseau ne dit-il pas l’essentiel quand il déclare : « Résumons en quatre mot le pacte social des deux états. Vous avez besoin de moi, car je suis riche et vous êtes pauvre : faisons donc un accord entre nous : je permettrai que vous ayez l’honneur de me servir, à condition que vous me donnerez le peu qui vous reste, pour la peine que je prendrai de vous commander. »
Comment s’opère ce commandement ? Félix Pyat nous montre le personnel sur qui pèse cette peine, d’opérer ce commandement en le maquillant en service de l’État ! Rien de nouveau sous le soleil, sinon que le tableau qui s’offre à nous illustre de manière plus caricaturale qu’en son temps les vices et le manque de vertu des captateurs de cet honneur suprême ; et que les différentes strates du politique forment une véritable domesticité destinée à donner au pauvre le sentiment que son obéissance relève de la servitude volontaire, et que la course aux honneurs et aux places de ces détenteurs de la représentation républicaine est le paiement de la peine prise pour le commander. La charité politique a ceci de particulier qu’elle réclame salaire et honneur, et mansuétude pour les serviteurs que leur fonction aurait amené à écorner quelques principes déclarés.

Le pouvoir politique s’est élevé sur ce fondement inchangé, d’où le sentiment d’assister à une même représentation, sur une même scène et avec de mêmes dialogues. Les costumes changent et les noms des acteurs. Mais c’est toujours sur le même mode d’exploitation que s’élève le pouvoir politique si bien que Félix Pyat nous montre que le passage de la monarchie à la république n’a en rien changé la nature de la tyrannie qui s’exerce sur le corps social. Et voici comment Félix Pyat définit ce rapport :

« Le président, chez nous, tendrait à résumer, à concentrer, à absorber tous les pouvoirs, à représenter, à personnifier, à incarner le peuple, à faire de la République une vraie monarchie. Le danger, en France, il est dans la concentration […]. Singulier peuple que nous sommes ! Nous savons conquérir la liberté, nous ne savons pas la garder ! Ajoutez le mot héréditaire au président de votre constitution, et vous avez un roi véritable, un roi du passé ; bref, c’est un roi électif, encore plus à craindre même, je l’ai prouvé, qu’un roi héréditaire, un roi élu pour quatre ans, quand on ne l’est que pour trois ; c’est un pouvoir rival, jaloux, qui viendrait encore parler de ses droits à côté des vôtres, quand il n’a que des devoirs vis-à-vis de vous ; qui répondra à vos interpellations par les questions pendantes et les faits accomplis ; qui pourra enfin, s’il le veut, gouverner contre vous et sans vous. » Que nous décrit ici Félix Pyat, sinon le caractère monarchique que la République tient en réserve — et l’on peut ajouter un chiffre au numéro, se profile toujours la silhouette du souverain par la grâce du peuple.

Que voit-on apparaître dans le paysage politique que brosse Félix Pyat ? Des figures qui sont celles de notre temps. Voici quelques remarques que nous tirons des textes réunis sous le titre « Contre la présidence », et qui résument la pensée critique de Félix Pyat.

« — La France a voulu la République une et indivisible politiquement et matériellement.
Qu’a-t-elle maintenant ?
La République est divisée de fond en comble, par sa constitution, une charte royale qui fait, je le répète, de cette République une royauté et de son président un roi… Oui, un roi avec tous ses inconvénients, moins ses avantages, si avantages il y a, sans fixité, puisqu’il est transitoire, stimulant les ambitions, invitant les prétentions, tout député veut être ministre et tout ministre président.
Nous avons une cour à l’Elysée avec bals, festins, réceptions du Jour de l’An et meute des valets dont les souliers coûtent 25 000 francs par an.
La présidence est en effet une dernière souche royale donnant tout le poison de la royauté. Qui veut l’arbre veut le fruit ! Elle possède tout l’attribut monarchique, palais, liste civile, maison militaire, droit de grâce, pouvoir législatif avec l’exécutif, toute la puissance de la royauté héréditaire, plus encore, parce qu’elle est élue, inviolable, irresponsable, elle et les siens, couvrant non seulement le président, mais encore sa dynastie.
»

Qu’ajouter à cette remise en cause de la fiction du système démocratique, sinon un fragment où Pyat fait entendre la voix du peuple telle qu’elle résonne à ses oreilles :
« Maintenant qu’en dit le peuple de Belleville ? Le peuple, qui paye le président ! L’expérience de toutes présidences est faite, celle par l’Assemblée ou celle du plébiscite ; celle de Grévy ou celle de Bonaparte. Elles se valent. Toutes deux aboutissent à la honte et à la ruine, au vice et au crime, à la boue et au sang, au déshonneur de la France et au massacre du peuple, à la mort de la République. »

Il faut ici ajouter ce que Pyat n’aborde pas dans ces écrits pamphlétaires, et qui pourtant va éclairer tous les changements auxquels il lui sera donné d’assister : ils ne prennent un sens historique que par ce rappel. Le capital dominait déjà la société et rivait à ses besoins la politique, de sorte que la révolte faisait entendre les voix et les revendications de la condition ouvrière et que la politique répondait aux exigences nouvelles de la domination selon le principe que domination et exploitation ne sont qu’une seule et même idée et donnent à la servitude son caractère particulier.

Félix Pyat avait le génie d’un critique à l’aise pour démontrer et dénoncer les abus et les falsifications du discours politique. Auteur de théâtre, ami d’Eugène Sue, il savait mettre en scène le pouvoir démocratique pour en moquer les mensonges et les supercheries. Et ce qui défile devant nos yeux n’est autre que notre monde, ce qui montre l’acuité de son regard critique.

La phrase qui clôt le texte que Séverine lui consacrera au lendemain de sa mort résume bien le caractère humain flamboyant de son œuvre et en trace le cercle :
« Pyat défendit les pauvres, aima les chiens, les roses, les femmes — que la terre lui soit légère. »

Louis Janover

Contre la présidence et autres écrits pamphlétaires. Félix Pyat. Textes présentés par Guy Sabatier. Editions Non Lieu, Paris, 2022.


PAR : Louis janover
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